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Bilan d’étape sur la crise des gilets jaunes

Gilets-jaunes

Lien publiée le 16 décembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://aplutsoc.org/2018/12/16/lutte-des-classes-en-france-bilan-detape-sur-la-crise-des-gilets-jaunes-16-12-2018/

Une origine impure.

Le jour d’avant.

Un bruit de fond de mécontentement radical se faisait entendre (à qui voulait écouter : pour entendre, il faut écouter).

Grèves dans les secteurs les plus variés mais surtout dans des petites entreprises et dans la branche « santé-social », volonté de ne plus accepter la gestion mercantile de la « fin de vie » et l’exploitation, par les personnels des EHPAD (Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes, « maisons de vieux ») rejoignant la protestation des retraités, particulièrement frappés par le gouvernement Macron-Philippe, et meurtrissure causée dans la jeunesse et les familles par « Parcoursup », mise en cause affichée du droit aux études supérieures et de la place du Bac, tout cela était là.

Juste avant l’explosion, et pour se combiner ensuite à elle, la mobilisation marseillaise contre le maire et les logements insalubres meurtriers, et la mobilisation dans l’Indre contre la fermeture de la maternité du Blanc, en avaient déjà le caractère inédit et massif, mais localement.

On peut distinguer en France les centrales syndicales « à journées d’action », dites contestatrices : CGT, CGT-FO, FSU, Solidaires, et les centrales sans, ou faisant moins, de « journées d’action », dites réformistes, terme tout à fait impropre : CFDT, UNSA, CFE-CGC, CFTC. La dernière « journée d’action » lancée le 9 octobre par le syndicalisme à « journées d’action », avait été – comme prévu – un bide, bien qu’on doive noter l’apparition spontanée du mot d’ordre « Macron démission » dans certaines manifs, lorsque, par exception, le personnel d’une entreprise ou d’un établissement de santé était venu ensemble.

Suite au 9 octobre rien n’était prévu, les directions syndicales, celles des centrales « à journées d’action » comme celles des centrales sans, étant concentrées sur les élections professionnelles dans la fonction publique, tout en participant aux « concertations » avec le gouvernement, convoquées pour lui permettre de détruire le système des retraites par répartition ainsi que le statut des fonctionnaires, comme annoncé pour l’année 2019. De plus, la CGT-FO connaissait une grave crise de direction, engendrée par les contradictions de toute la période précédente, crise qui n’est pas résolue.

Or, cette atonie apparente allait de pair avec une crise au sommet de l’État tout à fait spectaculaire, marquant l’échec de Macron à instaurer une V° République pleinement bonapartiste. Les mouvements sociaux antérieurs ainsi que le sentiment de mécontentement généralisé (indiqué, et encore de manière déformée, par les sondages), attestaient d’une impuissance, malgré l’absence de perspective politique « à gauche » et la collaboration des directions syndicales (de l’une et de l’autre variante) au « dialogue social », impuissance à discipliner la société, et à lui faire accepter un programme de contre-réformes, dont les ordonnances contre le droit du travail, Parcoursup et la réforme ferroviaire, déjà très violents et mal reçus, n’étaient que l’amorce.

Sur ce fond de début de sentiment d’impuissance dans les sommets de l’État, éclata l’affaire Benalla, mieux nommée affaire Macron/Benalla, suivie de la démission de deux ministres clefs, Nicolas Hulot puis Gérard Collomb, et d’une difficulté prolongée à remplacer ce dernier, à l’Intérieur, par le douteux Castaner.

Le « macronisme » était à l’évidence atteint, mais sans lutte en bas, alors qu’en bas on en avait marre. Étrange situation qui ne pouvait durer, mais qui, pour toutes les forces attachées à l’ordre existant, devait pourtant durer, jusqu’aux élections européennes de mai 2019 …

C’est ainsi que nous pouvions observer, avec un mélange d’étonnement et d’impatience, et tout en expliquant cela par l’ « état de la gauche » et la participation des directions syndicales au « dialogue social », que ça ne pouvait pas durer, mais que ça semblait durer : ceux d’en haut comme ceux d’en bas semblaient ne plus pouvoir.

Prodromes inquiétants.

C’est dans cet apparent creux, où rien ne devait se passer d’ici les fêtes, qu’une petite musique un peu spéciale s’est progressivement faite entendre. Cela s’est amorcé sur les réseaux sociaux.

Il y eut l’accélération des signatures d’une pétition lancée au printemps par une petite entrepreneuse de vente de cosmétiques en ligne à Savigny-le-Temple, Priscilla Ludosky, d’origine martiniquaise, 700.000 signatures début novembre appelant apparemment à l’abrogation de la hausse des prix des carburants, en fait un ensemble de propositions sincères mais discutables, et incomplètes : nul doute que les signataires auraient applaudi à la revendication d’abrogation des impôts indirects, TIPP comme TVA, les plus injustes – qui n’y figurait pas.

Il y eut ensuite la combinaison entre cette pétition et des pages Facebook appelant au « blocage national contre le prix du carburant », initialement lancées par un groupe de chauffeurs routiers salariés, du même département, la Seine-et-Marne, autour d’Eric Drouet, animateur d’associations d’automobilistes. C’est en entrant en contact avec Priscilla Ludosky qu’il aurait eu l’idée de lancer ce qui devait initialement être un « road-trip sur le périphérique de Paris pour dénoncer la hausse des prix« , en se donnant le temps de le préparer et en fixant, le 10 octobre, la date du samedi 17 novembre.

Là-dessus, constatant que cette idée est déjà en train de faire le buzz, c’est le 23 octobre que Frank Buhler, ancien membre du FN qui en aurait été exclu pour propos racistes trop publics, blogueur de la « patriosphère » et responsable de Debout La France à Montauban, embraye par une série de vidéos atteignant les 4 millions de vues, où il présente le 17 novembre comme le commencement de l' »insurrection du peuple français« .

Des dizaines de groupes Facebook se constituent, soit totalement spontanés, soit coachés par des associations d’automobilistes et de motards, soit par l’extrême-droite, Marine Le Pen et Nicolas Dupond-Aignan disant apporter fin octobre leur soutien au mouvement qui se prépare, ce qui enflamme alors les débats des militants de gauche sur les réseaux sociaux, suite à l’adhésion spontanée de quelques uns d’entre eux (dont le NPA de Rive-de-Giers), entraînant, le plus souvent, la dénonciation de l’opération comme « complot fasciste ».

Le 30 octobre, le député de la Somme François Ruffin, membre du groupe parlementaire de la France Insoumise mais pas de cette dernière, fait savoir qu’il a « envie d’en être » (il en sera). Le lendemain, J.L. Mélenchon en meeting à Lille donne son accord à la participation des « insoumis » au 17 novembre, sans aucune sorte de clarification sur la nature de l’action à mener, en saluant « l’action citoyenne » quelle qu’elle soit.

Il est incontestable que, à partir d’une initiative spontanée comme il a pu en exister d’autres mais qui, cette fois-ci, prend de manière massive, les manipulations et provocations s’enchaînent, Sputnik France, média contrôlé par l’État russe de Poutine, annonçant le 30 octobre que ce sera « mai 68 ».

Début novembre, la vidéo la plus regardée (7 millions de vue ! ) est l’appel anti-taxes de Jacline Mouraud, mère de famille et « hypnothérapeute », dont le profil Facebook rempli de mythes complotistes sur les chemtrails, etc., sera abondamment commenté par les tenants de l’impureté établie et définitive de ce mouvement – ironie de l’histoire, c’est elle qui, après deux semaines, prendra peur et appellera à « faire la paix » avec Macron, lançant un impuissant et pathétique, mais très médiatisé, « mouvement des gilets jaunes libres« , avec un autre « modéré », Benjamin Cauchy, cadre commercial issu de l’UNI (extrême-droite étudiante) et passé par l’UMP et Debout La France.

Comme cela est souvent arrivé dans l’histoire, surtout dans les moments de vide orageux et non durable, la provocation et les ballons d’essais jouent donc un rôle, mais ils sont peu à peu entraînés eux-mêmes par un courant général venu d’en bas. Dans les jours précédant le 17 novembre, des assemblées se réunissent pour préparer le grand coup. Les plus avancées au plan de l’organisation, dans le Vaucluse, affirment le refus de tout affichage politique mais aussi syndical, tout en étant animées par Philippe Chalencon, patron d’entreprises de menuiserie et responsable départemental à la Chambre des Métiers – le même, quelques semaines plus tard, appellera à l’établissement d’une dictature sous l’égide du général De Villiers que Macron avait congédié à l’été 2017, suscitant ignorance ou rigolade sur les ronds-points, mais effroi sur les réseaux sociaux de « gauche », à peu près autant à côté de la plaque que lui …

Dans la fièvre qui apparaît quelques jours avant le 17 novembre, alors que le tam-tam médiatique convainc tout le monde qu’il va « se passer quelque chose« , mais on ne sait pas quoi, s’impose le symbole de l’exhibition du gilet jaune sous le pare-brise, préparant son port dans les rassemblements populaires, ce qui n’a strictement rien à voir avec les « jaunes » ou briseurs de grève comme se l’imaginent quelques ronchons, mais qui provient du gilet de sécurité dont l’achat a été rendu obligatoire pour tout passager d’une automobile, et qui est aussi un vêtement typique des travailleurs manuels et de plein air.

Pour comble, on verra même le PS, convalescent selon les uns ou moribond selon les autres, appeler à son tour à participer au 17 novembre tout en demandant que Macron organise un « Grenelle » sur la transition énergétique, demande avancée également par la CFDT.

Pour notre part, à APLS( bulletin-blog Arguments Pour la Lutte Sociale), nous écrivions le 3 novembre : « nous ne craignons guère le « 17 novembre » : si c’est un succès massif la poussée sociale vers le vrai blocage, qui s’appelle la grève, se fraiera son chemin. C’est à cela que nous voulons contribuer. », et nous proposions un tract pour les rassemblements de ce jour là, articulé sur les thèmes suivants : A bas les impôts indirects, Dehors Macron, l’efficacité pour gagner c’est la grève générale.

A ce stade, c’est sans doute ce que, en se situant dans l’optique d’aider notre classe à gagner, l’on pouvait dire avant l’événement : certes, grande méfiance envers ses premiers initiateurs et conscience du rôle des uns et des autres, mais avant tout confiance dans la capacité du prolétariat à reprendre l’initiative.

Philippe Martinez, dirigeant de la CGT, la veille, jetait l’anathème sur tout rapprochement avec ceux que l’on commençait d’appeler les « gilets jaunes » : « Jamais nous ne manifesterons avec le Front national et l’extrême-droite« .

Mais était-ce la question ?

La vraie question, y compris pour combattre l’extrême-droite, était d’aider notre classe contre Macron et les patrons. Proclamer d’emblée qu’on ne se mélangera pas aux « gilets jaunes » (en en portant un ou non), allait-il dans ce sens … ou dans celui de la protection de Macron ?

Le 16 novembre, il était encore permis d’attendre la réponse … le lendemain.

Un mouvement prolétarien.

L’irruption.

Ce samedi 17 novembre, des centaines de milliers de gens se regroupent dans tout le pays sur les ronds-points, moins à Paris, de manière massive, voire majoritaire, dans les départements les plus victimes des fermetures de services publics ces dernières années. Les couches petites-bourgeoises telles que le petit et le moyen patronat sont très largement submergées par une marée de travailleurs pauvres et de retraités, parmi lesquels un grand nombre de femmes travailleuses, pauvres ou au chômage. C’est plus particulièrement le cas des ronds-points proches des zones les plus habitées, où une foule dense se rend à pied, très loin de se limiter aux seuls « automobilistes ».

Des pancartes apparaissent, « Non aux taxes », et très vite « Hausse des salaires », « Non à la misère », « Gouvernement de la misère », « Maintien des services publics », « Non aux services publics virtuels » …, et un mot d’ordre : « Macron démission« . Une chanson – nous en reparlerons – la Marseillaise. On reprend aussi les propos du petit prince de l’Élysée : « pognon de dingue », « suffit de traverser la rue« , etc.

Les rassemblements sont spontanés, beaucoup de gens y font connaissance directement, et improvisent, dans des circonstances souvent maladroites et techniquement dangereuses, propices aux accidents – il y a dès ce premier jour la première morte du mouvement – une auto-organisation rapide et efficace, sous forme de groupes mobiles, parfois relayés par les commandos de motards.

Lorsque les gens sont questionnés par des journalistes ou se questionnent eux-mêmes réciproquement (« tiens, tu es là ? Et toi, t’es là pourquoi ? « ) la réponse fuse : « c’est qu’il y en a marre », « on ne supporte plus », « ça suffit », « ras-le-bol », « trop d’injustice ».

Par ces formules la souffrance rentrée se change en exigence que ça change, et c’est ensuite qu’elle se formule en revendications, économiques – non aux taxes et oui à la hausse des salaires – et politiques – dehors Macron.

Le soir, des milliers restent spontanément sur place : les campements s’étoffent. Des discussions ont lieu pour ou contre l’interdiction de l’alcool, strictement appliquée lorsqu’elle est votée – les premiers votes (souvent les seuls) ont sans doute eu lieu sur ce sujet.

Ces centaines de milliers appartiennent pour 99% d’entre eux au prolétariat, essentiellement des travailleurs aux salaires faibles ou moyens, ouvriers et plus encore employés, et quand le salaire est « correct », ils sont tout autant menacés par la misère en raison de leurs dépenses incompressibles, symbolisées par les taxes sur les carburants pour celles et ceux qui sont obligés d’utiliser leur véhicule.

Il y a, dés le premier jour, des milliers de militants ou d’anciens militants syndicaux (de tous les syndicats), souvent retraités, parfois cheminots, qui sont individuellement venus voir puis sont restés, et dont l’expérience, sous le gilet jaune, est parfois précieuse pour mettre en place les barrages et gérer les émotions. Mais l’immense majorité est formée de ces salariés des petites et moyennes entreprises non syndiqués, et aussi d’établissements de santé et des « catégories C » de la fonction publique, qui font l’expérience de l’action collective, et de l’action directe, pour la première fois de leur vie – parfois pour la seconde fois, lorsque, lycéens voici quelques années, ils avaient participé à des « blocus ». Il y a aussi des petits patrons, commerçants, entrepreneurs du bâtiment, artisans, agriculteurs, parfois avec « leurs » salariés, parfois sans.

Que cela plaise ou non, c’est pour la plupart de ceux-ci la première fois qu’ils réalisent une action collective de toutes les boites de leurs sites et zones d’activité : la grève boite par boite étant impossible, non seulement en raison de l’éventuelle répression patronale, mais aussi parce que les fédérations les laissent tout seuls et sont bien lointaines, et tout simplement parce qu’ils se disent qu’elle ferait fermer la boite, leur action commune est d’aller sur le rond-point tout bloquer, et faire, rapidement, cesser le travail de fait dans de très nombreux établissements, et simultanément de sorte qu’il n’y pas de jaloux. Les petits patrons soit se retireront les prochains jours, soit resteront avec les salariés et les retraités, plus nombreux. Leurs organisations, U2P et CPME, très vite, appelleront à la cessation des barrages.

La frange croissante de salariés précaires, auto-entrepreneurs, ubérisés, de personnes alternant chômage, auto-entrepreunariat et emploi précaire, intérimaires et intermittents, forme une masse diffuse qui, jusque là, ne s’exprimait que peu, dans laquelle les frontières entre salariat, tout petit patronat, lumpen-proletariat, études et formation pas vraiment finies, sont diffuses ou de peu de sens immédiat.

Sous l’irruption, la révolution.

Sans aucun rapport proche ou lointain avec la formation de bandes fascistes, ainsi que le fantasment des couches militantes entières à « gauche », on a assisté le 17 novembre à l’irruption sur la scène de larges masses appartenant, pour résumer d’une formule une réalité mouvante, au prolétariat peu ou pas organisé et à la petite-bourgeoisie paupérisée ou menacée de paupérisation.

Ils ont fait irruption, instantanément, mais pas de façon en soi inattendue : toute la maturation des luttes partielles, des grèves et actes de mécontentements dans les petites boites, en bas, et, en haut, la crise au sommet et les « petites phrases » de Macron, ont construit cette irruption qui n’attendait qu’une impulsion pour cristalliser brusquement. Ils font irruption pour peser sur leur propre destinée. Très concrètement : des gens qui sont endettés ou qui n’achètent plus à manger passé le 15 du mois veulent que cela change, maintenant.

« L’histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d’une irruption violente des masses dans le domaine où se règle leur propre destinée. » (Léon Trotsky, Histoire de la Révolution russe).

Révolution ? En tout cas, irruption violente de larges masses cherchant à pénétrer le domaine où se règle leur propre destinée. Et parlant, elles même, de « révolution ».

Quand les femmes seules qui travaillent, ou pas, pour bien peu, arrivent avec leur gilet jaune, rencontrent les retraités, les gars du bâtiment, les artisans, les petits jeunes sans boulot, et que tous fusionnent en une seule masse unie par la volonté commune que tout change, fusion matérialisée par le port du gilet qui transforme l’individu atomisé en membre d’un collectif mouvant, et quand ils formulent leurs aspirations en deux points : des sous, et que Macron parte, autrement dit « de quoi vivre et que tombe le pouvoir », oui, ces gens parlent de révolution, car c’est la révolution qu’ils ont ressentie en se découvrant les uns les autres.

Et quelle que soit la suite, ils ont raison.

Et, comme en février 17 ou février 48, ils ont, dans le fait, doublé tout le monde « par la gauche ». L’irruption des masses ce samedi 17 novembre a construit toute la suite des événements, par le fait même du rassemblement au grand jour des opprimés, soudain.

La question du pouvoir.

Macron démission : A l’Élysée !

La déferlante du 17 novembre a inauguré une nouvelle situation politique. La vague mise en mouvement ne pouvait pas s’arrêter. Ce n’est même pas qu’elle ne le voulait, certes, pas, c’est qu’elle ne le pouvait pas. Or le pouvoir politique, l’appareil d’État, les appareils syndicaux et les organisations patronales font comme si tout devait s’arrêter, après le défoulement du 17. Il va à nouveau y avoir des manifs le samedi suivant ? Allons donc ? (et surtout ne parlons pas de préavis de grève pour permettre des grèves …).

Les « leaders » de Facebook et Youtube de la phase préliminaire n’ont quant à eux aucun contrôle et aucun pouvoir, aucune autorité et aucune reconnaissance. Le mouvement lui-même, ayant assimilé des décennies de tromperie, ne veut pas de chefs et n’éprouve que peu le besoin de se coordonner car son contenu politique lui suffit et lui dicte la suite. Il veut hausse des salaires et baisse des taxes tout de suite et va donc se diriger sur Macron.

Cette très grande homogénéité revendicative et politique, dont chacun n’a pas tout de suite pris conscience, s’explique, tout à fait à l’inverse des explications sociologiques qui très vite ont court, par l’homogénéité sociale du mouvement, prolétarien ayant agrégé des éléments petits-bourgeois – à ne pas confondre avec l’absence de références politiques et idéologiques ou la confusion de celles-ci, qui sont évidentes mais qui ne modifient pas ce contenu social et par là politique de fond.

Se généraliser, recommencer chaque samedi et se centraliser contre Macron : ces axes n’avaient pas encore besoin, fin novembre, d’une structuration véritable avec assemblées, délégués, etc.

Ce samedi 24 novembre, ce sont quelques 8000 manifestants, selon le ministre Castaner, à la manœuvre ce jour, qui auraient tenté d’approcher … l’Élysée, sans aucune déclaration de manifestation, en toute « illégalité ». Quelle que soit la crédibilité (faible) de ce chiffre, le fait important est la tentative d’aller à l’Élysée de plusieurs milliers, comme catapultés par les millions qui, d’une façon ou d’une autre, manifestent et les soutiennent dans le pays.

Dés lors, ce que les appareils politiques et syndicaux ont à tout prix cherché à éviter dans tous les grands mouvements sociaux depuis 50 ans, va chercher à se produire de samedi en samedi : aller affronter en direct le président de la V° République et ses gardes prétoriens (sur lesquels l’affaire Benalla a opportunément braqué les projecteurs).

Le mot d’ordre « Macron démission » s’impose à la base, tout en étant totalement rejeté dans les sommets politiques (à l’exception occasionnelle de François Ruffin). Mot d’ordre démocratique : Macron n’a pas été élu pour faire ce qu’il fait, il insulte le peuple sans arrêt, et son élection par défaut et sans majorité est le résultat de l’effondrement du système politique antérieur, dont il est le fruit. La question du pouvoir est posée et le fait qu’elle soit posée va soulever implicitement celle de la grève générale, on y reviendra. Et bien entendu, la question du pouvoir entraîne celle du régime : un renversement de Macron par en bas ne peut pas ne pas signifier l’effondrement de la V° République qu’il avait voulu relancer.

Ajoutons que ce 24 novembre et les deux jours précédents les barrages de gilets jaunes autour des raffineries de Donges, Grandpuits, la Mède, Feyzin, Fos, ont été rejoints par des ouvriers grévistes portant souvent des brassards CGT, que les Fédérations FO des Transports et CGT de la Chimie appellent alors à la grève, et que le 24 novembre ont eu lieu d’importantes manifestations féministes, tenues à l’écart des gilets jaunes par les appareils politiques « de gauche » et syndicaux, ceux-ci étant censés, sans doute, ne pas être féministes, soupçonnés de machisme et d’homophobie. Or, dans plusieurs villes, les unes et les autres ont convergé (notamment Montpellier), les gilets jaunes et les nombreuses femmes travailleuses parmi eux applaudissant au slogan « Non, non, non, aux violences faites aux femmes. » Comme, 15 jours plus tard, les manifestations « pour le climat », c’est-à-dire contre le capital qui détruit le climat, ces manifestations féministes, opposées aux gilets jaunes dans les représentations de secteurs bien-pensants de « gauche » voire d’extrême-gauche, sont en réalité portées par la vague et sont des succès.

Mieux que de « convergence des luttes », cette expression tarte-à-la-crème qui pose encore qu’il y a « des » luttes, ces faits signalent la tendance au regroupement au grand jour de tous les opprimés contre les oppresseurs dans LA lutte, par et dans la centralisation contre le pouvoir exécutif : Dehors Macron (ou, avec une nuance subtile, Macron démission, une formulation qui, inconsciemment, lui demande de partir avant qu’on le chasse : la masse est candide et menaçante à la fois !), tel est le carburant du mouvement réel.

Avec la question du pouvoir et du régime, celle des dernières colonies françaises surgit naturellement aussi : c’est à La Réunion que le mouvement des gilets jaunes atteint rapidement son niveau maxima d’organisation, avec le contrôle de la majeure partie de l’île par des groupes tenant des « barrages » et contrôlant la circulation et les activités. Difficile, soit dit en passant, qu’un tel développement fasse partie d’un complot de l’extrême-droite, que l’on n’entend plus guère …

Fausse représentation, vraies doléances, irruption de la jeunesse.

Dans la semaine qui suit le 24 novembre, apparaît une coordination nationale autoproclamée de 8 membres, vite rebaptisée en groupe de « communicants officiels », et nullement représentative. Priscilla Ludoski et Eric Drouet les ont cooptés le dimanche 25 par visioconférence. Des épisodes croquignolets se produisent : la visite de ces deux là chez le ministre de Rugy, enregistrée en cachette par Eric Drouet, ce qui donne à entendre une conversation de café du commerce, mais pose la question de la publicité intégrale de tout échange avec les représentants du pouvoir, puis, deux jours après, la tentative du premier ministre E. Philippe de recevoir deux délégués, dont l’un, par ailleurs récusé par les « 8 » pour cause d’appartenance syndicale – à la CFDT, mais il s’avère qu’il était aussi candidat CGT aux élections professionnelles dans la Territoriale ! -, ressort tout de suite car il n’a pas obtenu l’enregistrement et la publicité de l’échange, tandis que l’autre discute paraît-il une heure avec le premier ministre mais, craignant pour sa vie, obtient que son identité soit tenue secrète …

Ces équipes de pseudo-représentants reflètent la nature petite-bourgeoise des premiers initiateurs, mais pas la réalité sociale de ce qu’est le mouvement, qui les ignore complètement. Ils lancent un questionnaire Internet sur les revendications, avec des questions orientées pour susciter des réponses réactionnaires du type « moins de taxe = moins de fonctionnaires ». Échec complet : les réponses produisent la rédaction d’un premier cahier de doléances qui, globalement, reprend les revendications du salariat, à commencer par la hausse des salaires, retraites et minima sociaux, le rétablissement des services publics, et le refus de la réforme annoncée des retraites. Deux passages posent problème (voir les notes de la rédaction sur le site APLS), sur les migrants, sans que l’on puisse parler de racisme (en fait la politique des gouvernements de Hollande n’était pas meilleure), et sur le régime de sécurité sociale des travailleurs indépendants, ce qui est peu par rapport aux craintes de l’opinion bien pensante « de gauche », bien obligée de constater le caractère « social » du mouvement, et commençant à dire qu’il s’est produit en lui un bienvenu « tournant social » alors que c’est le contenu clair et net de la vague qui se manifeste là, ni plus ni moins.

Les gilets jaunes de Commercy, dans la Meuse, appellent à la tenue d’ « assemblées populaires » partout. Alors que le barrage des directions syndicales nationales, dont nous allons reparler, fonctionne tant bien que mal, la jeunesse part au combat. Le vendredi 30 novembre, les enfants, frères et copains des « gilets jaunes » et des milliers d’autres lycéens se saisissent du mot d’ordre lancé par l’UNL ressuscitée (il s’agit de l’organisation lycéenne liée au syndicalisme étudiant) de mobilisation générale pour le retrait de Parcoursup, de la réforme annoncée du Bac, de celle du Bac pro et du projet de « Service National Universel » d’embrigadement de la jeunesse. C’est une déferlante, la première pour la jeunesse lycéenne dans sa masse, depuis de nombreuses années …

Le Maïdan à Paris … et au Puy-en-Velay !

Le samedi 1er décembre, avec des manifestations massives dans tout le pays, les beaux quartiers de Paris sont envahis par un « populo » qui y pénètre souvent pour la première fois. Manifestation syndicale et d’extrême-gauche regroupée à Saint-Lazare et gilets jaunes partout convergent et divergent en tous sens, et les jeunes de banlieue surgissent. Le climat de la capitale ce jour là a été au mieux dépeint par les quelques témoins présents qui avaient eu, auparavant, l’expérience du Maïdan ukrainien de 2013-2014 : ils font le rapprochement. Le symbole de la journée sera l’image de la statue (imitation en kit) de la Victoire (non, ce n’est pas une Marianne !) de l’Arc de triomphe, largement éborgnée, d’où un saisissement esthétique certain !

Emmanuel Macron était en Argentine ce jour là. De retour le lendemain, il inspecte les lieux et adresse ses saluts et encouragements aux forces de police et aux commerçants des Champs. Pas un mot pour les dizaines et dizaines d’éborgnés par la répression, de mains arrachées, ni pour la grand-mère marseillaise tuée à sa fenêtre par un lancer de grenade …

Ce même samedi, la préfecture du Puy-en-Velay a été largement incendiée (en mai 68 déjà elle avait été partiellement démolie). Macron se rend justement au Puy, incognito, pour réconforter et galvaniser le corps préfectoral et policier. Reconnu par des passants à sa sortie, il est conspué et poursuivi par une petite foule spontanément formée.

Irrésistiblement, les commentateurs pensent à Louis XVI reconnu à Varennes, en 1791 …

Protéger Macron.

Que manque-t-il ?

Dans une telle situation, que manque-t-il encore pour que soit donnée l’impulsion, la chiquenaude, qui chasserait Macron, ouvrant la crise révolutionnaire finale du régime de la V° République ?

Nous l’avons dit, rares sont les forces politiques qui appellent à cela. Beaucoup font les gros bras en appelant à une dissolution de l’assemblée voire en annonçant le dépôt d’une motion de censure : la motion de censure, c’est brasser de l’air en pissant dans un violon, la dissolution, c’est demander une cohabitation à Macron. Symptomatiquement, ceux qui sont réputés les plus « extrêmes » ne veulent souvent pas du mot d’ordre « Dehors Macron ». Que la direction du PS ne demande pas le départ de Macron, ni celle du PCF, ni J.L. Mélenchon quel que soit le niveau de vocifération affecté, n’étonnera pas. Mais il est intéressant de signaler que même ceux qui « devraient » ne le font pas.

Coup d’œil sur les « révolutionnaires ».

Ainsi, Philippe Poutou (NPA) déclare le 3 décembre : « La démission de Macron c’est sûr, ça ferait du bien. Mais après ? On aurait un autre gouvernement qui mènerait à peu près la même politique antisociale subie depuis des décennies ? Il faut une révolte à des millions en grève et dans la rue pour stopper la rapacité des possédants.« 

Il est étonnant qu’un militant syndicaliste qui sait ce que sont les rapports de force dans une entreprise, puisse s’imaginer que si le rapport de force dans le pays est tel que le président de la V° République soit renversé, un gouvernement identique lui succéderait : quel que soit le gouvernement existant (ou pas !), ce qui lui succéderait serait une situation révolutionnaire où se poserait la question de centraliser les comités apparaissant partout, voire de former directement une assemblée constituante ou une assemblée unique de représentants élus et révocables, sur la base de l’effondrement de l’appareil d’État bonapartiste, préfectoral et présidentiel. « Stopper la rapacité des possédants« , certes : mais pas de question plus politique, touchant donc à l’État, que cette question là !

Avec Lutte Ouvrière, démarche différente depuis le début, mais au final semblable : les militants de LO sont avec leur classe, et ont souvent mis le gilet. Mais ce ne sont pas eux qui lancent « Macron démission » et leur presse explique qu’il faut, patiemment, s’orienter vers la lutte pour les salaires dans les entreprises ! Certes, certes ; mais la lutte pour les salaires dans les entreprises consiste en quoi dans la situation présente, si ce n’est dans la centralisation de la lutte des classes contre Macron ?

Il est assez amusant de constater que la page Facebook d’Alternative libertaire est sur la même ligne, sur un mot d’ordre qui peut faire l’unanimité de toutes les centrales syndicales, celles à journées d’action comme celles sans : Contre la vie chère : augmenter les salaires ! Cela dit, il est moins surprenant, hé oui, de constater qu’une organisation de tradition anarchiste ne dit rien sur la lutte pour la destruction de l’appareil d’État capitaliste, que pour les organisations rattachées plus ou moins directement à une tradition trotskyste.

Revenant à celles-ci, du côté du POI (Parti Ouvrier Indépendant), l’on peut détecter deux discours déjà perceptibles lors de la réunion nationale, le 10 novembre, du « Comité national de résistance et de reconquête » (des acquis de 1945) : la conclusion apportée par Alexis Corbière pour la FI, à laquelle participe le POI, appelait au 17 novembre, tandis que l’intervention centrale de Patrick Hébert, dirigeant FO, appelait à la plus grande défiance.

La distribution des allégeances produit ce genre de contradictions ; mais l’essentiel est que, dans les deux cas, la question du pouvoir et de « Dehors Macron » n’est pas posée, comme en témoigne la suite des titres en gras du journal Informations Ouvrières depuis l’ouverture de la crise (21 novembre : Une colère légitime contre Macron, 28 novembre : Macron, la fuite en avant, – ou comment écrire « Macron » sans écrire « Dehors », puis, le 5 décembre, il vaut mieux ne même plus l’écrire : Ils veulent vivre, ils ont raison !, et 12 décembre : Tous disent : On n’en peut plus !).

La « mise en garde » de Patrick Hébert fut, c’est une première, saluée positivement dans la Tribune des Travailleurs, organe du POID (D pour « Démocratique ») du 21 novembre. Un pas en avant des masses, cette organisation avait fait ce printemps une manifestation, qu’APLS avait soutenue, sur le mot d’ordre « Dehors Macron« . Mais plus celui-ci monte dans le pays, moins elle le met en avant !

Il faut maintenant faire en sorte de trouver « une issue ouvrière à la crise », car, semble-t-il, une autre issue, pas ouvrière, risque de se produire. Soyons clairs : la chute de Macron ouvrant la crise finale du régime, au moment présent, ne peut être que l’œuvre, justement, de la classe ouvrière, du prolétariat. Bien entendu, elle ne règle pas tout par elle-même, mais elle mettrait tout sur la table, façon février 1917.

Il faudrait s’y opposer, aux côtés des appareils liés au maintien du régime ? « Rouge est le drapeau des travailleurs« , tempête Daniel Gluckstein le 21 novembre, en guise de réponse à l’irruption du prolétariat en gilet jaune 4 jours auparavant, et en écho au « Nous ne défilerons jamais avec l’extrême-droite » de Philippe Martinez.

Cerise sur le gâteau, la direction du POID met un billet anonyme en premier page de son journal, le 12 décembre, pour mettre en garde ses membres contre des « ex-militants, ex-partisans du trotskysme », etc., qui feraient campagne contre le fait que « rouge est le drapeau des travailleurs » ! « Plus que jamais, les travailleurs ont besoin d’organisations indépendantes. » Tout à fait : et la condition de l’indépendance, c’est le combat pour aider notre classe à poser et à résoudre la question du pouvoir (ce qui peut s’appeler le trotskysme, d’ailleurs). L’indépendance, c’est contre le capital et son État, jamais contre le prolétariat en mouvement. C’est cela, être « rouge » …

La place centrale des syndicats.

Nous avons pris des exemples, parfois de peu de portée, mais significatifs, pour montrer qu’autant la spontanéité jusqu’à un certain point va loin et vise juste, autant la démarche organisée qui reconnaît la lutte des classes quelle que soit la couleur du gilet et vise à aider celle-ci à se centraliser pour résoudre les vraies questions de la société et de l’État, demande une tradition politique qui, par la libre discussion, étaie une compréhension commune des événements et des taches.

Ceci dit, nous n’avons évoqué ci-dessus que des prises de positions supplétives, quelles qu’en soient les motivations. La force politique centrale qui s’oppose à la « chiquenaude » indispensable se situe dans les directions syndicales nationales.

Parce qu’elle est politique la grève générale est difficile.

En effet, la grève générale est nécessaire et sa nécessité est aujourd’hui posée par la crise politique et par le mouvement social.

Mais elle reste difficile faute d’un appel central, même les appels sincères et les initiatives de sections syndicales, d’unions départementales ou de fédérations ne pouvant débloquer ce verrou là. Il est donc erroné de dire que les confédérations syndicales sont « hors jeu ». Elles sont, au contraire, au centre du jeu.

La réalisation spontanée du Tous ensemble dans la grève, sans appel central, comme en juin 1936, août 1953, et mai 1968, reste une possibilité, mais l’éclatement du salariat, la précarité, la dispersion, la rendent plus difficile, non pas tant en éliminant les possibilités de grèves spontanées liées directement au bouillonnement présent – les « sorties » d’ouvriers des raffineries à l’approche du 1° décembre s’apparentaient dans une certaine mesure à cela – mais par le fait que, conjugué à la chape médiatique et à l’absence de relais syndicaux la plupart du temps (à la différence par exemple de Sud-Aviation à Nantes le 14 mai 1968), des « bulles » grévistes spontanées passent beaucoup plus inaperçues. C’est précisément en raison de ces conditions objectives (d’origine politique et syndicale, mais qui sont devenues objectives depuis des années), que le rendez-vous sur les ronds-points a joué le rôle de substitut – un substitut d’ailleurs assez efficace lorsqu’il s’est généralisé.

Ces conditions font de l’existence ou non d’un appel confédéral une question d’un très grand poids. Le vieux discours selon lequel « il ne suffit pas de presser sur un bouton« , lorsque, comme si, justement, quelqu’un avait pressé sur un bouton, les centaines de milliers d’employés et d’ouvriers des secteurs où la grève et le syndicat sont confrontés aux plus grandes difficultés, ne tient plus. C’est une question politique : un appel central vaudrait plus en tant que « levée de verrou » qu’en tant que simple appel, et c’est pour cela, par choix politique (sans justification syndicale sérieuse), que les directions s’y refusent.

Très vite, la direction de la CGT en premier lieu s’est rendue compte qu’il était impossible de « tenir » sur une ligne d’abstention, l’arme au pied. Elle a appelé à manifester le 1° décembre, ce qui a été tout à fait noyé et secondaire par rapport aux événements de ce jour là, mais qui visait à assurer les militants qu’on « bougeait ». C’est au début de la semaine suivante que les rapports réels les plus décisifs ont été les plus visibles.

Vers la grève générale : l’impulsion.

En effet, ce lundi 3 décembre, la discussion qui balaie les ronds-points, directement, et affleure aussi sur les réseaux sociaux – qui sont alors, notons-le, « en dessous » des ronds-points eux-mêmes comme expression directe du processus de mobilisation – est la suivante : après le prochain « samedi », l’ « acte 4 », il faut que ça continue en semaine en montant plus fort. Pour le lundi 10 décembre se préparait le « blocage total », appelant les gens à venir sur les ronds-points ou à rester chez eux.

De fait, la méthode du blocage se dirigeait vers l’appel à ne pas se rendre à son travail, c’est-à-dire à faire grève. A sa manière « non classique », le prolétariat en mouvement se dirigeait vers la reformulation de la thématique de la grève générale, dans les conditions du XXI° siècle.

Bien entendu – et des couches entières de militants syndicalistes étaient disposés à y aider – cette orientation vers le blocage-grève aurait conduit à des assemblées sur les lieux de travail, ou à des assemblées de sites dans les zones industrielles et artisanales, tout en se combinant à la redécouverte des assemblées générales par les lycéens, contre lesquels administration et police font tout pour qu’ils n’y parviennent pas.

Vers la grève générale : la suspension.

Si le processus conduisant à la grève-blocage, ou au blocage-grève, antichambre immédiate de la grève générale, le lundi 10 décembre, a été enrayé, c’est par deux initiatives politiques.

L’une est venue du premier ministre annonçant, le 4 décembre, un premier recul, à savoir la suspension des hausses annoncées sur les carburants, recul en désordre car le lendemain l’Élysée faisait savoir que la suspension était une annulation pure et simple. Premier recul général de l’exécutif Macron.

L’autre est l’annonce d’un calendrier syndical, la direction de la CGT faisant savoir que « d’ores et déjà » – admirable expression !!! – elle appelait à une journée interprofessionnelle et unitaire de grèves et de manifestations le … 14 décembre.

Plus encore : le 5 décembre, le président Macron appelait au secours les « corps intermédiaires, » syndicats en première ligne, qu’il avait jusque là affecté de ne pas consulter. Immédiatement après cet appel, les dirigeants CGT et CFDT Martinez et Berger invitaient tous les dirigeants syndicaux nationaux à une rencontre le lendemain, au siège de la CFDT. Cette rencontre adoptait une déclaration signée par tous, sauf Solidaires, déclarant saisir la main tendue par le président et condamnant « la violence dans l’expression des revendications« .

Les conditions d’un « bail » pour Macron et Philippe étant ainsi mises en place, la violence de la répression, justement, redoublait : ce fut, ce même jeudi 6 décembre, l’infâme agenouillement forcé pendant des heures, de 152 lycéens de Mantes-la-Jolie, qui devint dès le lendemain, mimé par des dizaines de milliers de gilets jaunes et de manifestants, le symbole de la honte de ce pouvoir qui doit tomber, et ce fut le déploiement militaire sur Paris, pour le samedi 8 décembre, avec les blindés comme la cavalerie de sortie.

Le lundi 10 au matin, tous les « corps constitués » (avec le seul refus de Solidaires et alors que dans la CGT, dans FO, les protestations de structures syndicales contre l’acte de collaboration avec le pouvoir se multiplient) se rendent à l’invitation de Macron à l’Élysée (où il se trouvait, apprend-on, l’avant-veille, entre dispositif d’attaque au gaz paralysant d’éventuels assaillants, avec un hélico prêt), qui déclare consentir à « les écouter » pour écrire son adresse télévisée au pays du soir.

Celle-ci ne contient pas, ainsi qu’on a pu rapidement l’analyser, de concession sérieuse : les « 100 euros » ne concernent pas le SMIC, ni tous les Smicards, ni pour janvier mais pour avril voire juin 2019, et l’exonération de CSG ne concerne pas non plus tous les retraités annoncés, loin s’en faut. Reste que l’exécutif s’est mis à reculer (et que le Macron qui parle lundi soir est vitreux, d’une maîtrise parfaite, mais quasi cadavérique).

En interne-externe à la CGT et aux autres organisations syndicales, le discours paraît se « durcir » : il faut chercher la grève, annonce P. Martinez, et une grande journée, ou peut-être même, vous allez voir, seront prononcés les mots de « grève générale », se prépare pour le … 19 janvier (un samedi). Il est en effet essentiel, pour « tenir » les cadres syndicaux intermédiaires mécontents, mais qui doivent relayer cahin-caha les choix centraux, de leur donner le sentiment qu’ils préparent des grèves et travaillent à l’extension, voire à la grève générale. Un appareil syndical peut donc, bien entendu, parler, à mi-voix ou ouvertement, « grève générale », surtout après que celle-ci ait été évitée, de peu, et surtout si les nouvelles journées d’action ainsi appelées, déconnectées du mouvement réel, ne voient que peu de participation, confirmant ainsi pour le cadre syndical intermédiaire l’idée que « les salariés ne sont pas prêts« . C’est là tout un art, une science … qui, il est vrai, atteint aujourd’hui ses limites.

Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que la « grande » journée du 14 décembre n’ait pas été saisie par le mouvement réel pour se cristalliser à nouveau et reprendre son élan, même si des milliers de travailleurs, de syndicalistes, de gilets jaunes, de jeunes … se sont retrouvés à cette occasion ainsi que cela se produit de plus en plus souvent et partout.

Premier bilan.

Palier.

Le récit ci-dessus permet, espérons-le, de comprendre que nous sommes arrivés à un palier, sans que rien ne soit terminé. Disons que, sauf un de ces imprévus qui font partie désormais du cour des choses, le régime et son président savent qu’ils passeront les fêtes, ce qui n’était pas certain entre le 24 novembre et le 8 décembre.

Ce palier s’exprime par des phénomènes de dispersion et de réflexion, et des différenciations, entre groupes de gilets jaunes. Dans la Meuse, au pôle « assemblée populaire » de Commercy, s’oppose le groupe de Bar-le-duc qui reprend des thèmes réactionnaires. A Montluçon, dans l’Allier, les gilets jaunes se sont divisés en deux factions selon l’acception ou non de rapports avec les syndicats : la faction anti-syndicale est « menée » par un ancien du FN, la faction unitaire, plus importante, par un militant ayant animé auparavant des luttes contre les fermetures de classes puis contre l’implantation d’éoliennes. La fatigue et la diminution du nombre de participants aux barrages et initiatives diverses permettent aux éléments petits-bourgeois et anti-ouvriers de revenir quelque peu.

L’expression de cette confusion est à présent constituée par les thématiques du « référendum d’initiative populaire » et du « tirage au sort« . Ces thèmes n’occupent pas un vide momentané parce que le populo des ronds-points serait un ramassis de complotistes (FranceTVinfo appelle Étienne Chouard la « coqueluche des gilets jaunes » : ceci ne nous apprend rien sur les gilets jaunes, mais nous confirme que dans les fantasmes d’une intelligentsia inculte qui met des représentations idéologiques à la place des faits, les gilets jaunes doivent être ainsi !). Ils occupent un vide momentané parce que la chute de Macron est différée (mais pas écartée !) et que donc certains se rabattent sur telle ou telle formule « démocratique » de substitution.

Assignation du « populo » au « facho ».

Ce qui, surtout, permet d’entretenir sur les réseaux sociaux « de gauche » la peur compulsive du populo soupçonné d’être facho – associée au désir compulsif, en fait, d’assigner le « populo » aux « fachos » !

A cet égard aussi, il y aura un avant et un après. Disons-le : des milliers de militants « de gauche » voire plus ont réagi comme d’autres avaient traité les Syriens d’islamistes en 2011, et les Ukrainiens de nazis en 2013-2014, sauf que cette fois-ci cela se passait en bas de chez eux. La capacité d’aveuglement idéologique devant l’expression du réel est une sévère faillite pour nombre d’entre eux. C’est d’autant plus triste pour ceux qui n’avaient pas traité les Syriens d’islamistes ou les Ukrainiens de nazis, mais qui viennent de traiter les Français de complotistes, de les voir, justement, céder au plus pur complotisme en guise d’explication de l’histoire …

La création des formes …

D’ores et déjà, les formes adoptées par le prolétariat pour agir doivent faire réfléchir et susciter des analyses. Il n’y a pas que les bureaucrates, les apparatchiks et les idéologues à refuser de voir tant l’irruption du nouveau que sa combinaison avec l’ancien et la manière dont, finalement, le nouveau refonde l’ancien sur une base supérieure.

Cette difficulté à appréhender le nouveau est universellement répandue. Rappelons qu’en 1905, après avoir pourtant expliqué que le rôle du pope Gapone à Saint-Petersbourg, ainsi que celui, moins connu, des frères Chendrikov (un clan mafieux) dans les grèves de Bakou, ne voilait pas pour autant le caractère prolétarien, et démocratique, de ces mouvements, les bolcheviks se sont quand même énervés, malgré Lénine en l’occurrence, contre l’apparition des soviets, ces machins bizarres initialement sans partis ni syndicats.

Depuis la dernière grève générale en France, celle de 1968, la grève générale a été contenue dans notre pays, notamment lors des grandes poussées par « substitution » de 1995 (les cheminots), 2003 (les profs), 2006 (la jeunesse). Le mouvement de 2010 sur les retraites a sonné la fin de ce type de formes de la lutte des classes en France.

Des formes nouvelles se sont cherchées, dans les rassemblements de la campagne Mélenchon de 2012 (qui étaient alors une nouveauté), dans les grèves bretonnes devenues ensuite le mouvement des « bonnets rouges » à l’automne 2013, dans la poussée du printemps 2016 contre la loi El Khomri …Elles viennent, en grande partie, de se trouver.

Le rapport à la Révolution française et le retour vers la grève générale à partir de lui.

Les grandes luttes se tournent toujours vers une histoire, vers un récit, pour s’en alimenter.

Par dessus l’histoire du thème de la grève générale en France, la vague des gilets jaunes a ainsi interpellé la révolution française, celle de 1789-1793.

Outre l’inconscient collectif, et en relation avec lui, il y a à cela une raison décisive : la violence.

D’abord, la violence sociale envers les victimes du capitalisme contemporain, puis, de leur part, la violence de l’action directe, ce thème du syndicalisme révolutionnaire, en son temps en rupture avec l’héritage révolutionnaire républicain, retrouvé par eux en référence à ce même héritage. La Marseillaise et le drapeau, diffusés non par le RN comme l’ont fantasmé les bien-pensants effrayés de gauche, ni d’ailleurs par la FI dans le cadre de l’idéologie du « populisme », « de gauche » ou non, mais véhiculés par le foot, l’école et les manifs d’après les attentats islamistes, sont réapparus comme symboles de combat social.

Les gens mobilisés l’ont directement exprimé : il s’agissait des couleurs de la violence révolutionnaire. Affronter physiquement ceux qui détruisent nos vies est revenu à l’ordre du jour.

Outre la violence, effective et potentielle, à laquelle les groupes armés de l’appareil d’État sous la V° République ont largement répondu par une violence massive, la part des rumeurs, fausses rumeurs et autres, ainsi que l’existence de préjugés populaires, dont parfois le racisme et l’antisémitisme sont présents, indépendamment d’ailleurs de l’ « extrême-droite » : dire que c’est le prolétariat ne signifie pas que ce sont des anges. Mais en même temps toute vraie mobilisation brasse les gens et reforge les consciences.

Et, comme je l’ai indiqué au cours de cet exposé des principaux faits, à travers même sa dynamique de « ronds-points » et de « drapeaux », au lendemain de la « journée insurrectionnelle », de ce Maïdan parisien du 1er décembre, le mouvement engagé s’apprêtait à reconstruire à sa façon la grève générale, refondant les « formes classiques de la lutte des classes » par l’action directe du prolétariat d’aujourd’hui – de sorte que quiconque voudrait opposer les dites « formes classiques » à l’irruption des nouvelles agit en réalité contre les unes et les autres.

Contenu social et dynamique internationale.

Cette dynamique est sociale – prolétarienne : le prolétariat, c’est la majorité humaine qui ne peut vivre qu’en vendant sa force de travail et qui y parvient de moins en moins. Ce n’est donc pas à la « construction d’un peuple » dans une « révolution citoyenne » que nous assistons, même si, bien entendu, l’aspect d’auto-construction collective avec sa dimension nationale sont présents, mais cela, c’est prolétarien !

Ce n’est pas non plus à un « scénario à l’italienne » tant redouté. Toutes les contradictions rapidement décrites ici se retrouvent dans l’écho international de ces événements. Le régime du maréchal Al Sissi en Égypte a interdit la vente de gilets jaunes ! Steve Bannon et Alexandre Douguine se disent contents, mais des gilets jaunes sont déjà apparus à Moscou, en Bulgarie, en Irak. L’appropriation du symbole par l’extrême-droite ne marchera pas, parce qu’à un niveau profond, le monde a entendu, depuis la France, le bruit de quelque chose comme la prise de la Bastille, ou, mieux, comme l’insurrection du 10 août 1792. Parions que c’est en Afrique que l’écho sera le plus profond, le mieux entendu.

Dépeindre un « scénario à l’italienne » c’est faire retomber sur les plus larges masses la responsabilité de l’implosion des formations politiques traditionnelles, dont Macron est le résultat.

Devant nous.

Macron, justement, est cassé. Au delà de l’aspect personnel, c’est la fonction présidentielle qui est cassée. C’est pour cela que la situation ne va pas se stabiliser et que la crise va continuer. Excellente nouvelle !

On ne voit en effet pas comment le régime de la V° République, qui vient de déraper, pourrait se rétablir rapidement. L’enjeu immédiat est pour lui le suivant : est-il bien raisonnable de reprendre la course aux « réformes » et comment faire passer la retraite à points et la casse du statut des fonctionnaires ?

Inversement, contre eux, l’enjeu est le suivant : les listes de revendications, les cahiers de doléances, l’exigence d’abrogation de toutes les lois anti-sociales, El Khomri, ordonnances contre le code du travail (l’une et l’autre affaiblies par le maintien du tarif des heures supp’ dans les transports et par les contestations juridiques du plafonnement des indemnités prud’homales, qui ne se sont pas produits par hasard ces derniers jours), Parcousup, réforme du bac … doivent monter.

La V° République vient de vivre son « dimanche rouge ». Elle va essayer de rebondir. Nous entrons dans le délai qui conduit à la prochaine bataille. Ce délai sera agité : le contrecoup doit voir surgir la créativité et les luttes.

« Selon la théorie des amateurs de luttes « réglées et disciplinées » d’après un plan et un schéma, de ceux particulièrement qui veulent toujours savoir exactement de loin comment « il aurait fallu faire« , la dispersion de la grande action de grève générale politique en janvier 1905 fut probablement une « grosse faute » qui « paralysait » cette action, et la changeait en un « feu de paille ». Même le parti social-démocrate de Russie, qui est bien acteur, mais non « auteur » de la Révolution, doit en apprendre les lois seulement par son cours même … » (Rosa Luxemburg, Gréve de masse, parti et syndicats, 1906).

Continuons pour conclure :

« Effectivement : que pouvait donner de plus la grève générale en janvier ? Seule, une inintelligence complète pouvait s’attendre à l’anéantissement de l’absolutisme d’un coup par une seule grève générale « prolongée » d’après le type anarchiste. C’est par le prolétariat que l’absolutisme a besoin d’être renversé en Russie. »

Parfaitement !

VP, le 16/12/18.