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Jaune rage [portfolio]

Gilets-jaunes

Lien publiée le 2 décembre 2018

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Samedi dernier, 24 novembre 2018, une émeute populaire des très hétéroclites gilets jaunes, contre la vie chère et le gouvernement Macron, a mis à sac l’avenue des Champs-Élysées. Un reportage photo signé Cyrille Choupas. [Attention : image choquante à la fin]

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Photoreportage inédit pour le site de Ballast

Samedi dernier, 24 novembre 2018, une émeute populaire des très hétéroclites gilets jaunes, contre la vie chère et le gouvernement Macron, a mis à sac l’avenue des Champs-Élysées. Un reportage photo signé Cyrille Choupas. [Attention : image choquante à la fin]


Il a été frappé par les forces de l’ordre : genoux à terre sur le pavé de la capitale, sa colère le maintient encore, main crispée sur son gilet jaune. Il paraît n’avoir plus rien à perdre. Si cette journée avait un regard, il va sans dire que ce serait celui de cet anonyme.

De mémoire de manif’, du jamais vu : pour cause, c’est une émeute. L’Arc de Triomphe s’élève ; un hélicoptère survole la zone. Pas vraiment nos quartiers… J’alpague au hasard trois gilets jaunes : chacun a ses attentes et ses désaccords, mais, au fond, « C’est la thune ! ». Et Macron, bien sûr. Et le boulot. On enjambe des poutres. La foule est fragmentée, désordonnée ; la situation plus que confuse. Un attroupement, plus loin : « C’est le peuple en colère. Y a pas de partis ! Nous, ce qu’on veut, c’est l’augmentation du Smic », ils répondent. Le coût de la vie, le prix de l’essence, les découverts, la bouffe. L’un d’eux lâche : « On travaille juste pour survivre, on arrive même pas à vivre. » Jérémy, Alex et Djimil me disent être des « anticapitalistes » convaincus. Abstentionnistes, même, face à « l’impuissance des politiques ».

Ça récupère les chaises de la boulangerie Paul, les barrières de chantier, ça construit rambardes, fortifie barricades. Ici, ça dépave de la chaussée ; là-bas, ça essaie de déplacer en vain une glissière en béton armé. Pas de « casseurs » en minorité : tout le monde y met du sien… Puissance de la foule, communauté des corps en action. Cris à la cantonade, entraide à tour de bras.

Où sont les cortèges ordinaires, disciplinés, en ordre d’une bataille qui jamais n’advient ? Ce mouvement, à l’image des discours qu’il formule, n’a ni queue, ni tête : une forme singulière sans centre ni périphérie. L’air humide est saturé par les lacrymos et la fumée ; nous naviguons à vue entre les détonations, les discussions improvisées, les barricades et les Marseillaises lancées à la gueule des flics.

Un type nous dit : malgré son entreprise, il ne s’en sort pas. Pourtant, il joue le jeu ! Tous les matins, debout 5 heures. « Je paie mes impôts, moi ! » Entendre : contrairement aux riches. Mais il ne gagne pas assez pour aider ses parents : « Ça coûte 38 000 euros à l’année, les Ehpad, comment tu veux que je fasse ? »

Faire reculer les CRS semble être désormais le principal objectif d’une foule qui se rassemble pour mieux l’atteindre. « Macron démission ! » s’est imposé comme unique mot d’ordre. Un canon à eau crache. Un carré de manifestants hurle « CRS, avec nous ! » tandis qu’un autre, seulement trois mètres derrière, entonne « CRS, assassins ! ». Les émeutiers se réagrègent après chaque dispersion. « Ils chargent », on entend d’un coup. Et tout le monde de courir.

Des manifestants se dispersent dans les rues adjacentes. À ma gauche, quelqu’un crie : « Venez ! On va prendre les flics par le côté, on va les niquer ! » Un homme me confie qu’il se dit qu’il y a comme une malédiction lorsqu’il regarde ses enfants : un truc qui doit se transmettre de génération en génération, sale guigne qui te colle à la peau. « On s’en sortira jamais. » Ce gilet est devenu un drôle d’étendard œcuménique ; à l’œil nu, toutes les différences semblent subitement abolies une fois ce jaune pétard sur le dos. Les façades de l’avenue sont recouvertes de slogans autonomistes et libertaires ; un petit groupe met à terre une grille de chantier pour renforcer une barricade ; un jeune gars, lunettes de piscine vissées au visage, drapeau tricolore en guise de cape, émerge de la fumée.

Un blessé est conduit par un groupe de manifestants en direction des pompiers, applaudis — tir de Flash-Ball. Un gars lui dit « courage ». Je lui demande s’ils se connaissent, il me répond « depuis cinq minutes ». Une infirmière me tend un masque, un petit vieux distribue du sérum physiologique pour les yeux, un jeune offre à boire. Détonations, encore et partout.

On commence à ne plus rien y voir, sur la « plus belle avenue du monde ». Je croise une femme, la soixantaine : elle est venue de loin, elle aussi, de Moselle, par solidarité avec ses amis et ses voisins. Ils n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Elle évoque « l’État et ses dépenses » puis, non sans hésitation, la générosité publique à l’endroit des migrants. « Il faut fermer les frontières », elle conclut un peu gênée, avant de refuser de me donner son prénom. Première phrase d’extrême droite que j’entends ici.

Des camions arrivent en renfort. Il est 17h30, la nuit tombe.

Les flammes des scooters, des palettes et des chaises cramés deviennent autant de phares sur les Champs-Élysées. Des groupes s’agglomèrent autour de la chaleur. Les sirènes hurlent au loin. Un groupe de Bretons, drapeau brandi, me raconte la précarité généralisée et la fatigue, celle de vivre en permanence sous la ligne de flottaison. Ils étouffent. Sans étiquette aucune, visiblement déçus par la totalité des corps intermédiaires. « Les médias » en prennent pour leur compte. Il y a dans leurs mots un sentiment de trahison mâtinée de frustration.

On les aurait presque oubliés : il y a des gens qui l’habitent, ce quartier. C’est maintenant l’heure de la sortie du travail. Les touristes semblent totalement effarés par la situation. En repassant devant le Fouquet’s, je m’étonne qu’il soit encore debout (de même pour le concessionnaire BMW). Force est de constater que personne, ou presque, n’a touché aux vitrines.

L’étau se resserre autour des manifestants. Tirs, gaz, panique. On se dirige vers l’avenue Franklin-D.-Roosevelt. Des cris : « Un blessé ! Un blessé ! Appelez les pompiers ! » Je m’approche. Il y a du sang partout. Un gamin en état de choc. Il a 21 ans (on l’apprendra plus tard) et une grenade tirée par les forces de l’ordre vient de lui arracher une partie de la main. Sa mère se tient à ses côtés. Mon regard croise celui de son fils. Il brandit soudain sa main en l’air : j’immortalise ce geste un peu fou — tous deux nous autoriseront à publier cette image, future archive de la contestation contre le régime Macron-Philippe.

Je cours vérifier l’adresse pour qu’on puisse informer collectivement les pompiers. Croise une jeune bourgeoise traversant les lacrymos ; surréaliste ; j’appuie : cette fumée a l’allure d’un mur entre deux mondes.