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    Astuce France 2 : comment taire un mouvement social ?

    Gilets-jaunes

    Lien publiée le 24 décembre 2018

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://grozeille.co/astuce-france-2-comment-taire-un-mouvement-social/

    On connaissait les chiens de garde et on savait que ce n’était pas un phénomène nouveau. L’expression provient en fait d’un livre de Paul Nizan publié en 1932. À l’époque, des intellectuels et philosophes défendaient corps et âmes les valeurs des sociétés occidentales bourgeoises, sans le dire explicitement mais avec véhémence.

    Aujourd’hui, hormis les piteux Raphaël Enthoven et autres BHL, ce sont surtout les grands médias qui jouent le rôle de garde-fous dès que le système tangue. Importent alors surtout toutes les logiques et règles implicites qui structurent les relations entre les journalistes et le pouvoir. Il y a les têtes de Bolloré, Niel, Pigasse… Mais les collusions sont plus diffuses. Ce sont désormais des chiens de gaz à l’état gazeux qui veillent.

    En novembre encore, on savait tout cela mais on avait du mal à en fixer l’ampleur. Puis il y a eu ce mouvement des Gilets Jaunes et tout est devenu très clair. Une première semaine, on a vu ce qu’il en était des violences policières. Une deuxième, on s’est aperçu que les médias n’étaient pas vraiment pour que quelque chose change.

    Un soulèvement, c’est un moment d’affrontement mais aussi un phénomène de voyance, comme si une société voyait tout d’un coup ce qu’elle contenait d’intolérable et voyait aussi la possibilité d’autre chose.

    Que les plateaux TV soient garnis de chiens de garde donc, cela est devenu limpide. Pour remuer le couteau dans la plaie, nous publions cet article qui décortique le JT de France 2 ayant suivi la journée du 8 décembre.

    Lorsque l’on a à l’esprit l’existence d’un champ journalistique doté de ses logiques propres qui structurent l’extrême majorité de la production d’informations – ou plutôt de commentaires sur l’actualité – on voit d’un oeil différent la composition d’un JT.

    A ce titre, le 20h du 8 Décembre sur France 2, exemple parmi d’autres, est une réalisation en pratique de ce qui est dicible par les journalistes d’une chaîne publique à l’occasion d’un mouvement de contestation. Selon une analyse en terme de champs, nous avons affaire à des chiens de garde qu’il n’est nul besoin de dresser.

    C’est ainsi ce cher Laurent Delahousse qui présente les titres de ce “samedi moins sombre qu’annoncé”. Il nous annonce par le menu un programme alléchant: “Gilets jaunes : nouvelle journée de tensions” (20 minutes) , “Gouvernement : comment sortir de la crise” (4 minutes), “Gilets jaunes : lourdes pertes pour le commerce” (3 minutes plus 2 dans la première partie), “Marche pour le climat : l’autre manifestation” (2 minutes), “Toutankhamon : le trésor du pharaon bientôt à Paris (4 minutes), le reste du journal traitant de la béatification de moines par le pape, de jouets pour adultes… avant de terminer la revue d’actualité par un duplex depuis l’arc de triomphe.

    SOMMES-NOUS EN SÉCURITÉ DANS LES RUES DE PARIS ?

    Quand les journalistes parisiens d’une rédaction parisienne parlent aux français d’un mouvement qui touche toute la France, c’est forcément sous l’Arc de triomphe que cela commence. C’est donc en toute socio-logique que sur les 29 minutes réservées aux gilets jaunes, il faut attendre la 15ème pour sortir de la capitale et faire un tour à toute vitesse “des régions” (en commençant bien sûr par un reportage en plein coeur de la France rurale : à Bordeaux…). Avec en tout 7 minutes de reportages en dehors de Paris, même le reportage sur le trésor de Toutankhamon (à Paris) concurrence sérieusement l’importance des gilets jaunes en “nos régions”.

    Les 20 premières minutes du journal rappellent les “tensions” de l’après-midi en présentant l’exceptionnel dispositif de maintien de l’ordre, qui par un nombre tonitruant d’interpellations a permis de juguler la violence. La focale passe donc des Champs-Élysées aux autres quartiers parisiens, avant de nous rappeler combien nos régions ont du talent. C’est ainsi que s’enchaînent, après le reportage bordelais, un passage éclair à Antibes (8 secondes), Biriatou (20 secondes), Angoulême (17 secondes), Mulhouse (15 secondes), Grenoble (13 secondes), Toulouse (17 secondes) puis le Puy-en-Velay (22 secondes). Soit le tour de France en moins de deux minutes… selon France 2. Outre le fait qu’il y a du bon à brûler une préfecture pour passer à la télé, on remarque que les lieux ne sont pas choisis pour le nombre de manifestants mais plus pour…​ l​e blocage d’un péage et l’image des gilets jaunes à genoux à Antibes, le blocage de la frontière espagnole à Birriatou, la présence de retraités et de pompiers à Angoulême, l’autodafé de cartes électorales à Soultz, l’interpellation d’un leader à Grenoble et la présence de motards à Toulouse. Sans spectacle, pas de JT ; les gilets jaunes l’ont bien compris.

    Le focus choisi, et on peut le comprendre étant donné l’ampleur du dispositif mis en place à Paris — et de la communication institutionnelle à son propos — est le maintien de l’ordre. On nous rappelle d’abord que la journée fût “moins sombre qu’annoncée”; avant d’enchaîner sur le “triste record révélé par le ministère de l’intérieur: 1385 personnes interpellées”. Ce sont des scènes de “guérilla” qui ont éclaté à Paris selon le présentateur toujours aussi bien coiffé.

    C’est alors qu’on nous explique qu’en toute bonne pratique, les policiers “essuient des jets de projectiles” “avant de lancer la charge”. La rhétorique est si bien huilée, que l’on croirait entendre un communiquant de la préfecture: action des méchants manifestants, réactions des gentilles forces de l’ordre, sans oublier les sommations lorsque nécessaire. Plus tard, lors d’un reportage en plein coeur des évènements, sobrement intitulé “Des bretons à Paris”, c’est avec joie qu’on apprend que les armes qui mutilent à la chaîne depuis le début du mouvement ne sont que “des balles en plastique”. Au contraire, les “casseurs déterminés”, eux, utilisent — et vous noterez la subtile gradation — des “jets de cocktails molotov, de billes d’acier et même de pavés”.

    C’est dans le plus grand des calmes que l’on apprend donc que tout va bien, l’Etat est sauf et les “factieux” interpellés. “La nouvelle stratégie basée sur des interpellations massives a permis de limiter les dégâts”, nous explique-t-on, avant de donner 12 secondes de parole à un avocat qui tente d’expliquer qu’il n’est pas normal d’interpeller “massivement” les opposants politiques sur le prétexte qu’ils se regroupent “en vue de” commettre quoi que ce soit. On notera par ailleurs que la stratégie policière n’est pas si nouvelle, le “contact” et la “mobilité” chers à Castaner existaient déjà… mais la copie avait été revue suite au meurtre de Malik Oussekine. Quelle ne fut pas notre surprise d’apercevoir des policiers à moto équipés de flash-ball, sinistre idée que de faire du neuf avec du vieux, surtout en matière de répression1. Les violences policières qui naissent de ce fameux “contact” sont pourtant déjà une réalité quotidienne dans les quartiers populaires où la “mobilité” des forces de l’ordre est un principe cardinal de l’intervention (violente et humiliante).

    Pourtant qu’il est fier Castaner avec son record d’interpellation que même Erdogan, Trump et Poutine relèvent… Erdogan, Trump et Poutine (France 2 ne manquera pas de signaler “le cynisme” dont ils font preuve)​.​ Il en est tellement fier qu’il nous fait presque regretter Collomb (en exagérant à peine). L’ancien ministre nous avait pourtant habitué au matraquage, non seulement des opposants, mais aussi des chiffres d’interpellations et de gardes à vue. Et à ce petit jeu là, le JT de France 2 n’est pas en reste et ne fait aucunement mention de réserves quant à la réelle légitimité de ces interpellations, hormis les 12 pauvres secondes réservées à notre ami avocat. Nombre d’interpellations qui était pourtant le fait le plus marquant de la journée2.

    Ce cher Castaner donc, fait le bonheur des chaînes TV puisqu’il peut se targuer d’avoir utilisé les VBRG (véhicules blindés à roues de la gendarmerie) en plein Paris, alors qu’on les réserve d’habitude soit aux départements d’Outre-Mer (ou anciennes colonies) soit aux quartiers populaires (ou ghettos pour anciens colonisés) — il faut dire que ça fait mauvais genre les blindés contre sa propre population… Mais pas chez France 2 qui nous offre une ribambelle d’images desdits véhicules, c’est presque à se demander s’ils n’ont pas été réquisitionnés pour les photos.

    POLITIQUE ET ÉCONOMIE : VIVEMENT LA “SORTIE DE CRISE” !

    Au bout de 20 minutes d’émission, Laurent Delahousse réalise que cette histoire de gilets jaunes pose des questions politiques au-delà des affaires de sécurité, de police et de justice. “Où vont maintenant les questions sur la sortie de cette crise ?”, annonce le présentateur. Exit dès lors les interviews de manifestants et les images des cortèges : la politique est avant tout une affaire de “sortie de crise” et de représentants (qu’ils soient locaux ou de droite). Arrière-plan sur la demeure du président. Vraisemblablement, les questions « sérieuses » préfèrent l’Elysée aux Champs-Elysées.

    Deux reportages y sont consacrés : des cahiers de doléances ont été ouverts à l’initiative de certains maires, et des gilets jaunes ont été reçus la veille au soir par Edouard Philippe. Sur ces quelques 5 minutes, seules 40 secondes sont accordées à la parole de gilets jaunes sur un rond-point quand une reporter peu informée et inutilement positionnée devant le palais présidentiel réquisitionne la caméra 1 minute et 10 seconde durant.

    Pour France 2, les représentants des gilets jaunes étaient à chercher du côté de Matignon. Ce sont les membres du collectif “les gilets jaunes libres”. Et tant pis si “ces gilets jaunes”, auteurs la semaine précédente d’une tribune dans le Journal Du Dimanche sont largement contestés dans leur position de porte-parole. Deux apparaissent à l’écran : Jacline Mouraud et Benjamin Cauchy. La parole est donnée à ce dernier. Issu de l’extrême droite toulousaine, il sera exclu la semaine suivante du collectif des Gilets Jaunes Libres3.

    Pour conclure cette parenthèse politi… ​euh​ “sortie de crise”, la reporter nous transmet les derniers éléments (de langage) “fuitant” du Palais de l’Elysée : “On se dit soulagé qu’il y ait eu moins de blessés, de saccages et de manifestants”, et tant pis pour la Mairie de Paris dont l’évaluation des dégâts montrera dès le lendemain une augmentation par rapport à la semaine précédente. Sur le plan politique “on nous promet que [Emmanuel Macron] va prendre des mesures qui vont surprendre tout le monde”. Et tant pis si le sur-lendemain, personne n’est vraiment surpris. De l’Élysée à nos écrans télés, inexactitudes et platitudes ruissellent avec une fluidité étonnante​.

    Le moment est à la “sortie de crise”, et il y a urgence : les casseurs cassent et les pilleurs pillent; et pendant que tout ce beau monde s’amuse sur les Champs, c’est l’économie française qu’on assassine. Déjà ce samedi, Paris était une “ville morte”, stupéfiant les quelques touristes que la caméra de France 2 a pu croiser devant le musée du Louvre fermé : “C’est notre dernier jour à Paris, on a acheté nos billets mais c’est fermé”. Quelle injustice ! Reportage de plus de deux minutes, justifiant a posteriori l’annonce d’un Paris “en état de siège”, matraquée sur tous les postes depuis la veille. On y voit des rues désertes, musées, monuments et grands magasins fermés. Mais surtout des Parisiens qui sont fatigués, qui renoncent à sortir. Le mot n’est pas lâché, mais comment ne pas penser aux “otages” des grèves de la SNCF ?

    Plus important encore, une journaliste en plateau vient faire la démonstration des ravages de ce mouvement sur l’économie française. On y montre une baisse des ventes pendant le mois le plus important de l’année pour les commerçants. Quel argent va-t-on bien pouvoir redistribuer, alors que les Gilets Jaunes empêchent la politique économique du gouvernement de réussir ? Et tant pis, encore une fois, si déjà à l’été, les chiffres de la croissance avait été revus à la baisse alors même que les Gilets Jaunes n’existaient pas encore… Cette page économie brille par ses raccourcis et par son court-termisme.

    Enfin, la page consacrée à la protestation ne saurait être complète sans s’arrêter deux minutes (vraiment deux minutes) sur la marche pour le climat. Pour le commentateur, cette marche s’est distinguée par son opposition aux Gilets Jaunes : à l’écran des images de cortèges disciplinés déambulant dans les rues de l’est Parisien, les quartiers un peu moins riches où les autorités les avaient tenus à l’écart. Une manifestation sans heurts, à laquelle auraient pris part entre 17 et 25000 personnes et qui a donc bien mérité ses 2 minutes de gloire dans le JT de la première chaîne publique ! Des gilets jaunes apparaissent çà et là et affirment contre toute logique “qu’ici, ça ne choque personne » (contrairement à la rédaction de France 2, où l’on croit bien comprendre que la “fin du mois » sera toujours opposée à la “fin du monde ». “La taxe sur le carbone aurait pu [dû ?] les diviser » remarque-t-on. Mais de façon incompréhensible, ça ne semble pas être le cas.)

    “Voilà ce qu’on pouvait dire ce soir sur cette nouvelle journée de mobilisation à l’appel des gilets jaunes”, conclut Laurent Delahousse, oubliant de parler des associations écolo, des étudiants, du collectif « Vérité pour Adama » et bien d’autres…

    Conclusion effrayante de ce JT : la journée ayant été “moins sombre que prévue », nous pâtirons toujours de la fin du mois et, en même temps, nous continuerons d’assister passivement à la fin du monde.

    Notes

    1. Malik Oussekine victime en 86 des tristement célèbres voltigeurs.
    2. Huffington Post : « Ces avocats dénoncent les interpellations de gilets jaunes le 8 décembre »
    3. Désarroi de la classe médiatique face au mouvement des Gilets Jaunes : qui interroger quand il n’y a aucun leader désigné ? Alors on en crée un de toute pièce : c’est ce que montre Acrimed quant au cas de Benjamin Cauchy. « L’histoire médiatique toute récente (et pas encore terminée) de Benjamin Cauchy, pseudo porte-parole des gilets jaunes, illustre bien ce phénomène, qui n’est autre qu’un des « pouvoirs des médias » : celui de co-construire puis de promouvoir la visibilité publique de ceux qui seront désignés aptes et légitimes à s’exprimer « au nom de »… » – Voir : « L’irrésistible ascension médiatique de Benjamin Cauchy »