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Gilets jaunes : le retour fracassant de la lutte des classes

Gilets-jaunes

Lien publiée le 18 décembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.marianne.net/debattons/billets/gilets-jaunes-le-retour-fracassant-de-la-lutte-des-classes

Dans les milieux politiques, intellectuels et médiatiques, tous les détours sont bons pour éviter de décrire la réalité de ce qui se produit en France depuis un mois. De la psychologisation du président, qui serait un mauvais père, un piètre pédagogue, aux analyses sur la France des champs contre la France des villes, nos élites évitent de prononcer ces mots : « classes sociales ».

La lutte des classes, conflit politique, social et culturel qui oppose celles et ceux qui possèdent à celles et ceux qui travaillent, est de retour. Voilà pourtant trente ans que nos élites la disaient enterrée, appartenant à une histoire définitivement révolue. Les étudiants en première année de sociologie connaissent bien cette théorie, encore largement enseignée, en dépit des faits, au lycée et à l’université : nous vivrions dans une société « moyennisée ». Il n’y aurait plus ni sommet ni base, sous forme pyramidale, mais plutôt une toupie, avec un peu de pauvres, un peu de riches – juste ce qu’il faut – et au milieu une grande classe moyenne au mode de vie harmonisé et aux revenus globalement semblables. Cette configuration miraculeuse n’a jamais existé : les sociologues qui l’ont annoncé dans les années 1980 n’avaient pas anticipé la financiarisation de l’économie, la contre-révolution néolibérale et l’affaiblissement des collectifs de travail. Dès le milieu des années 1990, les inégalités sont reparties à la hausse.

La crise financière a changé la donne

Depuis, la lutte des classes n’a pas disparu mais elle était le jouet des classes bourgeoises, cette oligarchie aux revenus et au pouvoir grandissant, dont l’un des représentant majeur, le milliardaire américain Warren Buffet, n’hésitait pas à assumer en 2005 : « Il y a une lutte des classes, évidemment, mais c'est ma classe, la classe des riches qui mène la lutte. Et nous sommes en train de gagner ». A cette conscience de classe des plus riches ne s’opposait plus guère de combativité des classes dominées, à part dans les secteurs les plus syndiqués, isolés et âprement combattus.

La crise financière a pourtant changé la donne : le décrochage des plus précaires, le développement du chômage de masse, les politiques agressives envers les plus pauvres, ont modifié les représentations que le peuple français a de lui-même. En quelques années, l’identification à une grande classe moyenne harmonieuse à diminué. Dès 2013 nous observions, dans une enquête du CNRS consacrée aux représentations des inégalités[1], que de plus en plus de Français s’identifiaient à « la classe populaire ». Dans cette même enquête, un résultat inédit apparaissait : 67% des Français étaient en accord avec l’idée que la société était caractérisée par un conflit de classe. Et ce n’était pas une vue de l’esprit, une idée abstraite issue d’un bourrage de crâne marxisant (au demeurant fort absent des principaux canaux idéologiques dans ce pays) : l’enquête montrait que plus les gens s’identifiaient à la classe populaire, plus ils avaient du mal à boucler leur fin de mois et plus ils avaient le sentiment de vivre dans un pays avec des classes en conflit.

Le président du « nouveau monde » a paradoxalement réactivé la bonne vieille lutte des classes

Quelques années après cette enquête, l’élection présidentielle de 2017 fut un test grandeur nature du retour de l’antagonisme de classes en France : alors que les scrutins précédents comportaient un vrai flou sociologique dans les choix des électeurs (on se souvient du vote Sarkozy en 2007, à la fois bourgeois et populaire), cette dernière élection a clairement été le théâtre d’un vote de classe aux deux extrémités de la société : si l’abstention, le vote Mélenchon et le vote Lepen ont rassemblé les classes populaires et moyennes, les franges diplômés et riches de la société ont plébiscité Fillon et Macron. Ce dernier était donc à la fois le candidat de ses riches donateurs et de ses riches électeurs : un double président des riches.

Par son mépris, sa politique fiscale favorable aux plus aisés et la succession de mesures nocives pour les plus modestes (réforme du code du travail, désindexation des pensions de retraites et des allocations familiales, réforme de l’assurance-chômage…), le président du « nouveau monde » a paradoxalement réactivé la bonne vieille lutte des classes. Sa personnalité même a rendu visible la mainmise des classes supérieures sur les moindres décisions politiques, leur relative indifférence à l’égard des moins bien nées qu’elles et leur séparatisme croissant vis-à-vis du reste de la population. Autrement dit, les « petites phrases » de Macron en disent plus long sur sa sociologie que sur sa psychologie.

La hausse des taxes sur le carburant a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de la conscience de classe croissante de la population : ce sentiment diffus d’être méprisé, malmené, sans cesse sermonné pour un mode de vie qu’on n’a pas choisi et par un gouvernement qui ni ne parle pour nous ni nous ressemble. Dès le début du mouvement des gilets jaunes, le mépris des élites a été le combustible d’une colère qui s’est étendue à l’ensemble du territoire : la bonne conscience écologique érigée en nouvelle morale de la classe bourgeoise a été la dernière expression de sa morgue, face à un mouvement devenu explosif et face auquel elle doit désormais faire le dos rond. Les images de belles voitures retournées et brûlées ont fait le tour du monde, tandis que faisaient irruption pendant nos journaux télévisés des personnes jusqu’ici absentes de nos écrans : les employés, les ouvriers, les chômeurs. Souvent des femmes, exprimant sans filtre la galère de leur quotidien, le stress des fins de mois, la rage que leur inspire le ton doucereux de nos gouvernants. Quel contraste avec le rythme normal de de notre télévision, dont les intervenants sont à 60% des cadres, selon le baromètre de la diversité du CSA[2] !

Et plus la parole s’est libérée, plus ces visages sont apparus sur nos écrans, plus le mouvement s’est intensifié. La classe populaire a trouvé dans le gilet jaune son nouvel étendard. Est-ce le drapeau rouge de l’âge d’or du mouvement ouvrier ? Une chose est sûre : comme les classes laborieuses d’antan, les gilets jaunes font fuir le bourgeois. La première enquête sur la composition sociologique du mouvement fait état d’une surreprésentation des employés et une sous-représentation des cadres[3]. Dans l’opinion, la tendance est la même : si 62% des ouvriers soutiennent le mouvement, ce n’est le cas que de 25% des cadres et professions intellectuelles supérieures[4]. Le gilet jaune ne se met porte pas sur un costume ou avec des baskets blanches.

Pour l’ensemble du peuple français, cette résurgence d’un conflit de classe est une très bonne nouvelle : quoi de pire qu’une guerre invisible, menée par une oligarchie toujours plus puissante contre un peuple divisé et sans cesse diverti par les obsessions identitaires et les clivages factices – CDI contre précaires, salariés contre indépendants, nationalistes contre « progressistes » ? La lutte des classes que les gilets jaunes ont rouvert rend la démocratie plus forte : en nous permettant d’identifier clairement nos adversaires, elle rend la confrontation possible. Pour l’oligarchie, quelle que soit l’issue du mouvement, les années fastes sont terminées.


 


[1] http://www.dynegal.org/sites/default/files/focus_d...

[2] https://www.csa.fr/Informer/Collections-du-CSA/Travaux-Autres-publications-rapports-bilans-etudes-d-impact/L-observatoire-de-la-diversite/Les-resultats-de-la-vague-2017-du-barometre-de-la-diversite

[3] https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/12/11/gilets-jaunes-une-enquete-pionniere-sur-la-revolte-des-revenus-modestes_5395562_3232.html

[4] https://jean-jaures.org/nos-productions/les-gilets-jaunes-revelateur-fluorescent-des-fractures-francaises?fbclid=IwAR1HmQ0fVs_PfauLjjYiHPp_VlnWkGsq8yumiKHd6rA0NuQM7jU812HjpOo