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Action directe. Les premières années. Entretien avec Aurélien Dubuisson
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/action-directe-entretien-dubuisson/
Aurélien Dubuisson est doctorant en histoire. Il a notamment publié Action Directe, les premières années (1977-1982), Libertalia, 2018. Il est également l’auteur d’un guide de lecture sur la lutte armée en Europe occidentale pour la revue marxiste Période.
Comment en es-tu venu à t’intéresser à Action Directe et, plus globalement, à la lutte armée en Europe occidentale ?
Pour répondre à cette question, je vais devoir faire un peu d’égo-histoire. J’avais deux ans lors de l’interpellation de Jean-Marc Rouillan, Nathalie Menigon, Joëlle Aubron et Georges Cipriani. Je n’ai donc aucun souvenir de ces événements et, d’une manière générale, de toute cette période. Pour autant, très jeune je connaissais déjà le sigle Action Directe. Ma mère était une employée de bureau syndiquée à la CGT. Elle militait de façon tout à fait classique et n’a, à ma connaissance, jamais eu recours à des méthodes violentes lors des conflits sociaux qui traversaient régulièrement son entreprise. Elle n’a jamais bénéficié d’une formation politique et, dans la petite ville du nord où elle réside, elle subissait l’hégémonie du PCF. Elle n’a donc jamais été confrontée à l’Autonomie ouvrière et aux nouvelles formes d’expressions politiques apparues dans l’après 68. Malgré tout, lorsqu’une grève éclatait, elle répétait régulièrement qu’un groupe comme Action Directe pourrait être un recours à la léthargie des syndicats. Évidemment, je ne comprenais pas où elle voulait en venir, mais dans ses mots, AD se présentait comme une alternative. Quelques années plus tard, j’ai relevé les mêmes paroles dans un film de Jan Bucquoy sorti en 1998[1]. Le réalisateur filme des ouvriers en grève dans une usine Renault en Belgique et dix ans après l’arrestation des derniers militants d’AD, ces ouvriers avaient réalisé une affiche sur laquelle figurait Louis Schweitzer, le PDG de l’époque. Il était entouré d’une cible et accompagné du message suivant : « Besse était le premier qui sera le suivant ? »
A l’adolescence, j’ai voulu creuser le sujet en commençant par lire l’ensemble de la littérature portant sur la question. Généralement, les journalistes ou les policiers qui avaient rédigé ces ouvrages s’étaient focalisés sur les exécutions de René Audran et de Georges Besse. Pour expliquer ces deux événements, ils passaient par le biais de la psychiatrie ou, dans le pire des cas, convoquaient un argumentaire complotiste. Évidemment je n’arrivai pas à me satisfaire de ces explications qui réduisaient à peu de choses une histoire qui dura dix ans. À cette période j’ai aussi parcouru la littérature qui évoquait d’autres groupes armés et notamment les cas italiens et allemands. Ces raisons m’ont invité à entamer un premier mémoire sur Action directe dans le but de saisir le contexte qui a permis à un tel groupe d’apparaitre dans le paysage politique français de la fin des années 1970. Ce travail a donné suite à une publication chez Libertalia ainsi qu’à une thèse de doctorat en cours de rédaction.
Dans le premier chapitre de Action Directe. Les premières années (Libertalia, 2018), tu insistes sur l’influence qu’a eu l’autonomie italienne dans la France des années 1970 : comment expliquer cette influence ? Comment l’influence de l’opéraisme s’est-elle traduite en France ?
Pour répondre à ces questions, il me semble pertinent d’insister sur deux éléments. La situation italienne des années 1970 est exceptionnelle : de nombreux groupes armés se développent et l’année 1977 voit surgir une contestation très radicale. Certains iront jusqu’à considérer qu’une guerre civile de basse intensité traverse l’Italie des « années de plombs ». Cette qualification, qui fait encore débat en Italie, a été interrogée par de nombreux chercheurs et l’on peut évoquer un article de Marc Lazar paru en 2010 dans L’Italie des années de plomb[2]. Cette situation explosive a eu des répercussions à l’étranger et la France n’a pas été épargnée. Les images, les textes et les témoignages circulent, les militants français s’en imprègnent et développent tout un imaginaire qui les invite à vouloir reproduire la situation transalpine en France. À cela, il faut évidemment ajouter l’arrivée à Paris d’un certain nombre d’Italiens qui fuient la répression. Parmi eux se trouvent des intellectuels comme Toni Negri qui jouera un rôle fondamental dans la diffusion de l’opéraïsme puis de l’Autonomie. Cependant ce serait une erreur de penser cette période uniquement au prisme de flux italiens qui irrigueraient la situation française. L’époque est marquée par de nombreux échanges et ici il faut rappeler que l’Italie a aussi été influencée par les thèses d’intellectuels français comme Felix Guattari et de Gilles Deleuze. Ces mouvements concernent aussi les militants et rappelons que des Français se rendent en Italie en 1977 pour observer et parfois participer aux événements. Ces voyages sont évoqués dans Infinitif présent[3] de Jean-Marc Rouillan mais aussi dans certains des témoignages que j’ai retranscrits dans la seconde partie de mon ouvrage.
Un point extrêmement important de ton livre — et très actuel — est l’importance des luttes anticarcérales pour Action Directe (AD), tu écris que « c’est peut-être en prison que s’est accomplie au mieux la coordination des radicalités tant espérée par Action Directe » (p. 54). En quel sens l’emprisonnement de certains de ses membres marque-t-il un tournant dans les luttes menées par AD ?
En effet, au cours de ces premières années l’épisode carcéral va jouer un rôle déterminant dans la cohérence politique d’AD. Les militants vont délaisser les querelles idéologiques au profit d’un travail commun visant à obtenir la libération de tous les prisonniers. Ce moment sera aussi l’occasion pour les militants de se confronter une première fois aux socialistes, tout juste arrivés au pouvoir. Le bilan est plutôt positif pour AD qui obtient la libération de tous les militants et qui, en prime, met le gouvernement en difficulté.
Paradoxalement, cette séquence a aussi contribué à l’émergence de discordes qui occasionneront des scissions en 1982 : l’intégration de nouveaux militants entre 1980 et 1981 est un élément qui a menacé l’équilibre précaire du groupe. L’arrivée du PS au pouvoir a aussi contraint le groupe à se repositionner stratégiquement, ce qui ne manqua pas de susciter de nombreux désaccords. Il faut donc relativiser le « bénéfice » tiré de cette période carcérale.
Tu écris qu’entre 1979 et 1981, la presse met le projet d’AD en avant lorsqu’il est question des attentats menés par le groupe, et met principalement les raisons des attentats en avant, plutôt que leur violence. Pour prendre un autre exemple de lutte armée, en Allemagne fédérale, le groupe de presse Springer n’hésitait pas à qualifier la RAF de « fascistes ». Pourrais-tu revenir sur le contexte politique qui explique une telle approche d’AD par la presse française ?
Je rejoins totalement la démonstration de Jean-Gabriel Périot dans Une jeunesse allemande[4]. Comme en Allemagne, la presse française est particulièrement indulgente avec AD lorsque le groupe commet ses premiers attentats, et ceci pour plusieurs raisons. D’une part les événements de 68 sont encore proches, ce qui impacte le discours médiatique. À cette période le procès des GARI débute, permettant ainsi d’établir une filiation très nette entre AD et l’anti-franquisme. Évidemment cela va avoir un effet relativement positif sur l’image du groupe. A cela s’ajoute un travail de légitimation de la violence politique réalisé en amont par certains intellectuels comme Sartre qui, dès la guerre d’indépendance algérienne, avait défendu des positions sans concessions notamment dans sa préface des Damnés de la terre de Frantz Fanon[5] :
Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds.
Autant dire qu’à la fin des années 1970, le climat n’était pas fondamentalement hostile à l’apparition d’un groupe comme Action Directe. Cependant, cette relative bienveillance des journalistes ne se pérennise pas et les discours changent radicalement dès la fin des années 1980 : du statut de « révolutionnaire », AD passe à celui de « criminel ». Ce changement s’explique de plusieurs manières, certains attentats suscitent l’incompréhension ; à cela notons aussi l’évolution d’un contexte politique qui devient totalement hostile à l’usage de la violence : comme l’indique Isabelle Sommier, c’est une période où de nombreux militants entament leur « deuil de la violence »[6]. On observe aussi un changement de paradigme dans le discours intellectuel et médiatique qui condamne désormais, et de façon unanime, toutes les formes de violence politique[7].
En quel sens les luttes anti-impérialistes (Amérique latine, Vietnam, Palestine…) ont-elles influencé l’approche de la lutte armée d’AD ? Au début des années 1970, des membres de l’Armée rouge japonaise ont, par exemple, rencontré des membres du FPLP au Liban. AD avait-elle des contacts directs avec des mouvements de libération anti-impérialiste ou, du moins, quels écrits de ces groupes ont le plus influencé AD d’un point de vue tactique et stratégique ?
Comme pour l’exemple italien, les écrits circulent. Dès la fin des années 60, des éditeurs comme Maspero jouent un rôle vraiment important dans la diffusion de textes en provenance notamment d’Amérique latine. On peut mentionner l’exemple du Manuel du guérillero urbain récemment réédité par Libertalia[8], mais dont la première édition française date de la fin des années 60. Certains militants d’AD, comme Jean-Marc Rouillan, s’en seraient inspirés pour peaufiner leurs pratiques. D’autres, comme les NAPAP, sont allés au Liban pour suivre des formations militaires et politiques auprès de militants Palestiniens.
Si l’on veut saisir cette période, il faut aussi considérer qu’à cette époque la lutte armée pouvait être synonyme de victoire. En France, l’expérience du FLN avait prouvé l’efficacité de la guérilla et je ne parle même pas des épisodes vietnamiens et cubains qui deviennent des modèles de réussites pour bon nombre de soixante-huitards. Cette attractivité exercée par les guérillas sur les jeunes Européens est donc conditionnée par leur efficacité, mais aussi par leur dimension romantique.
Lorsque trois tendances d’AD, aux perspectives tactiques et stratégiques différentes, émergent, en 1982, la seule tendance à conserver le sigle « Action Directe » a des contacts étroits avec d’autres groupes armés en Europe. À quel point AD croyait-il encore à la guérilla comme stratégie de libération en Europe dans les années 1980 ? Y a-t-il eu des changements de perspectives tactiques et stratégiques dans les années 1980 ?
Trois tendances se séparent et deux décident de prolonger l’action armée. L’une de ces tendances, qui sera très rapidement démantelée, considère que ses opérations doivent appuyer la contestation sociale. La seconde tendance commettra quant à elle des attentats jusqu’en 1987. Durant cette période, elle ne cessera de passer des alliances avec d’autres groupes armés et notamment avec la RAF. C’est cette tendance qui, en 1982, opère une véritable rupture stratégique avec les années précédentes en essayant désormais de constituer un front de la guérilla à l’échelle de l’Europe. D’une certaine manière, elle rejoint le message porté dès les années 70 par l’Armée Rouge Japonaise et par le FPLP dans le film Déclaration de guerre mondiale[9].
Nous retenons principalement d’AD leurs actions armées, mais qu’en est-il de leur héritage « théorique » ? Un tel héritage existe-t-il et, si oui, considères-tu qu’il soit d’une quelconque pertinence aujourd’hui ?
Effectivement ils ont produit quelques documents théoriques. On pense par exemple aux deux brochures publiées en 1982, Pour un projet communiste[10] et Sur l’impérialisme américain[11]. Plus récemment, un ouvrage intitulé Le prolétaire précaire[12] a été publié aux éditions Acratie. Tous ces textes sont intéressants à condition de contextualiser leur production. Récemment j’ai remarqué que certains cercles de réflexion marxistes manifestaient de l’engouement pour Le prolétaire précaire, c’est un texte dont certains aspects sont encore d’actualité, mais l’ouvrage mériterait une réactualisation.
Dans ton livre comme dans un « guide de lecture » sur la lutte armée en France et en Europe, pour la revue Période[13], tu insistes sur la dimension « kaléidoscopique » de groupe comme AD. Peut-on alors qualifier AD de « mouvement » ou de « groupe » ayant une cohérence interne malgré la diversité des trajectoires militantes ?
C’est effectivement un point sur lequel j’insiste et c’est, encore aujourd’hui, un point de discorde entre les militants lorsqu’on évoque l’histoire d’AD. Certains parlent de « mouvement » quand d’autres considèrent qu’AD était une « organisation ». Il me semble qu’à ses origines il s’agit avant tout d’un groupe de personnes qui, issues de traditions politiques multiples, décident de se réunir pour prolonger une expérience armée sur le territoire français. On peut donc dire qu’au début, s’il y a une cohérence interne, c’est dans la pratique. Mais au fil du temps des débats stratégiques émergent et déstabilisent l’organisation pour finalement créer une rupture en 1982. Les policiers et les journalistes ont souvent mis en opposition les tendances qui se séparent en 1982 en imaginant que tout cela n’était qu’une question de pratique : d’un côté se trouveraient les plus radicaux, les « militaristes » quand de l’autre il y aurait des militants « plus modérés ». L’histoire nous a démontré la vacuité de cette version. S’il y a eu un désaccord, il était avant tout stratégique, et la pratique a été, au contraire, le principal point de convergence.
Ton livre contient également une partie « documentaire » et une partie d’entretiens : pourquoi avoir fait le choix, très pertinent selon moi, d’ajouter ces documents et les entretiens à ton livre ?
Ma formation d’historien m’invite à accorder une importance particulière aux sources, aux archives et c’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai pris le parti de publier un certain nombre de documents d’époque. Évidemment, la rareté de ces derniers a déterminé mon choix. Quand ils ne sont pas rares, ils sont là pour accompagner, illustrer, mon propos. Pour les entretiens, cela m’a paru fondamental. Je ne pouvais pas parler d’une scission sans donner la parole à ceux qui voulaient la prendre. Actuellement, Jean-Marc Rouillan reste le seul à parler publiquement de cette histoire et, le moins que l’on puisse dire, c’est que ses paroles ne font pas l’unanimité. C’est « un témoignage » qui ne saurait faire la synthèse de tous les parcours militants qui jalonnent l’histoire d’AD. J’ai donc voulu donner la parole à des militants qui ont, d’une manière ou d’une autre, participé à cette histoire et qui, pour certains, ne s’étaient jusqu’alors jamais exprimés sur la question.
Entretien réalisé par Selim Nadi
Notes
[1] Jan Bucquoy, Fermeture de l’usine Renault à Vilvoorde, Bruxelles, Transatlantic Films, 1998.
[2] Marc Lazar, Marie-Anne Matard-Bonucci, L’Italie des années de plomb. Le terrorisme entre histoire et mémoire, Paris, Editions Autrement, 2010.
[3] Jean-Marc Rouillan, Infinitif présent, Paris, Editions La Différence, 2010.
[4] Jean-Gabriel Périot, Une jeunesse allemande, Paris, Local films, 2015
[5] Pour une approche exhaustive de l’œuvre de Fanon, voir Frantz Fanon, Œuvres, Paris, Editions La découverte, 2011.
[6] Isabelle Sommier, La violence politique et son deuil. L’après 68 en France et en Italie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1998.
[7] Bien qu’il n’évoque pas la question de la violence politique, sur l’évolution des discours politiques, médiatiques et intellectuels durant les années 1980, voir Didier Eribon, D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, Paris, Editions Léo Scheer, 2007.
[8] Carlos Marighela, Manuel du guérillero urbain, Paris, Editions Libertalia, 2009. On lira d’ailleurs avec attention la préface très intéressante de Mathieu Rigouste.
[9] Masao Adachi, Kōji Wakamatsu, Armée Rouge Japonaise, FPLP. Déclaration de guerre mondiale, 1971.
[10] Action Directe, Pour un projet communiste, Bruxelles, Docom, 1982.
[11] Action Directe, Sur l’impérialisme américain, Bruxelles, Docom, 1982.
[12] Joëlle Aubron, Nathalie Menigon, Jean-Marc Rouillan, Régis Schleicher, Le prolétaire précaire. Notes et réflexions sur le nouveau sujet de classe, Béthines, Editions Acratie, 2001.
[13] http://revueperiode.net/guide-de-lecture-la-lutte-armee-en-france-et-en-europe/