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Jon Palais : "L’enjeu est la transformation collective, pas la transformation individuelle"

Lien publiée le 25 décembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://reporterre.net/Jon-Palais-L-enjeu-est-la-transformation-collective-pas-la-transformation

Jon Palais : «<small class="fine"> </small>L'enjeu est la transformation collective, pas la transformation individuelle<small class="fine"> </small>»

Comment mener la bataille du climat ? La non-violence est-elle la meilleure méthode ? Quand tout va basculer, parviendra-t-on à orienter les choses vers la solidarité plutôt que vers les barbelés ? Ce sont les questions que pose Jon Palais, militant d’Alternatiba et d’ANV COP 21. Un entretien tourné vers l’action.

• Reporterre poursuit une grande série d’entretiens de fond avec celles et ceux qui renouvellent la pensée écologique aujourd’hui. Parcours, analyse, action : comment voient-elles et comment voient-ils le monde d’aujourd’hui ? Aujourd’hui, Jon Palais, animateur d’ANV 21.


Reporterre - Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à l’écologie ?

Jon Palais - J’ai grandi à la campagne. Je me suis toujours senti bien au contact de la nature. A l’école primaire, j’avais le cahier Panini du WWF, avec des autocollants d’animaux : les mammifères, les oiseaux... et les animaux disparus, comme le dodo. C’est la première fois où je me suis dit qu’on faisait disparaître des espèces animales.

Il y a aussi eu Tchernobyl, en 1986. J’avais sept ans. Ma mère m’a dit que ce jour-là, je me promenais tout nu sur la plage. Personne n’avait été informé que le nuage radioactif passait. Dès les années 1980, les alertes étaient très fortes, même si l’écologie était marginalisée. On parlait du trou dans la couche d’ozone, de la déforestation, de pollutions toxiques, des signaux largement suffisants pour interroger notre mode de vie et la trajectoire qu’on prenait.

« j’avais le sentiment de quelque chose d’irrémédiable. J’ai toujours eu un sentiment de gravité. »

Ces informations sur les destructions en cours, les entendiez-vous à l’école, en famille ?

A l’école, pas tellement. En famille, je n’ai pas de souvenir particulier. C’est venu par les médias. Quand on est sensible à cette question, il suffit d’avoir une alerte pour la prendre au sérieux. J’ai toujours eu un sentiment de gravité prononcé. Dès le départ, j’avais le sentiment de quelque chose d’irrémédiable. Une forêt millénaire qu’on coupe, les disparitions d’espèces, c’est irrémédiable.

Votre entourage partageait-il ce sentiment de gravité ?

Non. L’écologie apparaissait comme quelque chose de marginal. Pour moi, une des premières images de l’alerte écologique est Greenpeace. Dans les années 1990, les écolos de Greenpeace étaient marginalisés.

Comment cette imprégnation est-elle devenue une préoccupation concrète ?

En vivant en ville, à Bordeaux et à Marseille, pour mes études puis pour travailler. Au départ, je travaillais dans l’audiovisuel, un métier qui nécessite d’être en ville. Mais c’était une souffrance pour moi d’y aller. J’avais toujours l’idée de revenir à la campagne.

Comment avez-vous choisi vos études ? Aviez-vous l’idée de travailler dans l’environnement ?

Quand j’étais tout petit, oui. Après, je n’ai pas tellement anticipé. J’aimais bien le dessin, j’ai donc fait du dessin. Et à partir des arts plastiques, je suis arrivé au cinéma, puis à l’audiovisuel. C’est une série de hasards. Deux événements à peu près simultanés ont créé un déclic. En 2006, j’ai croisé un recruteur de Greenpeace dans la rue et j’ai décidé d’adhérer. J’avais environ vingt-cinq ans, lu des livres et mieux décrypté le problème. Avoir une opinion ne suffisait plus. Greenpeace symbolisait pour moi une forme de radicalité : des actions directes non violentes, où l’on s’interpose, où l’on est directement à l’endroit du problème.

Au même moment, j’ai vu le film de Richard Attenborough sur Gandhi. Ce fut pour moi le premier choc de compréhension de ce qu’est l’action non-violente. J’étais allé à Greenpeace sans savoir qu’ils sont non-violents. C’est après que j’ai découvert à quel point c’est une valeur fondamentale chez eux. A Greenpeace, j’ai participé à beaucoup d’actions qui m’ont permis d’acquérir des expériences de non-violence.

Quel type d’actions ?

Bloquer des trains de déchets radioactifs, entrer dans des centrales nucléaires… Une action qui m’a marqué a été le déversement de charbon devant le ministère. C’était en 2008, Jean-Louis Borloo était ministre de l’Écologie. On a déversé du charbon devant l’entrée et on s’est mis sur le tas avec des systèmes de blocage. Quand les policiers sont arrivés, il y a eu un long face-à-face. Nous étions une dizaine en ligne sur notre tas de charbon. Les policiers étaient en rang.

« Quand les policiers sont arrivés, il y a eu un long face-à-face. »

On portait des masques à poussière, pour mettre en scène le fait que le charbon est sale. Ça a eu un effet imprévu. Le face-à-face s’est transformé en combat de regards. Normalement, dans ce type d’action, quand on ne peut pas parler aux gens à qui on fait face, on essaie d’avoir un contact visuel. Mais avec le masque, c’était compliqué parce que mon visage était coupé en deux. J’en voyais un ricaner, chuchoter à son collègue. On sentait qu’ils se disaient : « Ils vont voir ce qu’ils vont voir ».

Pourquoi essayiez-vous d’établir un dialogue avec eux ?

Cette action n’était pas contre les policiers. Ils ne sont pas le problème. Par contre, on va être en confrontation avec eux vu que leur boulot est de rétablir l’ordre qu’on perturbe. Nous devons désamorcer ça, décaler les choses pour qu’ils ne nous perçoivent pas comme LE problème.

Quand ils ont reçu l’ordre de nous sortir, ils nous ont couru dessus alors qu’ils étaient à cinq mètres. Ils se sont cassés la figure sur nous parce que les bouts de charbon étaient ronds et qu’ils étaient arrivés en tenue anti-émeute alors que nous étions attachés ! Ça m’a fait glisser en arrière, ça devenait dangereux parce que j’avais les bras coincés dans les tubes en métal. J’ai dit : « Attention à nos bras, on est attachés, vous risquez de nous blesser. » L’un d’eux a éclaté de rire et a dit un truc du style, « c’est le pompon ». Globalement, l’idée c’était : « Déjà qu’ils bloquent et en plus il faudrait faire attention à eux ! » Alors que si, bien sûr ! Ce n’est pas parce que on désobéit qu’on n’a plus aucun droit !

On a continué de parler avec eux. Au début, ils ne nous écoutaient pas. Ils essayaient d’enlever nos bras. Ils ont vu qu’ils ne comprenaient pas le système, ils ont fini par écouter ce qu’on leur disait. On leur a expliqué qu’on ne leur dirait pas le système de blocage, parce qu’on voulait rester là le plus longtemps possible, tant qu’on n’avait pas de réponse du ministère. Une sorte de dialogue s’est installé. Ils ne l’ont pas mal pris, du moment qu’on expliquait ce qu’on faisait sans agressivité à leur égard.

Comme les tubes en métal étaient trop compliqués à défaire pour eux, ils ont voulu nous porter tous en même temps jusqu’au bus de police. Leur chef faisait super attention à nous, il n’arrêtait pas de dire « attention, lui, son bras plus haut, ne leur faites pas mal ». Il y avait eu un retournement de situation : ils étaient arrivés en nous voyant comme leurs ennemis et ça s’est terminé par une forme de coopération. On n’allait pas les aider à nous déloger, mais on n’allait pas non plus se débattre, on n’allait pas les taper. Une fois qu’ils ont compris ça, ils se sont donnés pour objectif de ne pas nous blesser.

« Le climat conditionne tellement les autres batailles qu’il s’agit d’un axe central. Pas plus important, mais central et global. »

Comment êtes-vous passé de Greenpeace à Alternatiba ?

Je déménageais souvent. Quand je suis retourné vivre au sud des Landes, à la frontière du Pays basque, début 2011, il n’y avait pas de groupe local de Greenpeace. J’ai découvert Bizi sur internet, c’était l’association qui ressemblait le plus à Greenpeace. Je l’ai donc rejointe. A Greenpeace, je voyais le climat comme une campagne comme les autres. A Bizi, le sentiment d’urgence est beaucoup plus vif. L’ADN de Bizi, c’est l’écologie et la justice sociale, et le lien entre le local et le global. J’y ai pris conscience que le climat conditionne tellement les autres batailles qu’il s’agit d’un axe central. Pas plus important, mais central et global. A travers le climat, on peut militer sur plein d’autres choses.

A ce moment, il n’y avait plus de mobilisation citoyenne pour le climat. Elle était retombée après la conférence sur le climat de Copenhague en 2009. Bizi est né de la mobilisation à Copenhague, dans l’optique de traduire ce message global sur des chantiers locaux. Par exemple, à travers une politique de transports collectifs, de pistes cyclables, de monnaie locale. Dans une logique altermondialiste où l’on fait partie d’un mouvement global. Sauf qu’en 2012, il n’y avait plus de mouvement global ! Réussir la transition au Pays basque, si elle n’est pas réussie ailleurs, n’avait aucun sens.

On s’est dit qu’il manquait une stratégie globale. On a posé la question aux Amis de la Terre, à Attac, au Réseau action climat, à Greenpeace. Ils ont répondu que non, il n’y avait pas de stratégie (rires).

Il fallait construire quelque chose qui continuerait quels que soient les résultats de la COP de 2015 à Paris. Il y avait quelque chose à rectifier par rapport à Copenhague, où l’idée dominante avait été de manifester et de s’en remettre à la décision des politique. Ce qui explique l’énorme déception après. Alternatiba est né de cette réflexion. Le village des alternatives a été conçu comme un déclencheur de ce mouvement. Et ça a fonctionné. Je me suis occupé de ce village des alternatives avec d’autres personnes. Puis trois, quatre, cinq groupes ont commencé à organiser leurs propres villages des alternatives à Nantes, Lille, Bordeaux. Un réseau était en train de naître.

Comment s’est passée la bascule de Greenpeace, où vous faisiez des actions de dénonciation, à Alternatiba qui met en avant des alternatives ?

Concernant Greenpeace, il faut nuancer : leur slogan était déjà « les solutions existent ». A chaque fois qu’ils dénoncent, ils ont une expertise et une contre-proposition. Mais il est vrai qu’historiquement, ils se sont construits sur l’alerte. Alternatiba a répondu à une attente très forte. Les gens étaient tétanisés, rongés par les mauvaises nouvelles. Alternatiba leur a porté un message extrêmement positif qui a permis à beaucoup de commencer à s’engager. Mais moi, je n’avais connu aucun changement intérieur. C’étaient des choix stratégiques. Je choisis mes cibles en fonction de critères stratégiques, pas par passion.

Quels soubassements intellectuels, quels livres ont nourri votre réflexion ?

C’est en agissant avec Greenpeace que j’ai commencé à me poser des questions de stratégie. A Greenpeace, un gros travail d’expertise sur les campagnes est mené, mais aussi un travail de stratégie. Il y a des actions que l’on peut réussir d’un point de vue technique, et qui n’ont pas d’effet politique. Par exemple, un jour, on a bloqué le chantier de l’EPR de Flamanville. Juste après le début du blocage, une nouvelle est tombée : la mort de Ben Laden. Notre action ne servait à rien ! Pourtant, on avait réussi à tout bloquer. Certes, c’est le genre d’événements qu’on ne peut pas anticiper. Mais une action menée le mauvais jour n’est pas stratégique.

Exemple inverse : on voulait bloquer des trains de déchets nucléaires à la frontière belgo-néerlandaise. Mais les policiers étaient au courant, il y en avait partout, et on n’avait pas eu le temps de se verrouiller qu’ils nous embarquaient déjà. Les trains de déchets nucléaires sont passés tranquillement. Sauf qu’on a eu écho médiatique très important et très favorable en Belgique. Voilà donc une action ratée qui, stratégiquement, avait réussi.

Comme on n’est qu’une poignée d’activistes et que la nature est attaquée de partout, il faut viser juste. On ne peut pas se permettre de faire des actions qui ratent, ou de mettre vachement d’énergie sur des objectifs qui ne sont pas les bons.

J’ai étudié Gandhi, Martin Luther King et Srdja Popovic. Il y a un site internet, Canvasopedia, plein de ressources sur la stratégie non-violente. J’ai aussi été inspiré par le mouvement des étudiants serbes Otpor, l’étincelle qui a conduit à l’arrestation de Slobodan Milosevic. Ils ont appliqué les théories de Gene Sharp, qui a beaucoup théorisé la stratégie non violente et écarte de son analyse les arguments moraux – à la différence de Gandhi ou Martin Luther King. Otpor les a appliqués avec succès et reformulés sous la forme d’un manuel, La lutte non-violente en cinquante points.

Pourquoi avez-vous lancé ANV-COP21 ?

D’abord, pourquoi Alternatiba ? Beaucoup de militants écolos avaient arrêté de mobiliser sur le climat, parce qu’ils étaient arrivés au diagnostic que c’est un problème abstrait, global, technique, qui semble impalpable par les gens. En plus, c’est tellement angoissant que ça tétanise ceux à qui on arrive à l’expliquer. Donc on n’activait que des leviers de paralysie.

Il fallait remédier à ces obstacles. Plutôt que de parler du climat d’une manière abstraite et négative, le faire d’une manière positive et concrète. Transformer le centre-ville en village des alternatives au changement climatique permettait de dire aux gens que le climat, c’est l’agriculture à travers la nourriture qu’ils mangent, le vélo, l’énergie, la réparation, la relocalisation... Et les aider à avoir prise sur le problème par l’angle positif des solutions.

Mais à l’approche de la COP21, on ne pouvait pas rester seulement sur un message positif. D’où ce qu’on a théorisé, qu’il faut marcher sur deux jambes, les alternatives et la résistance. Le débat au sein d’Alternatiba a duré deux ans, pour que les gens voient la complémentarité des actions d’opposition et des actions d’alternatives, et non les contradictions.

ANV-COP21 est donc né d’une discussion interne à Alternatiba.

Au printemps 2015, on voyait s’approcher la COP et on s’est dit que le débat ne se conclurait pas avant. C’est pour cela qu’on a lancé un autre mouvement, ANV-COP21, pour mener des actions. Puis Alternatiba a décidé de mener aussi des actions non-violentes. Comme on avait beaucoup de militants en commun, on a jumelé les deux mouvements en 2016 pour ne pas faire double emploi.

Pourquoi le choix stratégique de la non-violence ?

Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise stratégie en soi, ça dépend de l’objectif. Qu’est-ce qui est le plus efficace entre une scie et une casserole ? Ça dépend si on veut couper du bois ou faire chauffer de l’eau.

Notre diagnostic est qu’il faut un changement complet du système. Il y a deux raisons que cela se fasse par un mouvement de masse : pour le rapport de force et pour la justice sociale. Ce ne sont pas seulement des intellectuels qui doivent le théoriser, des politiques qui doivent prendre des mesures courageuses, des multinationales qui doivent ajuster des trucs ; on doit changer de mode de vie.

La stratégie non-violente nous semble la plus adaptée pour favoriser l’émergence d’un mouvement de masse. Parce que nos sociétés condamnent la violence. Tout le monde est offusqué par la violence, des hommes sur les femmes, des riches sur les pauvres, des humains sur les animaux, etc. Donc la non-violence est une garantie de légitimité aux yeux de la majorité de la population.

Si la violence sert à exercer un rapport de domination, la non-violence signifie-t-elle le refus d’exercer un rapport de domination ?

J’essaie d’éviter d’expliquer ce qu’il y a de contre-productif dans la violence parce que ça agace toujours des gens, et que je ne veux pas les contrarier ou expliquer ce qu’il ne faut pas faire. Mais on voit avec quelle facilité un gouvernement instrumentalise la violence, ou la contre-violence. Quand on mène des actions violentes, il est facile pour le gouvernement d’occulter le message politique des actions, de le réduire à leur caractère violent et de criminaliser le mouvement. Le gouvernement a beaucoup plus de moyens de violence que nous. Si l’on va sur ce terrain, s’ils ont envie de t’arrêter ils t’arrêtent, s’ils ont envie d’infliger trois mois de prison ferme, ils les mettent, s’ils ont envie de perquisitionner, ils perquisitionnent !

Dans la stratégie non-violente, tu essaies que ce soit toi qui pièges ton adversaire, que la bataille se déroule sur un terrain que tu maîtrise mieux. Par ailleurs, la non-violence permet à plein de gens d’entrer dans la lutte. Agir de manière violente est intimidant pour la plupart des gens. La non-violence est plus accessible.

« Même si l’on arrive à manier la violence à son avantage, on conforte la logique de la violence. »

Enfin, Gandhi disait que la fin est dans les moyens comme l’arbre est dans la semence. Si l’objectif est de former une culture de non-violence, cela ne se construit pas avec des actions violentes. Même si l’on arrive à manier la violence à son avantage, on conforte la logique de la violence. Qui est une logique de négation de l’humanité de l’autre, de domination, d’oppression.

Il faudrait réduire les émissions de gaz à effet de serre de 3 % par an au niveau mondial pour être en 2050 à moins de 1,5 °C de réchauffement par rapport à l’ère pré-industrielle. En 2018, comme en 2017, on est à + 2 %. Comment faire face à un système qui continue avec toute sa puissance dans la destruction de l’environnement ?

Le système n’est pas durable. Il dysfonctionne de tous les côtés. On pollue tout, les injustices se creusent, les démocraties sont en crise, on commence à être impactés par les catastrophes écologiques, la finance part en vrille et une nouvelle crise économique se prépare. Donc une chose est certaine, ça ne va pas rester comme ça.

La déstabilisation croissante du monde va-t-elle favoriser la solidarité ou les barbelés ? Comment fera-t-on quand le jeu sera renversé sur la table, pour arriver à ce que les choses se reconstruisent de manière écologique et solidaire et pas avec plus d’extrême-droite, de néolibéralisme et d’oligarchie ?

Là, on est à 1,1 °C de réchauffement. D’après ce que j’ai étudié, en coupant les robinets des émissions de gaz à effet de serre tout de suite, avec l’inertie, on sera à 1,4 °C. Ce qui veut dire que géophysiquement on peut rester sous 1,5°C ! C’est d’une énorme complexité d’un point de vue socio-économique et politique. Mais ce n’est pas impossible.

Le dérèglement climatique est déjà dramatique et tout seuil d’aggravation sera dramatique. 1,5°C sera bien pire que 1,1°C, 2°C sera pire mais 1,6°C, 1,7°C, 1,8°C aussi. On vit avec l’idée que chaque dixième de degré compte et que chaque action, chaque effort qu’on fait, chaque limitation même insuffisante, a du poids. Quand on empêche une centrale à charbon, un projet de gaz de schiste, qu’on maintient dans le sol des énergies fossiles, on participe à la limitation. Insuffisante, mais est-ce que c’est parce que c’est insuffisant qu’il ne faut plus le faire ? Non !

Ces questions nous travaillent énormément. Ce qui nous fait tenir, c’est qu’on n’est jamais seul. Alternatiba et ANV ont des formes très horizontales où l’on développe beaucoup les polyvalences. Les gens changent souvent de rôle, ils vont faire de la communication, de la logistique, de la stratégie, ils participent aux décisions politiques. Le sentiment collectif est très fort. On n’est pas les mêmes quand on vit collectivement l’urgence, la gravité, la répression que quand on les vit tout seul.

Il est très important de comprendre ça, parce qu’affronter tous les jours le problème de la fin du monde, c’est horrible. Nous-mêmes, quand on fait des conférences, des formations, on est toujours autant ébranlé par ce qu’on dit. C’est tellement inhumain, le moment est tellement extraordinaire à l’échelle de l’histoire de l’humanité que c’est quasiment impossible à intégrer. C’est une énorme violence et c’est la force collective qui permet de vivre avec ça. Sinon, on s’effondre.

Comment cette préoccupation pour l’avenir se traduit-elle dans votre vie quotidienne ?

Depuis quelques années, le militantisme prend tout dans ma vie. Je ne pense pas que ce soit possible très longtemps. Mais ça a été possible beaucoup plus longtemps que ce que je pensais au départ. J’ai toujours cru que j’allais pouvoir me reposer dans six mois. Depuis cinq ans... (rires).

Il y a plein de contradictions. C’est comme faire des actions pour la réduction du temps de travail : il faut que tu travailles plus pour faire passer le message politique qu’il faut travailler moins. C’est ça, le militantisme. On est pour un mode de vie où les gens peuvent prendre le temps de vivre et on ne le fait pas (rires). Ça fait longtemps que je suis végétarien, j’achète mon électricité à Enercoop, les légumes sont produits localement, le compte bancaire est à la Nef, etc. J’essaie d’être au maximum en cohérence.

Mais il y a des choses sur lesquelles c’est plus compliqué. J’habite à la campagne, j’ai une voiture, ça pollue. Pour faire l’entretien d’aujourd’hui, j’ai pris la voiture pour aller à la gare. Je viens à Paris pour participer à des réunions dont j’espère qu’elles vont faire bouger les choses. J’espère que ce qu’on fait va permettre de réduire davantage les émissions de gaz à effet de serre que ce qu’on émet pour le faire. Parce que tout a une empreinte écologique. On est souvent l’objet des procès de gens qui nous disent « Vous nous demandez d’être écolo mais vous avez une voiture, votre truc est en plastique », etc. Comme si l’on venait d’une autre planète !

Mais qu’est-ce que ça change à la trajectoire du monde que je réduise encore plus mon empreinte carbone ? Le plus important dans notre mode de vie, c’est notre engagement politique. L’enjeu est dans la transformation collective, pas dans la transformation individuelle ni la somme des transformations individuelles. On a un changement d’échelle à faire. Donc il faut trouver des effets de levier, il faut changer les choses en masse. Les efforts personnels ne pèseront rien dans la balance dans quinze ans par rapport à ce qu’on aura réussi à infléchir ou pas dans les politiques nationale, internationales.

« Je suis un citoyen au sens propre et le rôle des citoyens aujourd’hui est d’intervenir. »

Les militants d’aujourd’hui, on devrait juste les appeler des citoyens. Au sens premier du terme, le citoyen est la personne qui s’implique dans la vie de la cité. Aujourd’hui, le mot est dénaturé parce qu’on a l’impression qu’on parle d’un usager de la démocratie. Comme si la démocratie était un fonctionnement établi une fois pour toutes dont nous serions des sortes de consommateurs. On a des droits, comme celui de voter, qui est quelque part le contraire de la démocratie parce qu’au lieu d’exercer le pouvoir on le délègue ! Sans moyen de contrôle, de révocation. On a tiré tellement loin ce système démocratique qu’il en devient quasiment le contraire de son idéal.

Je suis un citoyen au sens propre et le rôle des citoyens aujourd’hui est d’intervenir. On n’a pas le droit d’attendre que des représentants politiques dont on sait qu’ils sont dans un système pétri de contradictions et de compromissions qu’ils trouvent la solution.

  • Propos recueillis par Hervé Kempf et Émilie Massemin