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Universités : vaut-il mieux être indien qu’ivoirien ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Le 19 novembre, Edouard Philippe a annoncé qu'en 2019, les droits d'inscription dans les universités passeraient de 170 à 2 770 € pour une licence et de 243 à 3 770 € pour un master. Cette hausse extravagante ne concerne que les étudiants hors UE et se double d’une augmentation du nombre des bourses, mais pose des questions pour tous les étudiants, et au-delà, pour l'ensemble de la collectivité.
L'annonce de la hausse des frais d'inscription permet d'envisager la fin de la quasi-gratuité de l'université et l’arrivée de la sélection par l’argent - alors même que les frais d’inscription ont d'ores et déjà explosé dans les écoles d'ingénieurs et, surtout, dans les écoles de commerce, où ils dépassent souvent 10 000 € par an désormais.
Les défenseurs du gouvernement soulignent que les tarifs annoncés restent très en-dessous des tarifs des universités anglaises ou américaines ; c’est vrai, mais justement : les étudiants internationaux fortunés qu’il s’agit d’attirer iront à Harvard ou à Oxford, les universités françaises sont en fait en concurrence avec les universités suédoises ou allemandes, dans une sorte de Ligue 2 universitaire, au sein d'un paysage d'enseignement supérieur de plus en plus perçu comme un marché mondial.
Cette mondialisation de l'enseignement supérieur pose également des problèmes de langue, avec à l'horizon le basculement d'un nombre croissant de formations vers l'anglais pour élargir la zone de chalandise. Le dossier de presse de Matignon loue d'ailleurs l'exemple des Pays-Bas, sur lesquels l’auteur de ces lignes a écrit un article [Le Monde diplomatique, juillet 2014], parce qu’ils « proposent désormais la quasi-totalité de leurs formations en anglais : 2 032 programmes au total, dont 1301 masters et 369 bachelors. » Ainsi, le fait de donner des formations en anglais, qui n'était jusqu'à présent qu’une latitude permise par la loi, devient désormais une fin en soi et un objectif de politique publique.
Il ne s’agit pas d’être contre tout cours en anglais en soi. Simplement, le dossier de presse s’abstient de mentionner que cette disparition organisée de la langue nationale à l’université pose de nombreux problèmes culturels et fait controverse même aux Pays-Bas, pays réputé anglophile et excellent en anglais pourtant. Surtout, ceux-ci ont une langue peu diffusée en dehors de leurs frontières, et ne risquent pas de perte de clientèle par l'abandon de leur langue.
Il n'en va pas de même pour la France, qui, depuis très longtemps, attire de nombreux étudiants internationaux grâce à sa langue. J'ai moi-même suivi des études à l'université dans les années 1990 et j’ai côtoyé de nombreux étudiants étrangers, dont la grande majorité étaient marocains, camerounais, sénégalais, etc, bref parlaient français. Aujourd'hui, vingt-cinq ans plus tard, le premier pays d'origine des étudiants en France est, de très loin, le Maroc ; les troisième et quatrième sont l'Algérie et la Tunisie, et le Sénégal n'est pas loin derrière. Ces étudiants permettent à la France d'être le quatrième pays au monde pour le nombre d'étudiants internationaux accueillis et on pourrait donc penser que les milieux dirigeants français se réjouissent de leur présence.
Un certain nombre d’éléments montrent que ce n'est pas vraiment le cas. Ainsi, la page d'accueil du site de Campus France (l'agence de promotion de l'enseignement supérieur français à l'international) affiche trois étudiants en mobilité internationale en France : l'un est péruvien, l'autre argentin, le dernier indien. Aucune de ces trois nationalités ne figure parmi les vingt premiers pays d'origine des étudiants en France mais bizarrement, elles ont l'honneur d'être mises en tête de gondole par Campus France. Le dossier de presse de Matignon s’ouvre sur la déclaration d'Emmanuel Macron, selon laquelle les « étudiants indiens, russes, chinois seront plus nombreux et devront l’être. Nous devons d’ores et déjà tout faire pour rénover les conditions de leur accueil. »
Cet effort vaut pour les chinois et les indiens, mais pas pour les algériens ou les malgaches ? En fait, tout cela laisse l'impression d'une volonté d'"invisibiliser" les étudiants d'origine maghrébine ou africaine francophone, et pose la question suivante : l’appareil dirigeant français aurait-il honte d'accueillir des étudiants originaires du Maghreb ou d'Afrique noire francophone ? Un ghanéen aurait-il plus de valeur qu'un congolais ? A leurs yeux, vaut-il mieux être indien qu'ivoirien ?
Par la priorité qu’il confère aux étudiants indiens et chinois, ce discours, horribile dictu, recoupe d'ailleurs un certain nombre de stéréotypes ethniques : l'asiatique présumé intelligent et travailleur, l'africain paresseux, et représentant une menace migratoire. Naturellement, les autorités françaises n'expriment pas les choses de manière aussi explicite (elles réservent l'étiquette infamante de racisme aux affreux gilets jaunes), cependant, qu’elles le veuillent ou non, l‘idée est bien là et le public ne s'y trompe pas : les commentaires d'internautes dans l'article du journal Le Monde consacré au sujet approuvaient l'augmentation des frais de crainte que les universités deviennent une pompe à attirer une immigration non voulue.
Le dossier de presse de Matignon reprend également l'argument du « soft power » que des étudiants indiens ou chinois conféreraient à la France. Cette expression, devenue une tarte à la crème du discours politico-médiatique, désigne l'influence qu’acquiert un pays par des facteurs autres qu'économiques ou militaires, et peut se traduire par le terme de « rayonnement culturel ». La thèse défendue est donc qu'en attirant des indiens ou des chinois par des cours en anglais la France étendra ce fameux « soft power ».
Un papier paru dans la revue Les Langues modernes [2014-1] consacré aux étudiants chinois qui suivent des études en anglais en Allemagne conduit à en douter : l’article décrit une situation où la quasi-totalité des interactions se fait en anglais et le soir, les étudiants consomment des contenus culturels en mandarin sur la toile ; si un fort contingent d'une même origine nationale est présent dans une même cursus, alors les intéressés tendent à rester entre eux. Le peu d'étudiants qui maîtrise l'allemand avant d'arriver voit son niveau se dégrader, sans d'ailleurs que le niveau en anglais s'améliore substantiellement, vu l'absence d’immersion dans un monde véritablement anglophone. De plus, un certain nombre d'étudiants font ce séjour en Allemagne pour des motifs purement utilitaires, pour avoir une ligne "mobilité internationale" sur le CV. Ces étudiants vivent en marge de la société allemande et perçoivent les cours d’allemand langue étrangère comme superflus, les universités ayant elles-mêmes, par l’anglicisation à outrance, rendu inutile l’apprentissage de l’allemand.
Naturellement, la notion de « soft power » est par définition difficile à mesurer et l’article n’a pas cette prétention. De plus, il est écrit par deux germanistes, qui sont par nature opposées à l'anglicisation des études en Allemagne, et cela, assez probablement, biaise leur propos. Mais le phénomène de bulle socio-culturelle propre aux étudiants internationaux ne peut être nié. En lisant les blogs d'étudiants français dans les pays nordiques, ce qui me frappe avant tout est la superficialité des interactions culturelles, les observations sur le pays d'accueil restant très extérieures, en caricaturant à peine : « les Suédois n’attachent pas leurs vélos », « les Hollandais offrent des cadeaux à la Saint-Nicolas », « les Finlandais sont blonds et costaux », etc. Les discours ressemblent à ceux du tourisme et dans ce contexte, il n’y a guère plus de « soft power » à attendre que pour un touriste qui passe huit jours aux Iles Canaries.
D'une façon plus générale, les formations en anglais sont conçues comme des produits de formation destinés à répondre aux attentes du marché étudiant mondial et leur contenu culturel s'en trouve amoindri. Les écoles de commerce, qui ont poussé cette évolution le plus loin, se vantent de l’internationalité de leur corps professoral – parfois étranger à plus de 50 % : très bien, mais ce phénomène rend les formations de plus en plus aseptisées. Les universitaires qui parlent d’« excellence mondiale », élément de langage repris jusqu’à la nausée, ressemblent à un chef cuisinier qui parlerait de gastronomie tout en proposant des Big-Mac : l’image est facile, je le reconnais, mais elle reflète bien la tendance à l’œuvre.
Heureusement, certains étudiants s’intéressent vraiment au pays d'accueil, et, dans le cas de la France, apprennent le français. Mais ce n'est pas ce qui est recherché par les établissements qui cherchent avant tout à se vendre sur le marché international universitaire.
Peut-être certaines universités françaises atteindront-elles le nirvana de la visibilité internationale, mais ce n’est pas garanti et surtout, il s'agit avant tout de la transformation de l'enseignement supérieur en marché. Les considérations culturelles ou scientifiques ont peu à faire là-dedans, et l'argument du « soft power » relève surtout de la communication politique, d'autant plus qu'il faudrait mettre en balance le risque de perte d'influence du français dans les pays d'Afrique, vivier de la francophonie paraît-il...
Une autre politique est possible : elle s’appuierait d’abord sur les étudiants internationaux francophones, sur les locuteurs de langues proches (espagnol, portugais, italien) qui apprennent facilement le français, puis sur le réseau de lycées, d’alliances et d’institut français qui enseignent en ou le français de par le monde ; l'anglais et les autres langues seraient utilisés, mais à titre subsidiaire. Une telle politique accroîtrait le rayonnement culturel bien plus que le basculement moutonnier vers des cours en anglais d’aéroport amélioré tels qu’on les donne dans notre enseignement supérieur aujourd’hui, et qui conduit nos universités à devenir des Harvard du pauvre.
Joyeuses Fêtes de fin d'année.
Bien cordialement,
Vincent Doumayrou,
auteur de La Fracture ferroviaire, pourquoi le TGV ne sauvera pas le chemin de fer,
Préface de Georges Ribeill. Les Éditions de l'Atelier, Ivry-sur-Seine, 2007.
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Le lien vers l'article intitulé L'anglicisation universitaire en Allemagne vue de Chine, Chongling Huang et Odile Schneider-Mizony :
https://aplv-languesmodernes.org/spip.php?article5430
Le lien vers le dossier de presse du Premier Ministre :
https://ressources.campusfrance.org/agence_cf/plaquettes/fr/Dossier_presse_Strategie_attractivite_etudiants_internationaux_fr.pdf
Le lien vers mon article sur l'anglicisation aux Pays-Bas :
https://www.monde-diplomatique.fr/2014/07/DOUMAYROU/50623
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