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Restructurations et luttes de classe. Extrait du livre de Cédric Lomba

Lien publiée le 15 décembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/extrait-lomba-restructuration-condition-ouvriere/

Cédric Lomba, La restructuration permanente de la condition ouvrière. De Cockerill à ArcelorMittal, Le Croquant, 2018.

Présentation

Quand on évoque les restructurations industrielles, on pense d’abord aux fermetures d’usines et aux drames sociaux qu’elles engendrent. On oublie toutefois que ces fermetures sont l’aboutissement d’un long processus de restructurations partielles auxquels ont dû faire face les travailleurs et travailleuses depuis les années 1970.

Pour comprendre comment ils et elles vivent dans ce contexte d’incertitudes répétées, Cédric Lomba a réalisé des enquêtes pendant près de vingt ans auprès des travailleurs d’usines métallurgiques d’une multinationale (ArcelorMittal) de la région de Liège en Belgique qui ont subi plus d’une dizaine de plans de restructurations et des réductions d’effectifs massives. Dans son ouvrage, il présente l’évolution des mécanismes gestionnaires qui justifient les restructurations, les ajustements collectifs entre ouvriers dans les usines, les transformations du syndicalisme de base, les effets des réorganisations sur la santé au travail, sur les trajectoires professionnelles et sociales des ouvriers, ainsi que, plus largement, sur leurs modes de vie.

Les extraits présentés ci-dessous traitent des reconfigurations de la conflictualité organisée dans les usines. Le syndicalisme est ici représenté par deux organisations (la FGTB d’obédience social-démocrate ; la CSC d’obédience social-chrétienne). Si ces organisations ont perdu des permanents au fur et à mesure des restructurations, elles sont parvenues à maintenir un taux de syndicalisation très élevé (plus de 90%).

Cette forte implantation syndicale et l’organisation régulière de grèves ont permis de conserver de hauts niveaux de salaires pour les ouvriers stables (tous des hommes qui travaillent en 3X8) et d’éviter, le plus souvent, les licenciements collectifs (au profit de préretraites entre 50 et 55 ans). Pour autant, les organisations syndicales n’ont pu empêcher les fermetures d’usines, les réorganisations des ateliers et les chutes d’effectifs : dans la région de Liège, les effectifs sont passés de plus de 25000 travailleurs dans les années 1970 (dans une vingtaine d’usines) à un peu plus de 1000 aujourd’hui (dans 5 usines). Ces transformations ne sont dès lors pas sans conséquences sur le travail syndical dans les usines.

Cédric Lomba est directeur de recherches en sociologie au CNRS au laboratoire Cresppa- CSU. Il a notamment publié Les travailleurs du médicament. L’industrie pharmaceutique sous observation, avec Pierre Fournier et Séverin Muller (Erès, 2014) et La dinámica de la Relación Capital-Trabajo en las transformaciones del mundo contemporáneo. Suexpresión en el mercado de trabajo en Europa y América Latina, avec Pablo Eduardo Neder et Fernando Blanco (CONICET et UNC, 2016). Il a également publié sur Contretemps une réaction à la suite du suicide d’un ouvrier dans ces usines.

***

Les reconfigurations de la conflictualité organisée en usine

Les registres de l’engagement

Malgré les restructurations répétées, le syndicalisme d’usine à Cockerill ne s’est pas vidé de son pouvoir de contestation. Le nombre d’arrêts de travail locaux (en dehors des mobilisations générales dans l’entreprise) reste important depuis les années 1970 et nettement plus élevé que dans les autres usines du groupe sidérurgique. Chaque année ce sont plus d’une centaine de grèves qui mobilisent un atelier, une équipe, une usine. Elles peuvent être le fait du délégué ou des travailleurs qui arrêtent le travail et appellent ensuite leur délégué.

Même la nouvelle génération parvient à se faire entendre dans les rapports de force avec les directions d’usines. Les échanges de lettres et d’emails d’un délégué avec la direction locale dans les années 2000 rendent visibles un registre d’écriture directe, sans déférence particulière, usant très souvent de la menace, sur des sujets graves ou mineurs :

– Concernant des accidents de travail comme la chute d’un mécanicien suite à un déraillement de wagon : « Faudra-t-il en arriver à faire descendre l’inspection du travail sur le site, pour que vous preniez réellement en charge ? […] Monsieur il est plus que temps que vous réagissiez sur le sujet, car les travail- leurs attendent un geste fort de votre part, sinon attendez-vous à des réactions de leur part ! » (8/2002).

– Concernant l’environnement de travail des ouvriers, avec l’exemple d’une panne d’une machine à café : « […] j’ai personnellement sonné [appelé] trois fois la firme, j’ai aussi téléphoné au bureau des achats car il semble que le problème serait là-bas, mon collègue a fait une intervention au comité CPPT vendredi dernier, mais il n’y a toujours pas de solution. Ceci est ma dernière tentative de résoudre le problème si je n’aboutis pas il arrivera ce que l’on veut mais les travailleurs n’en porteront pas la responsabilité » (6/2008).

À d’autres moments, notamment dans les interactions verbales, les relations sont moins menaçantes, mais les délégués assurent leur fermeté à l’égard de l’encadrement :

Jean-Claude interrompt notre entretien et téléphone à un jeune ingénieur chef de service au sujet des effectifs de garde pour une semaine d’arrêt de l’usine « Oui, bonjour comment vas-tu ? On m’a dit que tu avais des problèmes de bagnole. […] C’est une BMW que t’as toi, t’as qu’à rouler français, en tant que chef de service chez Arcelor c’est en français qu’il faut rouler [rires]. Je t’ai téléphoné parce que je suis passé à l’atelier et il me semble qu’au vu du travail, les prestations prévues sont assez légères. […] Je me doute que c’est les consignes que tu as, mais j’ai dit aux gars qu’ils sont là pour travailler mais pas pour courir. Si le travail n’est pas prêt pour le redémarrage, je m’en fous un peu. Je sais bien que tu ne leur demandes pas de courir mais quand tu viens les trouver, tu leur dis qu’il y a 5 priorités et 52 urgences. La pression est mise mais quand on laisse une grande partie du personnel à la maison, il n’y a pas de pression à avoir. […] Mais tu remarqueras que je ne mets pas sur tes épaules une pression excessive, je fais dans le soft. Je viendrai de toute façon lundi te saluer et boire un café avec toi [rires]. Un bon week-end, salut ». Après avoir raccroché il ajoute « Voilà un ingénieur qui sait qu’il y a du travail dans l’atelier, mais on lui a dit de ne mettre que trois hommes. Mais je ne peux pas être que dans le conflit, il faut que je laisse une porte de sortie » (11/2011).

La gestion des interactions et des émotions est nécessaire pour assurer la continuité des relations avec l’encadrement hiérarchique. Ce délégué juge ainsi négativement une menace d’un autre délégué, plus jeune, qui a donné un ultimatum trop court (une heure) à un cadre pour trouver une solution pour améliorer les conditions de travail. C’est aussi dans la capacité à négocier continûment que s’affirme ce pouvoir syndical au quotidien.

Si les conditions d’exercice du syndicalisme d’usine et le profil des délégués sont transformés, il n’y a pas nécessairement une rupture radicale de la nature du syndicalisme ou une crise entre les délégués et « leur base ». Il y a bien des accusations régulières des ouvriers à l’égard de délégués qu’ils peuvent estimer trop éloignés du monde de l’usine, notamment du travail posté, trop soucieux de leur propre situation salariale (en favorisant leur ancienne fonction, donc indirectement leur salaire actuel qui y est associé), ou en partie responsables des restructurations parce que trop ou pas assez revendicatifs. Des délégués se plaignent, à l’inverse, du manque de participation aux actions, en particulier lorsque des fermetures sont annoncées. Mais on n’observe pas de net décrochage entre les délégués et les ouvriers. Ce sont plutôt des modes distincts d’engagement que l’on retrouve dans les délégations d’usine, avec des traditions plus ou moins combatives. Deux délégués syndicaux permanents FGTB des années 2000, majoritaires dans leur usine, réunis dans le même bureau syndical et tous deux diplômés de l’enseignement professionnel secondaire, illustrent cette diversité :

Jean-Claude, dont on vient de lire l’échange avec un ingénieur, est issu d’un univers étranger à la sidérurgie (père pompier et mère femme de ménage), il se présente comme amateur de lectures et de « vieilles pierres », comme contestataire (à l’école, à l’armée et à l’usine), et de culture ouvrière (fustigeant les « bobos » et les « cultureux »). Embauché dans les années 1980 à Cockerill en tant qu’ouvrier de production, il a connu plusieurs fermetures et des conflits forts (menaces de licenciements) avec les directions et sa hiérarchie syndicale. Avide de savoir, il suit des cours du soir en soudure et en anglais pour comprendre la musique anglo-saxonne qu’il apprécie. Il a été responsable local du PS, avant de rejoindre un parti d’extrême gauche il y a quelques années. Divorcé d’une travailleuse sociale et très investi dans son combat syndical, riant fort et le verbe haut, intransigeant face à la direction, il est parvenu à s’imposer dans la délégation locale en s’entourant d’un groupe d’ouvriers combatifs. Il apprécie le travail de militant de combat sans compter ses heures (il est joignable n’importe quand), et l’information quotidienne aux travailleurs, mais se plaint de l’attitude trop réservée de sa direction syndicale et de passer son temps à résoudre les problèmes de paie.

Dimitri, la trentaine, fils de sidérurgiste délégué syndical, marié à une enseignante de sports, a connu une entrée difficile dans la sidérurgie après des passages en intérim. Il rejoint une équipe de jeunes ouvriers revendicatifs qui obtiennent qu’il remplace le délégué en poste. Réputé bon ouvrier, serviable et droit, il s’investit dans l’aide aux travailleurs, ce qui l’amène parfois à des conflits très durs avec la direction locale. L’usine n’est toutefois qu’un aspect de sa vie et son activité syndicale déborde rarement les heures de bureau. Il a à côté une autre vie militante (il est membre du PS et candidat aux élections municipales), et suit de près les activités sportives de ses enfants.  Il quitte la délégation en 2012, fatigué de devoir vivre une deuxième fermeture et se retrouver dans une usine vide.

Ces deux engagements dans le syndicalisme relèvent de modes différents de perception du monde social et de rapport   au travail. Il est significatif que Jean-Claude distingue les cadres selon leurs origines sociales (en valorisant les cadres fils d’ouvriers) et leur respect des ouvriers, tandis que Dimitri  les juge selon leurs provenances géographiques (en  valorisant les liégeois d’origine) et leurs capacités techniques. Ce dernier insiste sur les savoir-faire des ouvriers de son usine, tandis que Jean-Claude s’intéresse moins à la technique et aux produits. Il se concentre surtout sur la condition de la classe ouvrière. Quand il doit arbitrer entre différentes tâches, il veille à assurer la présence du plus grand nombre d’ouvriers dans l’usine et à établir une égalité de traitement entre travailleurs sous contrat Cockerill et les intérimaires et délaisse  un  peu  les  questions de sécurité (prioritaires pour d’autres) qu’il trouve « trop peu politiques ». Cette posture protestataire est souvent celle des plus jeunes ouvriers actifs dans les  mobilisations,  disposant d’un capital scolaire plus élevé (enseignement secondaire) et issus d’un milieu ouvrier militant. Elle est partagée par des ouvriers qui s’identifient peu au métier, notamment dans les quelques usines de Cockerill où le travail consiste principale- ment à surveiller des processus automatiques. À l’inverse, la posture de Dimitri, fondée sur des principes d’équité, plus que de justice sociale, est portée par des ouvriers et des délégués   qui ont travaillé sur des postes complexes nécessitant des ajustements collectifs.

Fragmentations du collectif ouvrier et représentations collectives

Les restructurations transforment les modalités d’engagement car si les plans sociaux provoquent souvent des contestations, parfois violentes, leur accumulation place les militants dans de nouvelles configurations. Les restructurations répétées permettent un apprentissage et une routinisation de répertoires d’actions, de luttes en luttes et de mobilisations en mobilisations[1]. Pour les délégués syndicaux, l’activité militante s’intensifie durant ces moments de rupture, de même que les conflits internes aux syndicats. Il faut alors participer aux nombreuses réunions intrasyndicales pour définir la stratégie militante, quelque fois se rendre à des rencontres avec les élus locaux, il faut aussi mobiliser les groupes d’ouvriers proches pour les piquets de grève, parfois clairsemés dans les conflits de longue durée, les encadrer lors des manifestations, convaincre de l’action syndicale, préparer les comptes rendus ou encore animer   les assemblées générales :

Dans une vidéo syndicale[2], on peut voir perché sur une passerelle un jeune délégué FGTB qui essaye de mobiliser une cinquantaine d’ouvriers trois jours après l’annonce de la fermeture des usines du chaud en octobre 2011 : « Il y a deux solutions : ou on prend une corde et on se pend ou alors on se bat. Et nos intentions, c’est de se battre. […] Vendredi je suis rentré chez mes parents, mon père a travaillé quarante ans ici dans la sidérurgie, quand il m’a vu il s’est mis à pleurer. Et il m’a dit qu’il viendrait manifester avec nous. Il y a dix jours, on nous faisait passer pour des gamins de merde, c’est pas l’image qu’on voulait donner [il fait référence à la séquestration de quelques heures de la direction pour obtenir l’intégration de CDD]. […] On va essayer de mettre la pression au niveau politique pour essayer de nationaliser notre site. Faut pas que le mouvement s’essouffle. Il faut qu’on le fasse pour tout le monde, pour nos familles, pour notre fierté. On va se battre, c’est tout. »

Les tensions entre certains délégués d’usine et la direction syndicale sont d’autant plus régulières qu’ils sont confrontés à des épreuves d’incertitude où il faut arbitrer entre une posture de contestation et de défense des acquis et une posture de soutien à la direction locale dans les luttes de concurrence entre usines de la multinationale. D’autant plus que l’argument de forte conflictualité sociale de ces usines est périodiquement mis en avant par la direction et l’encadrement pour  attribuer aux organisations syndicales la responsabilité des fermetures d’usines ou le manque d’investissements. Si les délégations sont une référence pour de nombreux ouvriers, comme source d’informations et comme grille de lecture des événements, il n’en reste pas moins que les accrochages entre délégués et ouvriers ne sont pas exceptionnels. La durée des négociations, notamment dans le cadre de la « procédure Renault » sur les restructurations, délite les collectifs ouvriers, déjà éclatés  par les nouvelles politiques d’emplois et les reclassements répétés. Si des ouvriers se montrent particulièrement prêts à en découdre, certains évoquant la volonté d’aller « casser », rapidement, ils deviennent plus fatalistes :

« Je participe encore, dit l’un de ceux que j’interroge sur sa participation aux manifestations, pour montrer aux jeunes qu’il faut être là. Mais je suis convaincu au fond que ça ne sert à rien du tout. Pourtant, j’y ai été encore dernièrement. Et ça fait du bien de se retrouver après la gifle qu’on s’est prise. »

Le fatalisme n’est pas dû seulement à la longueur des négociations, mais à une lassitude accumulée au fil de la succession de plans. Les débats entre ouvriers que l’on  peut lire sur   les groupes Facebook de soutien à Cockerill montrent aussi de profondes fêlures dans la cohésion du groupe entre ceux qui participent aux piquets de grève et les autres, entre ceux des usines menacées et ceux des usines maintenues, entre les titulaires et des intérimaires (les premiers jugeant qu’ils sont prioritaires dans l’entreprise), ou entre les ouvriers de Cockerill et les sous-traitants (le syndicat CSC organise des piquets de grève en octobre 2013 pour interdire l’entrée des sous-traitants ce qui occasionne de nombreux débats).

Par ailleurs, les délégués sont souvent obligés de prioriser la pérennité de l’outil ou les conditions des travailleurs, voire d’arbitrer entre les fractions d’ouvriers. Pour mieux comprendre ces tensions, on peut examiner le cas de la mise en place de deux changements d’organisation importants : l’automatisation et la polyvalence. Dans le cas de l’automatisation, je n’ai pas noté de la part des délégués, pas plus que chez les ouvriers, de volonté de s’en prendre directement aux procédés techniques, en amont de leurs usages. Les annonces d’investissements sont au contraire perçues comme des gages de longévité de l’usine[3]. En revanche, les délégués font payer le prix de la technique. Chaque changement est l’occasion de négocier une augmentation du salaire horaire des ouvriers qui auront à surveiller les nouvelles installations. L’accord social du haut fourneau d’avril 2001 prévoit ainsi la mise en place d’écrans tactiles pour les fondeurs en échange d’une augmentation de 0,05€ par heure pour chaque fondeur et d’une prime non récurrente de 200 €. Ce n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. Dans l’esprit du « compromis fordiste », les délégués échangent l’augmentation de la productivité contre une amélioration des conditions salariales pour ceux qui restent[4] comme le décrit ce délégué :

« Nous, on a eu beaucoup de négociations. On finissait   un plan de restructuration qu’on recommençait un plan de restructuration. On se disait, maintenant, c’est le dernier. Et ils remettaient quelque chose pour un changement d’organisation pour ceci, cela. […] Pour moi, des négociations clés, c’est quand moi j’allais négocier chez l’ingénieur de mon usine. Tu sais bien une négociation c’est du donnant-donnant. Lui, il veut réduire de X % son effectif et toi tu dis “oui mais écoutes, on va voir secteur par secteur ce qu’on peut laisser partir. Mais, à côté de ça, toi tu vas ouvrir les cordons de ta bourse et tu vas donner aux gens qui restent”. Et quand on est arrivé à un accord, il y a accord sur tout ou sur rien. Et la petite cerise sur le gâteau, tu dis, “là il y a quatre salariés (ouvriers), tu vas me les faire passer en contremaître”. C’est la petite cerise, tu vois. » (Entretien avec un délégué syndical ouvrier des années 2000, 11/2011).

Dans le cas de l’introduction de la « polyvalence », les réactions diffèrent. Au laminoir, dans les années 1990, la direction locale prévoyait d’intégrer les équipes dans un même parcours professionnel. Cet élargissement des tâches est très mal perçu par une partie des ouvriers, les plus anciens et les plus établis, tandis que certains jeunes ou nouveaux reclassés peuvent y voir des opportunités de mobilités ascendantes rapides. Toutefois, les délégués syndicaux appliquent la même recette que  celle des changements techniques : monnayer les changements. Le protocole d’intégration des équipes de fabrication et d’entretien au laminoir est négocié pendant deux ans entre la délégation et la direction d’usine, mais la majorité des ouvriers s’oppose, à deux reprises, au projet lors de référendums organisés par la délégation. De même à la galvanisation, un accord prévoyant la redistribution du travail de l’inspecteur qualité à trois ouvriers en échange d’une augmentation de salaire est refusé par les ouvriers. Dans les deux cas, les directions appliquent leur projet malgré les votes négatifs, ce qui entraine de vives critiques parmi les ouvriers contre les directions et les délégations soupçonnées de trahison. Ce qui est accepté pour la technicisation des postes est ici rejeté par une majorité des ouvriers. Dans un cas, ce sont les ouvriers les moins qualifiés qui subissent les changements (le remplacement complet d’un poste par un procédé automatique, tandis que les opérateurs qualifiés voient leur travail technicisé) et dans l’autre les plus qualifiés. Pourtant, du point de vue des délégués, il s’agit de trouver la solution du moindre mal pour conserver l’outil de production et améliorer le pouvoir d’achat des travailleurs. Du point de vue de l’encadrement, ces négociations constituent déjà une forme de résistance à leurs décisions :

Lors d’un repas au réfectoire des cadres que j’observe en 1996, un ingénieur évoque le problème de l’immobilisation du laminoir pour dégager une tôle qui a buté sur les cylindres du dégrossisseur, ce qui arrive plus d’une fois par jour, quand le pont roulant se trouve à un autre endroit de l’usine. Il suggère   de laisser la télécommande d’un autre pont dans la cabine du dégrossisseur pour que l’opérateur se charge lui-même de l’opération. Un autre lui dit que c’est possible, il a vu le faire dans un laminoir en Flandre, mais ici il va falloir négocier des « francs » supplémentaires pour les opérateurs et comme ils n’ont guère de budget à distribuer, il n’est pas certain qu’ils acceptent la proposition. L’idée reste sans suite.

On observe donc un double désajustement de la délégation d’usine dans ce cas. Le premier porte sur la caractérisation même de l’action de résistance. Le deuxième sur la représentation des diverses composantes du groupe ouvrier de plus en plus fragmenté. On le repère également dans les stratégies que les délégués défendent, très variables d’une usine à l’autre et durables localement, lorsqu’ils interviennent dans le choix entre l’accueil d’ouvriers stables reclassés d’autres usines ou le maintien des précaires déjà en poste. D’un point de vue syndical, il n’y a pas de solution juste : ils sont contraints en pratique de défendre des sous-groupes ouvriers contre d’autres.

Dans ce contexte de restructurations, il est enfin un autre registre où l’activité des délégués est rendue délicate : celui du travail de « cadrage »[5] qui recouvre l’analyse de la situation, le sens à accorder aux transformations et aux décisions d’acteurs lointains et l’imputation des responsabilités de la dégradation des conditions des ouvriers. Ces délégués conservent une crédibilité dans l’expression des univers de référence et des explications officielles, en particulier quant au rôle du capitalisme financier (la Société Générale de Belgique jusqu’au début des années 1980, ou Mittal à partir de 2006) ou la viabilité d’un savoir-faire particulier des usines de Liège. De ce point de vue, on a bien affaire à des intellectuels ouvriers sortis du rang. Mais ces explications syndicales perdent de leur efficacité dans la mesure où leurs prévisions ont été parfois contredites par les faits (notamment après le soutien au rachat du groupe par Mittal) et où les analyses syndicales sont elles-mêmes divisées (notamment sur la responsabilité des pouvoirs publics ou lorsque les usines liégeoises sont concurrentes pour obtenir un investissement) face à des processus décisionnels opaques et imprévisibles[6]. Dès lors, les délégués sont fréquemment confrontés à des mises en accusation de leur stratégie considérée par certains comme trop conflictuelle et, par d’autres, comme trop attentiste ou trop cogestionnaire. Ces dernières années, les critiques se personnalisent sur Lakshmi Mittal lui-même dont les ouvriers rappellent l’enrichissement personnel. Et plusieurs accusations dérivent vers les origines de celui que l’on appelle « l’Indien » à qui l’on prête une rationalité purement instrumentale et une vocation marchande héritée de sa caste[7]. Dès lors que les débats sur l’avenir de Cockerill sortent de la région liégeoise, comme au début des années 1980 et dans les années 2000, ces ouvriers tendent à déplacer la question sociale vers la question spatiale, voire ethnique (contre les Flamands au début des années 1980, contre les Français et « l’Indien » ensuite). Cette incertitude nourrit également des théories du complot à propos de la volonté  de Lakschmi Mittal de faire des ouvriers de Cockerill un exemple de mise au pas des ouvriers revendica- tifs, à propos des directeurs qui préparaient la fin de l’histoire depuis les années 1980, à propos des dirigeants syndicaux qui connaissaient les intentions de Lakschmi Mittal, à propos de la collusion entre ces dirigeants et des milieux politiques qui abandonnent la sidérurgie[8], à propos des délégués qui font durer les négociations collectives jusqu’aux élections professionnelles de 2013 pour renouveler leur protection syndicale, à propos des délégués qui monnayent une sortie de conflit sans heurts, à propos du rôle de la franc-maçonnerie, etc. Des lectures dont il ne s’agit pas de juger de l’écart ou non à la réalité, mais de souligner qu’elles s’éloignent des interprétations syndicales et qu’elles débouchent difficilement sur des revendications.

Notes

[1] Anne Bory, Sophie Pochic, « Contester et résister aux restructura- tions », op. cit., p. 11.

[2] « Ces outils sont à nous », Vidéo, Métallos MWB-FGTB, Form’action André Renard, 2011.

[3] Il en va de même dans la  sidérurgie allemande, cf.  Nicolas  Bacon and al., « Among the Ashes: Trade Union Strategies in the UK and German Steel Industries », British Journal of Industrial Relations, 1996, n° 1, p. 42.

[4] Bruno Trentin, La cité du travail. La gauche et la crise du fordisme, Paris, Fayard, 2012.

[5] Erving Goffman, Les cadres de l’expérience, Paris, Éditions de Minuit, 1991.

[6] Edmund Heery, Hazel Conley, « Frame Extension in a Mature Social Movement », The Journal of Industrial Relations, 2007, n° 1, p. 5-29.

[7] Certains intellectuels alimentent cette interprétation comme Philippe Lukacs (enseignant en management de l’innovation) qui croit déceler chez Lakshmi Mittal la mise en application de la « vocation » de sa lignée Marwari : « […] s’enrichir. Quels que soient les moyens utilisés. » (« Quel est le «dharma» de Lakshmi Mittal ? », Le Monde, 21/1/2013).

[8] Le fait que trois dirigeants syndicaux de Cockerill se présentent sur les listes du Parti socialiste après 2013 a attisé ce sentiment.