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Samuel Hayat: "On arrive à un niveau de répression qui caractérise les régimes autoritaires"

Gilets-jaunes Répression

Lien publiée le 17 décembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://lemediapresse.fr/social/samuel-hayat-on-arrive-a-un-niveau-de-repression-contre-les-gilets-jaunes-qui-caracterise-habituellement-les-regimes-autoritaires/

Samuel Hayat est sociologue, chercheur au CNRS et auteur de Quand la République était révolutionnaire. Citoyenneté et représentation en 1848, paru aux éditions du Seuil en 2014. Le Média s’est entretenu avec ce Chercheur engagé, soutien des Gilets jaunes, afin qu’il nous aide à comprendre un mouvement difficile à saisir scientifiquement.

Le mouvement des Gilets jaunes brille par son caractère à la fois protéiforme et hétérogène. L’ambivalence de ses modes d’actions est également sujet à une multitude d’interrogations. Qu’est-ce que le mouvement des Gilets jaunes ? Quels sont leurs répertoires d’actions collectives ? Que dit ce mouvement sur l’état du régime représentatif qui est le nôtre ? Pourquoi les syndicats paraissent autant à la traîne ? Samuel Hayat nous aide à y voir un peu plus claire au sujet d’un mouvement social parmi les plus complexes de ces dernières décennies.

Le Média : Concernant les gilets jaunes, vous parlez de mouvement national et autonome, réfutant le terme de « jacquerie ». Comment analysez-vous le mouvement, dans sa sociologie et ses modes d’action ?

Samuel Hayat : Le mouvement, et c’est une des clés de sa longévité, articule deux formes de mobilisation. D’un côté, des mobilisations très locales, c’est-à-dire ancrées dans des réseaux de sociabilité très locaux, près de là où les gens vivent. Et d’un autre côté, des moments d’utilisation d’un répertoire d’action national, moderne (en sens de Charles Tilly, théoricien du répertoire d’action collective), plus classique, au plus près des institutions et des lieux de pouvoir à Paris. La combinaison entre les deux est quelque chose de très efficace car l’ancrage local permet de tenir dans la durée et permet d’avoir un mouvement qui ne s’épuise pas dans des manifestations qui sont très coûteuses en temps, en énergie et en argent aussi, pour les personnes qui doivent se déplacer à Paris. Et à côté de ça, les moments de mobilisation parisienne donnent de la visibilité – s’il n’y avait que des actions locales les médias y accorderaient moins d’attention, en conséquence de quoi le mouvement disparaîtrait. Le mouvement a donc réussi à trouver une forme d’ambivalence efficace et qui s’ancre de plusieurs manières dans l’histoire longue des protestations en France, y compris si l’on remonte jusqu’à avant la Révolution française. C’est à mon sens une des clés du succès de ces mobilisations.

Dans un de vos textes vous évoquez, parmi d’autres hypothèses, que les régimes représentatifs seraient « une expérience historique particulière qui serait en passe de prendre fin ». Pouvez-vous développer ce point ?

Clairement, il y a une forme de régime représentatif qui semble d’être largement épuisée, c’est celui que Bernard Manin appelle la « démocratie des partis ». C’est-à-dire la compétition électorale reposant sur un affrontement entre organisations de masse, des partis politiques auxquels les gens s’identifieraient dans la durée. Cette forme d’organisation de la représentation est remise en question de plusieurs manières, en premier lieu par l’apparition de nouveaux pouvoirs non-élus : les organisations internationales, régionales ou supranationales, ou encore les multinationales capitalistes qui ne rendent aucun compte aux citoyens. Tout cela fait que le pouvoir des États s’affaiblit. Et dans le même temps, on fait moins confiance aux partis politiques pour représenter nos intérêts à la tête de ces États. Mais pour autant, l’échec de la démocratie des partis ne conduit pas nécessairement à une disparition ni même à un affaiblissement de la représentation politique. En revanche, il s’agit de la remise en cause d’une forme particulière de gouvernement représentatif qui ne fonctionne plus.

Vous évoquez aussi Bourdieu et son analyse de la représentation politique, définie comme un « moyen de domination spécifique ». Ce moyen de domination est-il en train d’éclater ?

Le capital politique, chez Pierre Bourdieu, est un type de capital qui relève du pouvoir symbolique et qui repose sur la croyance des représentés dans le pouvoir de représentation des représentants. Cette croyance, le fait de s’en remettre, de faire confiance de manière totale à un parti pour nous représenter, a disparu. Le type de représentation politique que Bourdieu étudie au début des années 1980 et dont il voit l’incarnation dans le Parti Communiste, s’appuie sur une forme de remise de soi à un parti qui a disparu. Tout cela ne signifie pas que la domination politique ou le capital politique n’existent plus. Seulement, la politique va davantage reposer sur des formes de capitaux politiques plus personnelles, acquis par des personnes qui travaillent à leur surface médiatique propre, à leur image. C’est ce que Bernard Manin appelle la « démocratie du public ». Il s’agit d’une forme de gouvernement représentatif où se recréent des formes personnelles de liens, par les médias, entre des représentants très individualisés et des représentés qui placent leur confiance dans ces personnes, davantage que dans des appareils.

Ce n’est pas que la représentation politique qui est mise à mal. La représentation sociale et le mouvement syndical, le sont aussi. Comment l’expliquez-vous ?

Les syndicats sont pris dans des contraintes très nombreuses : ils doivent respecter les souhaits de leurs adhérents, dont peut-être une partie est engagée dans le mouvement des Gilets jaunes. Mais ils sont aussi pris dans des relations avec les partenaires sociaux comme les représentants du patronat, avec l’État, et dans tout ce système institutionnel ils doivent apparaître comme des partenaires crédibles. Ce qui veut dire, pour un syndicat « sérieux », qu’il n’est pas possible se mettre à la remorque d’un mouvement contestataire, surtout s’il n’est pas parti des lieux de travail. Les syndicats veulent rester maîtres de leurs agendas et maîtres de l’agenda social. Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’on sort d’une très large défaite syndicale suite au mouvement du printemps 2016 contre la loi travail. Cette défaite a posé de sérieuses questions, non pas sur la capacité de mobilisation des syndicats qui sont toujours réelles – la CGT a beaucoup mobilisé sur le terrain – mais sur sa capacité à engranger des succès par la protestation. Les syndicats, du moins les directions syndicales, ont alors tout intérêt à rester prudentes. Mais il y a d’autres initiatives autour de syndicats plus combatifs comme Solidaires, qui appelle à de grandes journées de mobilisations, et qui se trouvent rejoints par des directions syndicales poussées par leur base, comme à la CGT. Il s’agirait pour eux de transformer le mouvement des Gilets jaunes en grève générale, mais pour l’instant, cela ne reste que des appels qui ne sont pas encore suivi d’effets.

Dans un autre de vos textes, vous expliquez que la classe politique délégitimait la manifestation en arguant que celle-ci ne représentait que des intérêts particuliers. On dirait que cet argument n’est plus tellement valable tant le mouvement des Gilets jaunes paraît hétérogène. Quelle est votre analyse à ce sujet ?

Ce qui est très étrange, c’est que le mouvement des Gilets jaunes a commencé autour d’une question qui est d’intérêts « particuliers » : l’idée de départ était effectivement la défense des intérêts des automobilistes (contre la hausse des taxes sur le carburant). Mais très rapidement, le mouvement a élargi son spectre d’actions et ses revendications pour intégrer une série de revendications qui ne relèvent pas de la défense d’intérêts particuliers aisément identifiables. Par exemple : le fait de vouloir zéro SDF, de vouloir une meilleure prise en charge des malades psychiatriques, d’arriver à des formes de démocratie où les citoyens exercent un véritable contrôle. Tout cela est à mon sens l’expression, non pas d’intérêts catégoriels, non pas même d’intérêts matériels au sens strict, mais de ce qu’on peut appeler selon l’expression d’E.P Thompson, d’une économie morale. Ce qu’ont fait les Gilets jaunes a consisté à mettre en forme et sur le devant de la scène certains principes moraux, très largement partagés, sur les normes qui doivent réguler et régir l’économie. Cela a deux conséquences qui jouent dans la force du mouvement. D’une part, il est impossible pour le gouvernement de rejeter ces mouvements comme étant l’expression d’intérêts particuliers. D’autre part, cela permet, sinon à tout le monde, du moins à de très larges pans de la population, de s’agréger au mouvement ou de se sentir concernés. Et ce, qu’il s’agisse d’automobilistes ou pas, de personnes qui vivent en zones périurbaines ou non, etc. C’est une autre des grandes forces de ce mouvement qui, à mon avis, ne relève pas d’un choix seulement stratégique des personnes qui ont construit cette mobilisation. C’est plutôt l’expression d’un profond attachement populaire à cette économie morale et d’un fort sentiment de trahison de cette économie morale par le pouvoir actuel.

Lire aussi : Thibault Muzergues : « Les Gilets jaunes sont une véritable jacquerie dans son sens historique, une rébellion des petits contre les gros »

Depuis la IIIe République, la gestion de la rue est progressivement passée à ce qu’on appelle encore aujourd’hui le « maintien de l’ordre ». Au regard des violences exercées par les CRS durant les dernières manifestations, sommes-nous toujours dans ce registre de « maintien de l’ordre » ? Où sommes-nous revenus à des logiques plus « militaires » ?

On peut toujours parler de « maintien de l’ordre », mais c’est un maintien de l’ordre mis en échec. Il a d’abord été mis en échec parce que le 1er décembre, les formes de protestations qui ont eu lieu n’ont pas relevé de la manifestation encadrée telle qu’elle a été définie et cristallisée au début du XXe siècle. Toute la doctrine de « maintien de l’ordre » qui a été inventé à cette époque repose sur le contrôle pacifique des masses manifestantes, sur la responsabilisation des organisations, syndicales notamment, qui doivent assurer un service d’ordre, déposer et négocier un parcours en préfecture et qui s’engagent à maintenir l’ordre elles-mêmes à l’intérieur du cortège. Ces modalités de maintien de l’ordre négocié » ont été mises en échec par le mouvement Gilets jaunes qui ne repose pas sur des organisations, qui ne dépose pas de trajet en préfecture, qui ne crée pas de service d’ordre.

Cela a amené l’État à modifier profondément son mode de maintien de l’ordre en utilisant ce qu’on a vu le 8 décembre, à savoir une gestion, non pas militaire, mais en tout cas policière de la rue. On a vu le pouvoir utiliser à plein tous les pouvoirs de police à sa disposition. En usant et abusant des contrôles d’identité et de l’arsenal législatif répressif qui s’est progressivement construit ces dernières décennies, le pouvoir nous amène dans une situation qui ne relève plus du traitement démocratique des mouvements protestataires. On a notamment vu ce que pouvait donner l’utilisation de ce nouveau délit, la « participation à un groupement violent », qui rappelle la loi anti-casseurs de 1970. Cette nouvelle manière de qualifier les faits n’est pas le fruit d’une gestion militaire. On reste dans le cadre de l’État de droit et d’une gestion policière et judiciaire, mais d’une manière si extensive qu’on arrive à un niveau de répression qui caractérise habituellement les régimes autoritaires. Pour exemple, la préfecture annonce, pour le samedi 8 décembre, à Paris, environ 1000 interpellations sur 10 000 manifestants recensés. Cela signifie que 10 % des manifestants ont été arrêtés. C’est un chiffre effrayant et inédit. C’est un chiffre qui n’est pas du tout courant dans une démocratie. À mon sens, on reste dans une doctrine de maintien de l’ordre mais on utilise, jusqu’à l’extrémité, tous les moyens de contrôle policiers de la rue pour empêcher la protestation d’avoir lieu.

Qu’est-ce que vous répondez à ceux qui prétendent que les gilets jaunes seraient un mouvement « incohérent » ?

La cohérence, c’est toujours quelque chose de construit, une affaire d’interprétation. Il est sûr que le fait de se doter de porte-paroles uniques qui portent la voix d’un mouvement est quelque chose qui garantit cette cohérence, en faisant disparaître la diversité d’un mouvement. En ce sens, l’absence de porte-paroles reconnus, officiels, écoutés, unifiés, pose peut-être un problème de cohérence. Mais qui a besoin de cette cohérence ? Ce sont ceux qui veulent enfermer le mouvement dans quelque chose d’unidimensionnel. Or, nous avons affaire à un mouvement pluridimensionnel. L’absence de cohérence est l’autre face de l’expression d’une véritable diversité dans les prises de parole. Et il me semble que cette diversité laisse entrevoir une véritable cohérence ; une cohérence sur le type de normes et sur le type de revendications qui sont défendus par ces voix éparses de gilets jaunes dans les médias. Ces voix portent chacune une parole singulière et pourtant elles se recoupent, donnant à voir une cohérence, même si elle est d’une nature différente de celle que crée une organisation.

On a vu Emmanuel Macron lors de son allocution à 20h, hier. Pensez-vous que ses annonces sont adaptées à la situation et à ce que revendiquent les Gilets jaunes ?

Adapté pour qui ? Le but d’Emmanuel Macron est que le mouvement s’arrête. Si ses déclarations étaient adaptées à ce but, nous le saurons bientôt. Va-t-il réussir à faire s’arrêter le mouvement ? S’il y parvient, est-ce que ce sera le résultat de ses annonces ou de la répression inédite ? Pour le moment, il fait les deux, il fait des annonces pour répondre à une partie des revendications des Gilets jaunes, et en même temps il utilise l’outil répressif. On verra si cela fonctionne. Mais de mon point de vue, quel que soit le résultat, cette stratégie est inadaptée à la situation. Ce que demandent les gilets jaunes, c’est un changement beaucoup plus profond, la restauration d’une confiance dans le champ politique qui s’est entièrement brisée. C’est la limite du mouvement, et son aspect potentiellement conservateur : il s’agit de restaurer un ordre, de refaire communauté, quitte à laisser de côté toute une série de questions, notamment les dominations de race et de genre, absentes des revendications. En cela, il n’est pas impossible pour le pouvoir de restaurer la confiance, de réaffirmer un pacte social jugé brisé, mais il faudrait pour cela des mesures considérablement plus importantes, et un profond changement d’attitude. Mais une chose est sûre : Emmanuel Macron n’a pas du tout entendu ni pris la mesure de la défiance qui s’exprimait à travers ce mouvement.