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Le RIC n’est ni une baguette magique ni un "piège à cons".

Gilets-jaunes

Lien publiée le 20 décembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://blogs.mediapart.fr/judith-bernard/blog/181218/le-ric-nest-ni-une-baguette-magique-ni-un-piege-cons

Par Judith Bernard

Depuis que la revendication d'un Référendum d'Initiative Citoyenne a émergé des mobilisations de Gilets Jaunes, les prises de position se multiplient pour disqualifier cette disposition, jugée inopérante et dangereuse. Quelques réflexions sur cette revendication inédite, symptôme d'une métamorphose de la mobilisation et du corps social qui la porte.

"RIC, piège à cons" : l'insulte fleurit sur les réseaux sociaux ces derniers jours. Il faut répondre d'abord quelques mots à cette injure, révélant l'insupportable surplomb donneur de leçons d'où de nombreux "gauchistes" prétendent apprendre au peuple ce qu'il devrait vouloir, et croient pouvoir lui infliger la vexation de voir mieux que lui les impasses où il tend à s'aventurer. A l'évidence, ces "gauchistes" sont bien mal placés pour donner quelque leçon d'efficience politique que ce soit : depuis 35 ans que la gauche sous toutes ses formes, institutionnelles ou pas, subit d'écrasantes défaites face à l'extension de l'empire néolibéral, elle serait avisée de s'interroger sur la forme de ses propres luttes et la nature de ses revendications plutôt que de condamner ceux qui tentent de se saisir d'un nouvel outil politique.

Car il s'agit de cela : d'un outil politique. Evidemment pas d'une baguette magique : en l'état actuel du corps politique et des institutions de pouvoir qui le structurent, il risquerait bien sûr d'être inopérant. Le champ médiatique étant ce qu'il est - détenu à 90% par les puissances du capital - n'importe quelle campagne référendaire se verrait intoxiquée par les gardiens de l'ordre néolibéral qui mobiliseraient toutes leurs ressources médiatiques pour s'efforcer de piéger le débat. Mais d'abord, s'efforcer n'est pas toujours parvenir : en 2005, les Français ont trouvé d'autres voies que les médias du système pour informer leur jugement sur le projet de Traité Constitutionnel Européen qu'on soumettait à leurs suffrages. Les médias du système roulaient massivement pour le Oui, les électeurs ont massivement voté Non. Déjà, donc, en 2005, les citoyens ont opposé une saine distance critique à la propagande dont on les avait abreuvés : ils ne furent pas si "cons". Que leur vote ait ensuite été foulé aux pieds par les pouvoirs institués (gouvernement et parlement ratifiant le Traité de Lisbonne) fait justement partie du problème que les Gilets Jaunes dénoncent aujourd'hui et tentent de résoudre en se dotant d'outils institutionnels susceptibles de ne pas les déposséder de leur souveraineté.

S'ils ne furent pas si "cons" en 2005, que dire aujourd'hui, après qu'ils ont expérimenté pendant cinq semaines l'immense mascarade de la couverture médiatique du mouvement des Gilets Jaunes ? Croit-on qu'ils conservent la moindre illusion sur les inclinations idéologiques des médiacrates, après les avoir entendus vomir leur mépris et leur peur, mentir sur les chiffres de la mobilisation, la déclarer moribonde quand elle n'était que physiquement empêchée de s'exprimer, réduits à photoshoper les pancartes des manifestants et à inverser la représentation de l'événement en ne montrant que la violence émeutière, escamotant systématiquement les violences policières qui l'avait provoquée, violences policières dont à peu près tous les Gilets Jaunes ont désormais une expérience directe - et douloureuse.

Car il faut mentionner cela aussi : les Gilets Jaunes forment une mobilisation évolutive, qui apprend jour après jour de son expérience, et s'en trouve transformée. Tous ceux qui ont participé aux manifestations, aux occupations et aux blocages savent désormais parfaitement à quoi s'en tenir s'agissant du rôle réel des forces de "l'ordre" : plus personne n'est dupe de la rhétorique du "maintien de l'ordre", et chacun a pu constater que les prétendus "gardiens de la paix" se livrent en fait à des exactions punitives et illégales - actes de torture en lieu et place des réglementaires sommations et appels à la dispersion, arrestations préventives arbitraires, notoirement abusives, violation du droit de filmer, absence du matricule réglementaire sur leurs uniformes, usage disproportionné de la force, tirs à hauteur de la tête, etc.

Bref : les Gilets Jaunes sont on ne peut plus informés de la violence du système, de ses traquenards rhétoriques, de ses manipulations médiatiques. Quand ils réclament le RIC, c'est en connaissance de cause : en sachant dans quel paysage politique verrouillé il viendrait s'inscrire. Ils le savent et le disent, et s'organisent au fur et à mesure pour tenter de déjouer les pièges que le pouvoir leur tend. Ils ont fait preuve d'une grande lucidité politique, en désavouant ceux qui s'autoproclamaient leurs représentants, et prétendaient négocier en leur nom alors qu'ils n'avaient aucun mandat pour le faire. Ils ont refusé les rendez-vous politiciens qui ne consentaient pas à la règle qu'ils imposent désormais comme un impératif catégorique : filmer et retransmettre en direct toute discussion entre quiconque se réclame des Gilets Jaunes et quiconque représente le pouvoir. Croit-on qu'un mouvement aussi conscient des stratégies manipulatoires du pouvoir ait la moindre naïveté vis-à-vis de l'outil politique qu'il s'agit de forger ?

Ils conçoivent le RIC comme on fabrique un pied de biche, à même de faire effraction dans la clôture du pouvoir. Ce faisant, ils se positionnent comme des braqueurs de pouvoir : oui, c'est un braquage, qu'ils sont en train d'imaginer - un braquage de très long terme. Et comme des braqueurs, ils ne se contentent pas de construire le pied de biche - d'un métal assez robuste pour que l'effraction soit irréversible (le fameux "en toute matière", pour éviter les entourloupes à la Suisse, où la fiscalité est sanctuarisée, exclue de la possibilité d'y faire une incursion référendaire) ; ils travaillent au scénario du braquage. A quelles conditions, selon quelle temporalité, avec quels complices, face à quels adversaires... Quelle sera l'issue de cette réflexion, quel scénario sortira de ce brainstorming collectif, quelles initiatives concrètes ? Nul, à l'heure actuelle, ne peut le dire. Mais nul non plus ne devrait s'aviser d'insulter l'avenir, en souillant de son mépris et de sa prétendue culture politique une métamorphose collective aussi prometteuse.

Prometteuse, parce que par cette mutation les Gilets Jaunes s'arrachent à la condition infantile et geignarde où la gauche s'est enlisée depuis plus de trois décennies, implorant un peu plus de droits, un peu plus de salaire, un peu plus de répartition des richesses, auprès d'un système conçu pour que d'éventuelles concessions en la matière ne perturbent jamais la systématique reconduction au pouvoir du capital. En mettant le RIC au cœur de leurs revendications, les Gilets Jaunes ne se contentent plus de demander des droits : ils exigent des responsabilités. Ils mettent un pied dans la porte, non plus en tant que "partenaires" d'éventuelles "négociations", mais en tant que souverain décisionnaire. Le RIC signifie : c'est nous qui sommes souverains. C'est nous qui décidons : quelle loi doit être abrogée, quelle autre loi doit être examinée, quel élu doit être révoqué, quel article de la Constitution doit être modifié, et si une assemblée constituante doit être convoquée. Ils se positionnent en maîtres du jeu, capables d'exercer réellement la souveraineté que la démocratie doit leur garantir. Bien sûr ils ne deviennent pas maîtres du jeu aussitôt ; mais ils revendiquent de le devenir - c'est nouveau, et c'est décisif.

Que cette aspiration à la souveraineté populaire réelle fasse peur aux élites est la moindre des choses, et qu'elles veuillent le récupérer à leur profit - "on va faire un grand débat" - n'est que de bonne guerre : obtenu dans des conditions que les Gilets Jaunes commencent à revendiquer ("en toutes matières", "dans le cadre d'un débat équitable et éclairé"), le RIC constituerait une brèche probablement à même de fissurer le "capitalo-parlementarisme" qui tient lieu de République, et qui l'empêche de devenir une démocratie, depuis plus de deux siècles. Et bien sûr le pouvoir n'y consentira qu'en dernière extrémité, réduit à cette capitulation par un rapport de forces très supérieur à celui que les Gilets Jaunes, pourtant déjà assez impressionnants, ont réussi pour l'instant à mettre en œuvre ; mais la lutte est un très long processus, on ne juge pas des ses perspectives futures à partir du cliché instantané de ses faits d'armes immédiats. Ce qui importe ici est la dynamique enclenchée par la mobilisation, et la méthode explorée, inédite, puisqu'elle frappe du côté du droit constitutionnel.

Ce n'est certes pas la méthode privilégiée par la plupart des commentateurs de gauche, qui sont habitués à contester le système par son volet économique - le capitalisme, comme rapport social d'exploitation, qu'il faudrait renverser pour émanciper la multitude des "exploités". Les Gilets Jaunes ne parlent pas d'eux-mêmes dans cette langue-là. Avec la revendication du RIC ils ne se situent pas tant comme victimes économiques que comme sujet du droit constitutionnel. Le sociologue Michalis Lianos, qui a mené une enquête de terrain auprès des manifestants mobilisés dans le secteur des Champs Elysées produit à ce sujet une analyse hautement significative : "les gilets jaunes rejettent de façon très rigide une posture d’exclu, de victime, d’exploité, de perdant." Ce n'est donc pas l'imaginaire de l'exploitation - auquel, à gauche, nous sommes habitués - qui structure actuellement cette mobilisation ; aussi faut-il observer et comprendre cet autre imaginaire qui est en train de le supplanter.

Il me semble qu'à travers le RIC et sa revendication de souveraineté populaire, c'est l'imaginaire de l'autonomie et de la responsabilité qui est en train de prendre corps. Le même imaginaire que Bernard Friot promeut s'agissant du champ de la valeur et du travail - appelant lui aussi les luttes à changer de braquet : nous ne voulons pas une meilleure répartition de la valeur, nous voulons définir la valeur nous-mêmes. Nous ne voulons pas plus de droits pour les travailleurs, nous voulons décider nous-mêmes ce qu'est le travail, ce qu'il produit et dans quelles conditions.

La gauche anticapitaliste ne devrait pas ignorer, et encore moins mépriser, ces approches politiques utilisant le levier de la souveraineté et réclamant désormais non plus des droits, mais des responsabilités : elles manifestent une maturité dont il faut s'inspirer, au lieu de la nier en des réflexes assez condescendants. En cinq semaines, c'est perceptible dans le cheminement des revendications, cette mobilisation puissamment évolutive a déjà profondément transformé ses protagonistes ; puisse la gauche abandonner ses vieilles manies "d'avant-garde" prétendument "éclairée", se plonger dans cette dynamique inédite, et apprendre d'elle, au lieu de prétendre l'instruire. C'est la lutte, ici, qui fait école.