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La souffrance de la réification et le mouvement des gilets jaunes

Gilets-jaunes

Lien publiée le 21 décembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.palim-psao.fr/2018/12/la-souffrance-de-la-reification-et-le-mouvement-des-gilets-jaunes-par-benoit-bohy-bunel.html

Benoit Bohy-Bunel

Sommaire 

1.) La souffrance est la vérité concrète de la structure marchande

2.) La souffrance de la réification désigne la nécessité d'abolir la totalité capitaliste 

3.) L'incapacité à traduire adéquatement la souffrance

4.) Remarques brèves sur le mouvement des « gilets jaunes »

1.) La souffrance est la vérité concrète de la structure marchande


   La question qui échappe aux discours idéologiques ou politiques, au sens formel du terme, est la question de la souffrance des individus. La souffrance, tout comme le désir, est ce qui reste formellement non-identique aux catégories abstraites du système marchand, qui est un système de domination essentiellement impersonnel. 

   La souffrance est ce qui singularise par exemple un sentiment de dégoût, ou un sentiment de révolte ; elle s'oppose en cela à l'universalité abstraite des catégories de la domination ; mais elle est aussi ce qui nous relie tous, universellement, face à un monde destructeur et autodestructeur, et elle constitue à ce titre une véritable universalité concrète

   La quantification et la rationalisation abstraite et instrumentale, dans une société qui vise le rendement et la productivité, sont les opérations calculantes ou logiques qui doivent ramener toutes les individualités à des unités homogènes et identiques entre elles. La temporalité qualitative de chacun est ramenée à un temps spatialisé et indéfiniment divisible en segments égaux, et la disposition et les intentions deviennent de simples différences intensives de degrés, mesurables et schématisables. Mais ce qui n'apparaît jamais sur les courbes statistiques, et qui marque un écart entre le représentant et le représenté, c'est précisément la souffrance qualitative de chaque individu qui est censé être subsumé sous de tels schèmes unidimensionnels et réducteurs. La souffrance est le non-identique, le non-homogène, elle reste ce qui résiste aux logiques abstraites et nivelantes inhérentes à la structure marchande. Aucune courbe, aucune donnée comptable, administrative, statistique, ne pourra jamais désigner adéquatement la souffrance incommensurable des individus violemment projetés dans l'ordre technico-instrumental capitaliste et étatique. 

 Cela étant, si l'abstraction des catégories de la domination ne « représentera » jamais adéquatement la souffrance, on devra constater pourtant qu'elle est susceptible de la produire concrètement, à titre d'abstraction matériellement agissante. Par exemple, la société capitaliste, pour valoriser les produits du travail de façon marchande, ramène tous les travaux particuliers et concrets à une abstraction indifférenciée. Cette abstraction n'est pas qu'une opération de la pure conscience, mais elle a des effets réels, et dévastateurs, quotidiennement. Elle traduit une façon d'être totalement indifférent aux désirs concrets, et à la qualité concrète des vécus. Ainsi, il est indifférent qu'un produit détruise le monde (arme, poison), ou qu'il l'enrichisse qualitativement (poèmes), dès lors qu'on le ramène à la richesse abstraite et indifférenciée que cible indéfiniment ce « social » asocial. La non-reconnaissance toujours plus écrasante que subissent les individus au travail (ou les individus exclus par le système marchand), l'empoisonnement ou les destructions qu'ils subissent, et qui causent des souffrances très réelles, sont bien produites par l'abstraction réellement agissante, et réellement inversante, des catégories de la domination. Ainsi, si l'on doit reconnaître que ces catégories ne « représentent » pas adéquatement les désirs et souffrances individuels concrets, on doit bien admettre que, comme abstractions réelles, elles sont néanmoins susceptibles de les produire

   Mais alors la vérité concrète de ces catégories, de ces abstractions réelles, est bien cette souffrance qualitative (ainsi que le désir de l'abolir). Cela signifie que la vérité de l'ordre unidimensionnel de la domination abstraite a son siège dans ce qui est non-identique à cet ordre, quoi que cela soit aussi produit par cet ordre. Par exemple, la vérité concrète d'une capitalisation privée, qui semble n'être qu'une accumulation de chiffres désincarnés, ne se situe pas dans cet ordre économique formel et abstrait (ni dans les théorisations, expertises, socio-économiques, simplement formelles), mais dans la souffrance réelle des individus au travail soumis à cette logique automatisée. C'est la souffrance de chaque individu réifié dans la chaîne de production qui constitue la vérité concrète de la valorisation abstraite, de la« croissance » indéfinie, des diverses stratégies productives. 

   Un salaire est un chiffre, mais la vérité de ce chiffre n'est pas un autre chiffre, ou quelque tentative théorique de « rationalisation". La vérité concrète de ce chiffre est plutôt la souffrance qui découle de la disqualification de l'activité, ramenée à l'ordre du calcul et de la quantité, mais aussi la souffrance de l'aliénation dans la production et dans la consommation de biens fétichisés, mais aussi la souffrance de la précarité réelle de l'existence, relative à une survie sans cesse augmentée. 

   Parce que la vérité concrète des catégories quantitatives de la domination impersonnelle est la souffrance de chaque individu, à la fois singulière et universelle-concrète, on doit dire que la vérité de ces catégories est la nécessité de leur abolition. Car la vérité de la souffrance, précisément, c'est le désir d'abolir la souffrance. La vérité de la marchandise, du travail, de l'argent, de la valeur, et de l'Etat qui gère l'automouvement de telles catégories, c'est la nécessité de leur négation pratique, puisque cette vérité, précisément, est indissociable d'une souffrance qui doit disparaître. 

 La vérité d'un langage technocratique qui justifie quelque austérité « nécessaire », ne se situe pas à l'intérieur d'un autre discours idéologique formel, lequel semble identifier des« logiques » là où l'on a affaire pourtant à des individus vivants et vibrants. La vérité de ce discours se situe bien plutôt dans les souffrances qualitatives et individuelles, innombrables et incommensurables, qui découlent des ravages de telles obnubilations, et ainsi la vérité de ce discours est la nécessité de l'abolition de l'ordre qui le porte. 

   Les catégories de la domination marchande sont des catégories qui se contredisent, non seulement de façon logique, mais aussi de façon réelle. C'est en ce sens qu'il faut les abolir. Elles se contredisent de façon logique, d'abord, parce que, comme l'explique Marx dans les Grundrisse, cette société fait de la mesure du temps de travail la source de sa richesse, dans le même temps où elle tente toujours plus de ramener ce temps de travail à un minimum. Dans ce procès, le travail vivant paraît aussi toujours plus superflu, dans le même temps où il reste néanmoins une dépense nécessaire au procès de valorisation. Une telle contradiction logique sera redoublée par une contradiction réelle : la souffrance des individus, surexploités ou superflus, constitue cette contradiction réelle. Le système marchand a besoin d'un investissement actif des individus prolétarisés dans la chaîne de la production, dans le même temps où il accroît leur dépossession et leur déprise, leur souffrance et leur désir d'abolir ce système.

   La conscience selon laquelle cette souffrance est devenue insupportable, et qu'il faut l'abolir, désigne potentiellement la nécessité d'abolir les catégories qui sont à l'origine de cette souffrance, soit l'argent, la marchandise, la valeur, le travail, et l'Etat. Cette conscience désigne la nécessité de promouvoir l'émergence de nouvelles formes de vie, qui ne seront plus synthétisées de façon totalisante par les catégories d'une domination fétichiste et impersonnelle. Une telle souffrance radicale, donc, lorsqu'elle développe une praxis à la mesure du scandale qu'elle dévoile, s'engage potentiellement dans la destitution radicale des fonctions économiques et politiques existantes. Parce que cette souffrance est ce qu'il y a de plus singulier, elle traduit les exigences les plus concrètes de chaque individualité ; parce qu'elle est universelle-concrète, elle engage une praxis collective, étendue et fédérée.

   Une personne qui témoigne de son mal-être, de la précarisation de ses conditions de vie, du délabrement de ses conditions de travail ou d'exclusion, désigne ainsi la contradiction, logique et réelle, des catégories de base du système de domination marchande, et la nécessité de leur abolition immédiate. C'est pourquoi un tel témoignage aura un potentiel subversif extrême. De la même manière, les enquêtes ouvrières, en désignant la qualité concrète, la souffrance réelle, qui étaient recouvertes par les formes abstraites et autonomisées de la structure marchande, avaient une vocation révolutionnaire explicite. 

   Les témoignages actuels relatifs aux conditions intenables de la vie chère, de l'exploitation et de la réification, de la non-reconnaissance politique et économique, de l'autoritarisme d'Etat, du racisme, du sexisme, de l'âgisme et du validisme structurels, confèrent ainsi un caractère très concret à la critique radicale des catégories de base, puisqu'ils expriment, sur un terrain existentiel, qualitatif et vivant, la contradiction, à la fois logique et réelle, de telles catégories, ainsi que la nécessité de les abolir. 

  1. ) La souffrance de la réification désigne la nécessité d'abolir la totalité capitaliste  

   Un témoignage de souffrance, qui est non-identique aux catégories de la domination, même s'il peut être produit par ces abstractions réelles, qui constitue donc la vérité concrète de ces formes abstraites, désigne la totalité de la réification marchande, et il remet donc en cause cette totalité comme totalité. Si la praxis collective qui répond à cette souffrance vise la simple réappropriation de la structure marchande, et non son abolition, elle ne pourra atteindre l'abolition stricte de cette souffrance. Ainsi, une simple redistribution des catégories marchandes peut certes faire cesser, pour un temps, des difficultés matérielles insupportables, mais dans la mesure où ces catégories seraient maintenues néanmoins, la dépossession, la réification, et même les inégalités qu'elles enveloppent, ne seraient pas abolies. La souffrance relative à l'exploitation, à la réification, ou à l'exclusion économiques, désigne de façon plus radicale la nécessité de l'abolition stricte des catégories de base du capitalisme. Le témoignage initial, qui traduisait la contradiction intenable, logique et réelle, de ces catégories, induisait une telle radicalité, et il induisait ainsi une praxis révolutionnaire à la mesure de ces enjeux.

   De même, un témoignage de souffrance dans la société marchande désigne la nécessité d'abolir la fonction politique (Etat) qui régule et encadre la structure marchande. Cette fonction politique est en effet indissociable de la fonction économique réifiante. Elle est la sphère fonctionnelle secondaire et directe qui dérive de la sphère primaire et indirecte de l'économie, et qui la rend aussi possible. L'Etat n'a pas d'autonomie par rapport au capitalisme. Il garantit les principes juridiques conditionnant l'exploitation, ainsi que les infrastructures nécessaires au procès de valorisation. Ainsi, les souffrances réelles des individus réifiés, qui désirent l'abolition de telles souffrances, ne désignent pas une praxis qui viendrait revendiquer simplement une modification des institutions de cette fonction politique, qui maintiendrait essentiellement de telles relations politiques. Une simple modification des institutions politiques, qui se développerait d'ailleurs essentiellement sur un plan national, maintiendrait en effet l'exploitation, nationale et globale, ainsi que la structure marchande aliénante et dépossédante. L'abolition des souffrances réelles liées à la structure marchande suppose la remise en cause de la fonction politique elle-même, ainsi qu'une praxis révolutionnaire à la mesure d'un tel enjeu.

   Un témoignage de souffrance désigne également la nécessité de développer une remise en cause de la structure marchande globale, et non simplement de l'exploitation nationale. Les individus réifiés par la structure marchande sur un territoire national donné ne peuvent remettre en cause leur exploitation sans remettre en cause également la division internationale du travail, raciste et néocoloniale. Une lutte simplement nationaliste maintiendrait par principe les souffrances de la dépossession marchande, puisque le capitalisme, qu'il s'agit d'abolir, est une réalité globale, et non simplement nationale. Une politique protectionniste, par exemple, outre le fait qu'elle maintient la fonction politique dérivant de la fonction économique,  maintient le libéralisme national et l'exploitation nationale, régule l'économie nationale, et n'abolira jamais la réification capitaliste, qu'elle soit nationale ou globale. En ce sens, n'importe quelle souffrance locale relative au capitalisme réifiant désigne immédiatement la nécessité d'une solidarité transnationale, d'un internationalisme strict, et d'un anti-racisme conséquent. 

   Un témoignage de souffrance désigne également la nécessité d'une solidarité de base entre les individus soumis au travail et les individus exclus par le travail. En effet, la contradiction logique du capitalisme, mentionnée plus haut, induit le fait que toujours plus d'individus devront être exclus par le procès de valorisation, et seront considérés comme  « superflus » pour le procès de valorisation. Mais ces individus « superflus » (en un sens capitaliste) sont autant soumis à la médiation du travail et de la valeur que les individus effectivement exploités. De même, les individus exploités sont aussi, potentiellement, des individus « superflus » en sursis. La synthèse sociale du travail ne renvoie pas à une reconnaissance qualitative, mais elle signifie toujours plus un déficit de reconnaissance, une précarité objective et subjective, et cette condition universelle concerne autant les individus au travail (« superflus » en sursis) que les individus exclus par le travail. 

   De façon abstraite et réifiée, on oppose aujourd'hui les luttes « économiques » (ou la « lutte des classes ») aux « luttes des minorités ». Certains discours idéologiques « de gauche » pourront même considérer que les luttes féministes ou anti-racistes, par exemple, seront secondaires, ou se surajouteront artificiellement à la lutte « primordiale » (la « lutte des classes »), ou encore qu'elles « diviseraient » « la » lutte. Pourtant, la domination impersonnelle capitaliste renvoie à une totalité organisée, médiatisant les dominations personnelles de telle sorte qu'elles seront toutes prises dans une stricte intrication. Distinguer abstraitement la « lutte économique » de la lutte anti-raciste, par exemple, c'est ne pas apercevoir cette intrication et cette totalité, et c'est finalement promouvoir un anticapitalisme partiel et tronqué, qui dérive bien vite en altercapitalisme national-étatique. 

   A ce titre, il faut rappeler que la critique des catégories de base du capitalisme (marchandise, travail, valeur, argent) induit nécessairement la critique du sujet marchand, sujet marchand qui renvoie au sens strict à une unité excluante, universelle-abstraite. Le sujet marchand sera typiquement le sujet masculin, occidental, blanc. Cette subjectivité renvoie, entre autres choses, à l'héritage "humaniste » (universel-abstrait) des Lumières bourgeoises. A ce titre, Trenkle (un représentant de la Wertkritik) proposera une critique très précise de cette forme-sujet dissociatrice, dans sa « Critique de l'Aufklärung » (4ème thèse) : « Le rejet horrifié de la nature est essentiel à l’édifice d’une raison qui ambitionne de réduire la pensée à une activité pure, désincarnée et détachée des sens (Descartes, Kant). Pourtant, cette réduction n’est pas l’expression d’une séparation originelle d’avec la nature, mais résulte de ce que la médiation sociale en vient à s’aligner sur le principe abstrait de la valeur et du travail abstrait. L’Aufklärung "invente" donc cette nature menaçante dont il lui faut ensuite se démarquer brutalement, et cette "invention" représente un acte inconscient. Cela ne vaut pas seulement pour la "nature extérieure", que la technique permet de rendre exploitable et de mettre en coupe réglée. Plus décisive encore pour la constitution du sujet moderne (structurellement défini comme "masculin") s’avère la lutte violente contre la "nature intérieure", autrement dit contre la présumée vulnérabilité de l’être humain face à sa propre sensualité. Dissociée du sujet et projetée sur un "autre" construit de toutes pièces (les "femmes", les "peuples primitifs"), la nature intérieure se voit, à travers cet "autre", à la fois idéalisée et méprisée, convoitée et combattue. Sexisme et racisme sont en ce sens indissolublement liés à la constitution du sujet de l’Aufklärung ».

   A travers cet extrait, on comprend à quel point la réification socio-économique et les dominations racistes et patriarcales sont subtilement imbriquées. La forme-sujet bourgeoise, avec ses assignations « naturalistes » spécifiques, induit non seulement la nécessité de l'exploitation du travail vivant, mais aussi la nécessité du maintien d'un racisme et d'un patriarcat structurels. Mais ce « naturalisme » induit aussi une domination de la nature« extérieure », comme l'indique Trenkle. On comprend ainsi qu'un combat écologiste radical ne se « surajouterait » pas non plus de façon artificielle aux luttes anticapitalistes, mais qu'il est directement impliqué par la critique radicale du capitalisme totalisant. Pour compléter Trenkle, on pourra dire que la personne jugée « invalide » (assignée à un « handicap »), ou encore la« jeunesse à éduquer », la « vieillesse à gérer », seront également des personnes assignées à une pure « nature» indifférenciée, dissociée de la rationalité économique marchande. En ce sens, les luttes anti-validistes et anti-âgistes ne se surajoutent pas artificiellement aux « luttes économiques », mais pourraient bien remettre en cause la racine même de la domination capitaliste moderne. L'idéologue abstrait qui distingue abstraitement les « luttes économiques » (ou la « lutte des classes ») et les « luttes des minorités », n'aperçoit pas la nécessité de la critique de la forme-sujet moderne, et il n'aperçoit pas non plus l'intrication de toutes ces « dominations », fondée sur un « naturalisme » négatif et dissociateur, propre à la modernité capitaliste.

   Pourtant, n'importe quelle souffrance locale dans la société marchande désigne la totalité de ces réifications. Ce n'est pas un capitalisme « neutre » qui exploite les individus, qui les exclut, les appauvrit, les précarise ou les réifie, mais c'est un capitalisme directement patriarcal, raciste, validiste, âgiste et écologiquement destructeur. Ces déterminations ne se surajoutent pas au capitalisme, mais se situent au cœur même de ses synthèses sociales destructrices. Vouloir« abolir le capitalisme » sans se préoccuper, par exemple, du patriarcat producteur de marchandises, c'est finalement promouvoir une forme d'altercapitalisme pernicieux.

   Néanmoins, il faut aussi reconnaître que le patriarcat, ou le racisme, ne se réduisent pas aux synthèses sociales capitalistes, même si certaines de leurs déterminations essentielles sont imbriquées dans ces synthèses sociales. Des luttes spécifiantes restent nécessaires, et il faudra éviter de ramener la critique à la nécessité d'une seule lutte homogénéisante, ne prenant pas en compte la diversité des souffrances réelles. Autrement dit, il s'agirait d'articuler la dimension singulière et la dimension universelle-concrète des souffrances vécues. Simplement, ce qu'on pourrait affirmer, c'est qu'une « lutte » raciste, patriarcale, anti-écologique, âgiste, ou validiste, ne ferait que maintenir les violences structurelles, et les souffrances individuelles et collectives.

   Pour résumer, on dira donc qu'une souffrance vécue dans la société marchande, relative à la réification, à l'exploitation, à l'exclusion ou à la précarisation, désigne immédiatement les contradictions intenables propres aux catégories de base du capitalisme, à la fonction politique dérivant de l'économie, à la forme-nation, et propres à un système de domination patriarcal, raciste, validiste, âgiste et écologiquement destructeur. La praxis révolutionnaire susceptible d'abolir une telle souffrance s'engagerait ainsi vers l'abolition de ces catégories et fonctions abstraites-réelles, et de ces dominations personnelles, médiatisées par la domination impersonnelle de la valeur.  

3.) L'incapacité à traduire adéquatement la souffrance

    Néanmoins, les sujets modernes sont aussi violemment projetés dans des relations économiques qui tendent à les atomiser. La socialisation par le travail et la marchandise est une socialisation indirecte, qui tend à faire de chaque sujet une monade séparée des autres, uniquement préoccupée par sa survie immédiate. En outre, la socialisation politique du« citoyen » reste médiatisée par ces synthèses économiques atomisantes, si bien que « l'intérêt général » qu'elle enveloppe restitue aux sujets monadiques une dépossession et une réification principielles. 

   Comme consommateurs privés de marchandises, au quotidien, nous sommes sommés de participer, ne serait-ce que pour survivre, à un système fondamentalement raciste et patriarcal. La production des marchandises que nous consommons induit l'assignation du « féminin" à une« nature » à soumettre. Elle induit également une division internationale du travail raciste et néocoloniale. Par-delà notre « conscience critique », nous sommes ainsi insérés dans un système raciste et sexiste, et nous serons ainsi susceptibles d'intérioriser, ou de banaliser, thématiquement ou non, ces injonctions assignantes et essentialisantes. Par exemple, nos usages quotidiens des produits « numériques » (smartphones, ordinateurs, internet, réseaux sociaux, etc.) induit une collaboration passive à l'extractivisme sauvage se déroulant en RDC, aux tutelles néocoloniales corrélatives, et à un système globalement raciste et inhumain. L'expression de notre « indignation » anti-raciste sur les « réseaux sociaux » n'abolira pas cette réalité matérielle, ni notre insertion réelle dans cet ordre, mais tendra au contraire à aggraver nos dissociations. 

   Comme travailleurs sommés de survivre, nous sommes pris dans une société de la concurrence et de la réussite individuelle, et nous serons ainsi susceptibles de développer des réactions de rejets ou de ressentiments face à d'autres individus réifiés, qui sont pourtant, dans certains cas, plus précarisés encore.

   Dans le contexte d'une crise du travail (après la « troisième révolution industrielle ») et d'un« capitalisme inversé » (en lequel le capital fictif devient moteur de l'économie), ces tendances à l'atomisation s'aggravent, et la forme-sujet, qui tend également à se dissoudre, entre en crise.

   Dans un tel contexte, nous sommes susceptibles, tels que nous sommes plongés dans la religion quotidienne du fétichisme marchand, de traduire notre souffrance de façon inadéquate, réactive, identitaire ou haineuse. Dans cette situation, nous serons totalement incapables d'abolir la souffrance relative à notre réification sociale, mais celle-ci sera au contraire consolidée, de même que la forme-sujet dissociatrice et excluante sera finalement exacerbée. 

Ici, la crise de la forme-sujet ne se traduit pas par un souci d'abolir cette forme-sujet, mais par la volonté de maintenir cette forme à tout prix. 

    Les idéologies de crise tendront à apporter des réponses identitaires, populistes ou réactionnaires à ces souffrances qui ne parviennent plus à se dire. Elles ne remettront jamais en cause les catégories de base du capitalisme, mais tendront à personnifier les principes de la domination pour souder quelque « unité » fantasmée, dans un cadre essentiellement national : la finance « juive », « l'oligarchie », « l'immigrationnisme », le « lobby LGBT », les « assistés », etc., pourront ainsi constituer les principes « étrangers » de « dissolution» d'un ordre à rétablir, et qui serait a priori « sain ». Ces idéologies de crise n'aboliront jamais les souffrances réelles de la réification, mais tablent au contraire sur leur traduction inadéquate, favorisée par les rapports sociaux marchands atomisants. 

   Face à ces obnubilations, le fait de saisir la signification profonde d'une souffrance sociale qui se manifeste aurait quelque chose d'éminemment subversif : la traduction adéquate de cette souffrance ne désignerait plus la nécessité des replis identitaires, ou de la consolidation désespérée de la forme-sujet moderne, mais bien l'extension des luttes, vers l'abolition de cette forme-sujet. 

   Au moins potentiellement, cette compréhension de la souffrance vécue peut se développer dans la praxis révolutionnaire, qui engage des rencontres et fédérations inédites, et dont la radicalité peut impliquer une compréhension nouvelle des rapports sociaux réifiés. Ce n'est pas par un pur acte théorique ou contemplatif que le sujet moderne « conscientise » sa propre dépossession, et celle des autres sujets, mais c'est dans la lutte réelle, par laquelle il se confronte à cette totalité sociale « asociale », qu'il est susceptible de s'extraire de certaines obnubilations (même si cela n'est pas toujours le cas). 
 

4.) Remarques brèves sur le mouvement des « gilets jaunes »

   Un mouvement comme celui des « gilets jaunes » exprime une diversité de souffrances liées à la « vie chère », à l'austérité, à l'injustice fiscale, qui se font ressentir comme insupportables, et comme conditions à abolir immédiatement.

   Plus profondément, cette colère et ces témoignages de souffrances désignent les contradictions, logiques et réelles, des fonctions économiques et politiques. Au moins en droit, elles pourraient donc désigner une praxis révolutionnaire venant abolir strictement ces ordre réifiants (capitalisme, Etat, structure marchande). 

   Seulement, si un dialogue doit s'instaurer avec le « pouvoir politique », les revendications immédiates cibleront d'abord une redistribution moins scandaleuse de la valeur (non l'abolition de la valeur), une modification des institutions politiques nationale (non l'abolition de la forme nationale-étatique). Il y a donc un écart entre ce que désignent profondément les souffrances exprimées (la nécessité d'abolir la politique et l'économie) et les revendications portées. Pour autant, il serait absurde de tourner en dérision ces enjeux de redistribution, puisqu'il en va ici de l'amélioration réelle des conditions de la vie et de la survie en régime marchand (et, tant que le capitalisme existe, il faut bien survivre). Seulement, il s'agirait aussi d'articuler ces enjeux de redistribution, ou de « modifications institutionnelles », avec une radicalité qu'ils désignent plus profondément, et qui engage à terme l'abolition stricte des rapports sociaux médiatisés par la politique et l'économie. 

   Dans la praxis de lutte elle-même, dans l'acte même de blocage de l'économie, se situe la possibilité d'une telle dialectique. Le blocage peut être compris comme instauration d'un rapport de force, qui appelle un dialogue avec le « pouvoir », susceptible de déboucher sur des principes institutionnels rénovés (mais sans abolition de la racine de la domination). Mais de façon plus immédiate, le blocage induit une remise en cause plus radicale des synthèses sociales économiques et politiques. Il est la mise en pratique de formes de vie collectives qui viennent rompre potentiellement avec ces synthèses totalisantes, et qui annoncent une société radicalement différente. Il remet en cause la racine de l'échange et de la production. 

   Ces remarques seraient suffisantes si le mouvement des « gilets jaunes » ne se faisait pas sur fond de crise de la forme-sujet. Les actes racistes, homophobes, présents dans certaines manifestations, les discours nationalistes, populistes, sexistes, validistes, anti-migrants, anti-« assistanat », qui rencontrent un certain succès dans certaines franges de ce mouvement, traduisent la crise de cette forme-sujet, et la montée des idéologies de crise.

   Les individus plongés dans la religion fétichiste-marchande du quotidien sont déterminés à développer des formes identitaires durcies. La banalisation de la violence économique, raciste, sexiste, induite par la structure marchande, peut signifier que chaque sujet devra intérioriser ces normes dissociantes. Dans ce contexte, les souffrances vécues sont susceptibles de se traduire de façon réactive et haineuse, et de se diriger contre des personnifications arbitraires de la domination.

   Face à ces phénomènes, la moralisation de la critique, ou le misérabilisme condescendant qui voudrait « éduquer » le « peuple » à l'anti-racisme ou à l'anti-sexisme sont totalement ineptes. C'est la société marchande en crise, dans sa totalité, qui conditionne les individus à développer ces réactions identitaires, qu'ils soient exploités ou non, et c'est par l'abolition de cet ordre social que de telles idéologies de crise seront effectivement abolies. Par ailleurs, un idéologue peut très bien se dire formellement « anti-raciste », tout en étant matériellement intégré dans un ordre raciste qu'il ne questionne plus, si bien qu'il n'aura aucune position d'éducateur à adopter face au « peuple ». 

   Un tel « peuple » hypostasié et essentialisé est une construction théorique et idéologique qui vient naturaliser en sous-main la nation, l'Etat, et qui enveloppe une critique tronquée et personnifiante du système de domination impersonnelle. La mobilisation de l'abstraction« peuple » s'oppose à l'internationalisme strict, et à la remise en cause de la structure marchande comme totalité asociale. En outre, l'idée de « peuple », qui ne thématise plus les différenciations construites de « genres », engage des politiques qui maintiendront structurellement le patriarcat producteur de marchandises. 

   Par ailleurs, un individu qui commet un acte raciste, homophobe ou sexiste, qu'il soit exploité ou non, qu'il soit précaire ou non, doit être empêché de nuire. Ce n'est pas parce qu'il est déterminé socialement qu'il doit être infantilisé ou déresponsabilisé. Il défend des intérêts politiques réels, en tant que sujet politique à part entière. Il se peut qu'il soit incapable de traduire dans des actes conséquents sa souffrance sociale réelle. Néanmoins, il ne s'agit plus de« l'éduquer » de façon « compatissante » ou misérabiliste, mais de s'opposer à des actes réels, lorsqu'ils sont intolérables. 

   Les idéologies populistes « de gauche » (Mélenchon, Ruffin, Lordon, etc.) tentent de s'infuser dans un tel mouvement en promouvant des formes nationales-étatiques régulationnistes, et une simple modification institutionnelle. Elles ne se situent pas à la mesure de la radicalité des souffrances vécues. En outre, en favorisant le plan national, et en ne remettant pas en cause les catégories de base du système, elles sont susceptibles de figer des rapports sociaux déjà racistes, et peut-être même patriarcaux, par-delà l'universalisme ou l'humanisme idéologique revendiqué. Les idéologies d'extrême droite (Le Pen, Dupont-Aignant, Action française, Soral, etc.), exacerbent la crise de la forme-sujet en promouvant un discours pseudo-social, mais dans un cadre nationaliste et identitaire durci (masculinisme, discours anti-migrants, etc.). Un populisme confusionniste (celui de Chouard, par exemple), emprunte des thèmes à ces deux composantes, en insistant sur une critique tronquée du capitalisme (critique de la seule finance, par exemple, éventuellement « juive »), ciblant également les seules « élites », « l'oligarchie », etc. Ces discours naturalisent la fonction politique et la fonction économique, qui sont pourtant à la racine de la dépossession moderne. 

   Ces tendances populistes, et à la marge, explicitement racistes ou patriarcales, peuvent inquiéter légitimement. Certain-e-s critiques s'inquiètent ainsi qu'un mouvement du type « M5S » se constitue sur la base du mouvement des « gilets jaunes », lequel « M5S » a fini par faire une alliance avec l'extrême droite italienne. La présence de l'ultra-droite dans la rue, qui voudrait en profiter pour gagner en visibilité, est également plus que préoccupante.

   Une certaine « extrême gauche » confuse, celle d'un Eric Hazan (éditeur de Lordon, de Badiou, du Comité invisible, de Bouteldja), pourra, dans ce contexte, émettre des idées plus qu'inquiétantes. Ansi, Hazan disait récemment, dans Mediapart, à propos de la présence de l'extrême droite dans la rue, que cela « ne le gênait pas », et il ajoutait : « les ennemis de mes ennemis ne sont pas vraiment des amis, mais un peu quand même. » Une telle proposition implicite d'alliance entre l'extrême gauche et l'extrême droite « anti-néolibérales » (anticapitalisme tronqué) a quelque chose de très effrayant.

   L'optimisme acritique d'une gauche insurrectionnaliste (et altercapitaliste), qui refuse de thématiser ces dangers potentiels (ou qui les minimise) n'incite pas à reprendre confiance.

   Néanmoins, il est impossible de ramener le mouvement des « gilets jaunes » à une tendance unitaire et homogène. De nombreuses personnes refusant la politique « politicienne », ou les discours idéologiques, expriment une souffrance sociale immédiate, qui remet en cause directement les médiations marchandes. L'action du blocage induit cette remise en cause radicale, même si les revendications posées ne vont pas aussi loin que cette remise en cause de fait. Plus radicalement encore, l'expropriation spontanée de zones productives, en vue de proposer autre chose qu'une production de marchandises, induirait l'émergence de formes de vie nouvelles, en rupture avec l'ordre existant.

   Une gauche antifasciste et internationaliste, dans la rue, entre en confrontation directe avec l'extrême droite, et tend à l'expulser hors de la lutte, ce qui a une vertu au moins négative : les tendances réactionnaires et identitaires du mouvement risquent moins de prospérer. Cette présence paraît nécessaire, peut-être pour éviter le pire, et les "antifascistes" de salon qui dénigrent devant leur écran cette participation au mouvement ne semblent pas apercevoir une telle nécessité. 

   Mais une remise en cause radicale du populisme « de gauche » (celui d'un Ruffin, par exemple), est encore trop peu présente.

   On assiste à de nombreux témoignages de souffrance ou de colère sociale dans ce mouvement. Ces témoignages mettent en question directement l'existence de l'Etat et du capitalisme, avec tout ce qu'ils impliquent (racisme, patriarcat, destruction écologique, validisme, âgisme). Mais la traduction de cette souffrance, qui se fait sur fond de crise de la forme-sujet et de diffusion des idéologies populistes de crise, n'est pas systématiquement émancipatrice. Ce qu'il y aurait de proprement subversif, ce serait de saisir, collectivement et individuellement, la racine de cette souffrance vécue, et la radicalité qu'elle désigne, de façon à contrecarrer les réponses réactives et identitaires à cette souffrance. Une telle capacité n'est pas le propre des idéologues, même « critiques », qui auraient à « éduquer » le « peuple ». Une telle capacité se développe éventuellement dans la praxis de lutte, qui peut induire des rencontres inédites, des prises de conscience, et des formes de vie nouvelles.

   A Montpellier, le 24 novembre, de nombreux « gilets jaunes » firent une haie d'honneur pour la marche contre les violences sexistes et sexuelles. Le 1er décembre, le collectif anti-raciste et antifasciste « justice pour Adama » rejoignait la manifestation des « gilets jaunes », pour représenter les quartiers populaires. Cette extension positive de la lutte peut signifier qu'une souffrance plus profonde voudrait s'exprimer, et qu'elle serait susceptible de remettre en cause effectivement la totalité sociale en tant que telle. Mais le collectif « justice pour Adama » annonçait également : « faire sans nous, c'est faire contre nous ». Autrement dit, la présence de cet anti-racisme dans la lutte peut aussi avoir une vertu essentiellement négative, qui consiste à contrecarrer l'extrême droite, et à éviter le pire.

   Les « gilets jaunes » de La Réunion remettent en cause des structures néocoloniales, dans un contexte socio-économique dur (26% de la population est au chômage, et 40% sous le seuil de pauvreté).

   Au fil des confrontations sociales, des prises de conscience émergent également. Le traitement inhumain qu'a réservé la police aux jeunes élèves de Mantes-la-Jolie, accompagné d'insultes racistes et humiliantes, a ainsi mis en question, de façon inédite, pour de nombreuses personnes, la fonction répressive policière.

   Le mouvement des « gilets jaunes » désigne des souffrances radicales, qui engagent une transformation radicale, même si certaines traductions de ces souffrances peuvent être régressives ou identitaires. Dans ce contexte, la présence importante des idéologies altercapitalistes et populistes signifie qu'un optimisme acritique serait dangereux. Mais au fil de la praxis, des prises de conscience émergent, et certains principes d'extension de la lutte peuvent être posés. Un basculement autoritaire n'est pas du tout à exclure, et il signifierait la pire expression des souffrances vécues, maintenant indéfiniment de telles souffrances, débridant la violence institutionnelle. Pourtant, tous ces témoignages de souffrances, qui veulent en finir avec la souffrance, désignent aussi intrinsèquement la nécessité de l'émancipation de tous et de toutes, au moins potentiellement, et il s'agirait de s'emparer de cette potentialité pour en faire un jour une réalité effective.

Benoit Bohy-Bunel

12 décembre 2018

[1] Concernant le « capitalisme inversé », cf. Norbert Trenkle et Ernst Lohoff, La Grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l'Etat ne sont pas les causes de la crise(Post-éditions, 2014).