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Décroissance : "Nous voulons seulement passer d’une jouissance d’avoir, à une jouissance d’être"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
#UrgenceClimat. La décroissance, une solution pour sauver la planète ? Le politologue Paul Ariès a répondu à vos questions.
Pendant une semaine, Le Monde s’interroge sur les manières de lutter contre le dérèglement climatique. Ce jeudi, nous nous intéressons aux questions de la consommation : peut-on consommer moins ? La décroissance peut-elle être une solution ? Quelles solutions prônent les décroissants et sont-elles réalistes ? Sans aller jusqu’à la décroissance, est-il encore possible de modifier nos modes de vies et nos habitudes ?
Alors que la COP24 sur le climat se tient en Pologne, la rédaction du « Monde » se mobilise autour de ces questions. Le politologue Paul Ariès a répondu à vos questions.
Benj : S’agit-il réellement de décroissance ou simplement de revenir au stade d’avant la surconsommation ? Ne faudrait-il pas plus se poser la question de combien de temps encore les théories de la croissance sont applicables à notre monde ?
La société de consommation n’est pas simplement une société où l’on consomme plus que dans une autre, ce qui signifierait qu’elle serait venue combler un vide, un manque. Il n’y avait pas rien avant son avènement, mais d’autres façons de vivre, de penser, de rêver.
La décroissance ce n’est donc surtout pas de revenir en arrière et encore moins de faire la même chose en moins, les décroissants austéritaires sont des pisse-froid et des durs à jouir qui manquent d’imagination. La décroissance, c’est multiplier les pas de côté. Une société ne revient jamais en arrière, pas plus qu’un individu qui subit une régression en âge redevient un enfant, la société de la décroissance est devant nous, pas derrière.
DrHouse16 : Aujourd’hui, beaucoup se rendent compte que l’on arrive au bout du système de croissance infinie. Mais dans le même temps, les idées de la décroissance ont du mal à s’inviter dans le débat, alors qu’il serait urgent de se recentrer sur l’essentiel. Le terme « décroissance » fait-il peur ?
Je ne fais pas de fétichisme avec le vocabulaire : on peut se dire adepte de la décroissance, de l’objection de croissance, de la sobriété heureuse, d’une société post-croissance. La décroissance n’est pas un concept scientifique, pas plus mais pas moins que le développement durable (DD). Le DD, c’est comment polluer un peu moins pour pouvoir polluer plus longtemps ; la décroissance, c’est un appel à décoloniser nos imaginaires, à penser des solutions aux problèmes en dehors de l’économisme, de cette idée que plus serait nécessairement égal à mieux.
C’est pourquoi j’ai toujours dit que la décroissance était un mot obus. L’heure est venue de marier ces mots obus (anticapitalisme, antiproductivisme, décroissance) à de nouveaux mots chantiers : la relocalisation contre la globalisation, le ralentissement contre le culte de la vitesse, le retour à l’idée coopérative contre l’esprit de concurrence, la gratuité contre la marchandisation.
Fab : C’est souvent dangereux de proposer un nouveau modèle sans regarder son impact sur les autres facteurs et acteurs de la société ! Quid de l’impact de la décroissance sur notre modèle économique ?
Nous n’avons certainement pas réponse à tout, le capitalisme pas davantage. La croissance économique nous conduit dans le mur, pas seulement écologiquement mais humainement. Vous avez raison d’appeler à la prudence, car de la même façon que Hannah Arendt disait qu’« il n’y a rien de pire qu’une société fondée sur le travail sans travail », il n’y aurait rien de pire qu’une société fondée sur la croissance (l’économisme) sans croissance…
Nous devons donc proposer un nouveau paradigme capable de fonder une sortie du capitalisme et de son monde. Le capitalisme est fondé sur l’inversion du flux traditionnel : M-A-M pour A-M-A’. Troquer une pomme contre une poire à un sens, mais troquer 100 euros contre 100 euros serait stupide, le capitalisme engendre donc une contrainte d’accumulation (A, A’, A”). Le capitalisme est comme un vélo, si on cesse de pédaler, on se casse la figure, si on cesse de produire et de consommer toujours plus, on se casse aussi la figure (chômage de masse).
C’est pourquoi nous avons lancé une mobilisation prolongée en faveur de la gratuité, avec la publication, en septembre, d’un livre-manifeste Gratuité vs capitalisme (éd. Larousse) qui rend compte de toutes les formes de gratuité existantes et à venir, avec le lancement d’un appel en octobre intitulé « Vers une civilisation de la gratuité », déjà signé par toutes les grandes figures de toutes les familles des gauches politiques, mouvementistes, culturelles, avec l’organisation, le 5 janvier 2019, à Lyon, du 2e Forum national de la gratuité… La décroissance que j’aime se marie fort bien avec l’extension de la sphère de la gratuité !
Claudel : Ce sont d’abord les riches, par leur surconsommation, qui détruisent la planète. Quand pensez-vous ?
Cette affirmation ne fait, selon moi, que la moitié du chemin. Oui, ce sont les riches qui détruisent la planète, mais ce sont les gens ordinaires qui peuvent la sauver. Nous acceptons la définition que les riches donnent des gens ordinaires, une définition toujours négative.
En économie : le manque de pouvoir d’achat ; en psychologie : le manque d’estime de soi ; en culture : le manque d’éducation ; et en politique : le manque de participation. Tout cela est sans doute en partie juste, mais masque l’essentiel : les gens ordinaires ne sont pas des riches auxquels ne manquerait que l’argent, ils ont une autre richesse, d’autres rêves. Souvenez-vous de Jacques Séguéla vomissant « si à 50 ans on n’a pas de Rolex, on a raté sa vie », j’ai presque 60 ans et toujours pas de montre de luxe. Mais ce n’est pas parce que je n’en ai pas les moyens, mais parce que je n’en ai pas le désir. Sauf que les puissants ne parviennent même plus à imaginer que nous puissions avoir d’autres désirs qu’eux.
Les gens ordinaires entretiennent d’autres rapports au travail, à la consommation, à l’espace, au temps, à l’argent, à la maladie, au vieillissement, à la mort, donc à la vie. C’est pourquoi je suis un objecteur de croissance amoureux du bien-vivre au sens du bien-vivre sud-américain. C’est pourquoi nous pouvons, avec raison, parler d’« écologisme des pauvres ».
Milou : Beaucoup d’entre nous deviennent « décroissants » du fait qu’ils s’enfoncent dans la pauvreté. Ceux-là, personne n’en parle. La décroissance est-elle une préoccupation de riches ?
Merci de votre remarque, car elle me permet d’aller à ce qui est selon moi l’essentiel. La décroissance c’est tout sauf l’austérité, c’est tout sauf de faire la même chose en moins. La décroissance ce n’est pas d’appeler les gens à se serrer la ceinture un peu, beaucoup, passionnément ou à la folie. Cette décroissance-là est injuste socialement et politiquement.
Nous ne sommes pas du côté du moins à jouir mais du plus à jouir, nous voulons seulement passer d’une jouissance d’avoir, d’emprise, celle du toujours plus, à une jouissance d’être, celle qui place la fabrique de l’humain au cœur de sa réflexion, de son action, de ses rêves. C’est ce que tente de dire maladroitement notre slogan « moins de biens, plus de liens ».
La première façon d’avancer rapidement vers la décroissance c’est de construire une écologie des revenus (et des patrimoines) avec un plancher et un plafond, c’est d’avancer vers la gratuité des transports en commun urbains, des TER, de l’eau et de l’énergie élémentaires, de la restauration scolaire, des services culturels et funéraires, du droit au beau, etc.
Le capitalisme nous emprisonne dans une logique quantitative, celle du toujours plus, nous ne devons surtout pas rester prisonniers de cette logique en prônant un toujours moins. Le projet de décroissance doit être désirable, car « seul le désir est révolutionnaire » (Gilles Deleuze).
Zep : Y a-t-il des pays où la décroissance est une réelle volonté politique ? Ou n’est-ce encore qu’un mouvement « citoyen » ?
Les idées de la décroissance travaillent aujourd’hui de nombreux partis et mouvements. Il n’existe d’ailleurs pas une seule mais plusieurs décroissances, des décroissances des gauches (je dis bien « des » gauches) mais aussi des décroissances des droites et d’extrême droite. Il existe même des décroissances d’origine spirituelle, avec Pierre Rabhi et le pape François… La décroissance est donc un chemin de crête qui peut conduire au meilleur comme au pire. Le pire serait une décroissance austéritaire, celle prônée par le journal La Décroissance, le pire serait une décroissance qui ferait de la relocalisation une source de xénophobie…
La décroissance que j’aime est une décroissance partageuse, une décroissance démocratique, rien ne m’est plus étranger que de parler de tyrannie éclairée, comme Hans Jonas, ou même de gouvernement des sages, à la façon de Dominique Bourg. La décroissance c’est le plus vivre, la décroissance c’est le plus de démocratie, le plus de participation, d’implication citoyenne. J’avoue que ce chemin de crête est parfois difficile : nous montrons dans le livre-manifeste Gratuité vs capitalisme (Larousse) que le bilan social et écolo de la gratuité est excellent, mais que le bilan politique n’est pas encore à la hauteur des enjeux…
Paris : Vous qui prônez la décroissance, que pensez-vous du fait de déplacer le regard en mesurant non plus le PIB, donc la production, mais un indice prenant en compte bien d’autres facteurs, comme la santé, l’éducation, le logement, et pourquoi pas la solidarité ?
Vous avez raison ! Nous avons besoin non seulement de critiquer l’indicateur qu’est le PIB, mais aussi de proposer de nouveaux indicateurs, comme le fait mon ami Jean Gadrey. Ce qui donne de l’espoir les matins où je désespère ce sont aussi les travaux du courant dit de l’« économie du bonheur », même les riches se disent plus heureux dans une société plus égalitaire.
Dofufu : Il me semble que la seule solution dont l’efficacité est garantie est le contrôle des naissances, la diminution de la population. Pourquoi cette hypothèse n’est que rarement évoquée ?
La question de la démographie divise largement les milieux de la décroissance et de l’écologie. J’aime provoquer (à la réflexion) en disant qu’il y a toujours trop d’humains pour ceux qui ne les aiment pas. J’ajoute volontiers qu’il n’y a pas trop d’humains mais trop d’hyperconsommateurs : on ne pourrait pas vivre avec 1,5 milliard de Nord-Américains.
Nous pouvons cependant nous retrouver pour dire que la meilleure façon d’assurer la transition écologique, c’est de combattre les inégalités sociales (car la misère est le lit de nombreuses naissances), c’est de poursuivre la lutte pour l’émancipation des femmes, c’est de combattre les idéologies natalistes, qu’elles soient impérialistes, religieuses, etc.
Le grand danger, à moyen terme, ce n’est pas d’ailleurs le trop d’humains mais le pas assez d’humains, si les taux de fécondité qui sont ceux de l’Occident se mondialisent… Dans ce domaine aussi nous avons choisi la production des richesses économiques contre notre propre reproduction, nous avons choisi l’accumulation d’argent contre le vivant.