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Construire sa propre théorie révolutionnaire

Lien publiée le 2 janvier 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://paris-luttes.info/construire-sa-propre-theorie-11358

Ce qui suit est la traduction de la brochure révisée, largement réécrite et publiée par Spectacular Times en 1985 sous le titre Revolutionary Self-Theory.
Première publication sous le titre Auto-théorie : le plaisir de penser pour soi-même, par The Spectacle et signée « Larry Law » en 1975.
Ce texte étant une traduction amatrice et souvent littérale, il est recommandé si vous comprenez l’anglais de lire directement le texte original, disponible entre autres à l’adresse suivante : https://theanarchistlibrary.org/library/larry-law-revolutionary-self-theory

Cette brochure s’adresse aux personnes qui ne sont pas satisfaites de leurs vies. Si vous êtes heureux/se avec votre existence actuelle, nous n’avons aucun argument à vous opposer. 

Néanmoins, si vous êtes fatigué·e d’attendre que votre vie change,
Fatigué·e d’attendre la communauté, l’amour, l’aventure authentiques,
Fatigué·e d’attendre la fin de l’argent et du travail forcé,
Fatigué·e de chercher de nouveaux passe-temps pour passer le temps,
Fatigué·e d’attendre une existence riche et abondante,
Fatigué·e d’attendre la situation dans laquelle vous pourrez réaliser tous vos désirs,
Fatigué·e d’attendre la fin de toutes les autorités, aliénations, idéologies et morales… 
…alors nous pensons que vous trouverez ce qui suit plutôt pratique. 

L’un des grands secrets de notre misérable mais potentiellement merveilleuse époque est que penser peut être un plaisir. Ceci est un manuel pour construire votre propre théorie. Construire sa propre théorie est un plaisir révolutionnaire, le plaisir de construire son « auto-théorie » de la révolution. 
Élaborer son auto-théorie est un plaisir constructif et destructif à la fois, car on élabore une théorie de la pratique pour une transformation à la fois constructive et destructive de cette société. 

L’auto-théorie est une théorie de l’aventure. Elle est aussi érotique et humoristique qu’une authentique révolution. 
L’aliénation ressentie du fait d’avoir notre réflexion faite pour nous par les idéologies de notre époque nous amène à la recherche de la jouissive négation de cette aliénation : penser par soi-même. C’est le plaisir de faire de son esprit le sien. 

L’auto-théorie est le corpus de pensée critique que l’on construit pour notre propre usage. Nous le construisons et l’utilisons quand nous faisons l’analyse de pourquoi notre vie est ce qu’elle est, de pourquoi le monde est ce qu’il est. (En gardant à l’esprit que « penser » et « ressentir » sont inséparables, car la pensée provient de l’expérience subjective et des émotions.) Nous élaborons notre auto-théorie quand nous développons une théorie de la pratique : la théorie de comment obtenir ce que nous désirons dans la vie. 

Soit la théorie est une théorie pratique, une théorie de la pratique révolutionnaire, soit elle n’est rien. Rien qu’un aquarium d’idées, une interprétation contemplative du monde. Le domaine des idées est l’éternelle salle d’attente des désirs non réalisés. 
Celles et ceux qui présupposent (souvent inconsciemment) l’impossibilité de réaliser les désirs de leur vie, et par conséquent de se battre pour elle.ux-mêmes, finissent souvent par se battre pour un idéal ou une cause. Celles et ceux qui savent que ce n’est que l’acceptation de l’aliénation savent dorénavant que tous les idéaux et toutes les causes sont des idéologies. 

II 

Dès lors qu’un système d’idées est structuré par une abstraction à son centre, nous donnant un rôle et des devoirs pour son bien, ce système est une idéologie. L’idéologie est le système de fausse conscience dans lequel nous ne fonctionnons plus comme le sujet de notre relation au monde. 
Les formes variées d’idéologie sont toutes structurées autour de différentes abstractions, mais elles servent toutes les intérêts d’une classe dominante (ou qui aspire à l’être) en donnant un sens à notre sacrifice, souffrance et soumission. 
L’idéologie religieuse en est le plus vieil exemple : la projection fantastique appelée « Dieu » est le Suprême Sujet du cosmos, qui agit sur chaque être humain comme s’il était « Son » sujet. 

Dans les idéologies « scientifiques » et « démocratiques » de l’entreprise bourgeoise, l’investissement de capitaux est le sujet « productif » qui dirige l’histoire du monde - la « main invisible » qui guide le développement humain. La bourgeoisie a dû attaquer et affaiblir le pouvoir que l’idéologie religieuse détenait autrefois. Elle a exposé la mystification du monde religieux par sa recherche technologique, étendant par là même le domaine des choses et méthodes qu’elle pouvait utiliser pour faire du profit. 

Les diverses enseignes du léninisme sont des idéologies « révolutionnaires » où le Parti est le sujet légitime à dicter l’histoire du monde, en dirigeant son objet – le prolétariat – vers l’objectif de remplacer l’appareil bourgeois par un appareil léniniste. 
Les nombreuses autres formes d’idéologies dominantes sont visibles quotidiennement. La montée des nouveaux mysticismes religieux sert de manière détournée la structure dominante des relations sociales. Elles fournissent un moule soigné dans lequel le vide de la vie quotidienne peut être obscurci et, comme les drogues, le rendre plus facile à supporter. 

Le bénévolat et le déterminisme nous empêchent de comprendre notre véritable place dans le fonctionnement du monde. Dans les idéologies d’avant-garde, seule la nouveauté en soi et pour soi est importante. Chez les survivalistes, la subjectivité est devancée par la peur à travers l’invocation de l’image d’une catastrophe mondiale imminente. 

Lorsqu’on accepte les idéologies, on accepte l’inversion du sujet et de l’objet ; les choses acquièrent la volonté et la puissance humaines, tandis que les êtres humains n’ont leur place qu’en tant que choses. L’idéologie est une théorie renversée. Nous acceptons plus encore la séparation entre l’étroite réalité de notre vie quotidienne et l’image d’une totalité du monde qui est hors de notre portée. L’idéologie ne nous offre qu’une relation de voyeur avec la totalité. 
Dans cette séparation, dans cette acceptation du sacrifice pour la cause, toutes les idéologies servent à protéger l’ordre social dominant. Les autorités dont le pouvoir repose sur la séparation doivent nous refuser notre subjectivité afin qu’elles-mêmes survivent. Ce refus se manifeste sous la forme de sacrifices demandés au nom du « bien commun », de « l’intérêt de la nation », de « l’effort de guerre », de « la révolution »… 

III 

On se débarrasse des œillères de l’idéologie en nous demandant constamment à nous-mêmes : Comment est-ce que je me sens ?
Est-ce que je m’amuse ?
Est-ce que je prends du plaisir ?
Comment est ma vie ?
Est-ce que j’obtiens ce que je veux ?
Pourquoi pas ?
Qu’est-ce qui m’empêche d’obtenir ce que je veux ?
Cela signifie avoir conscience de l’ordinaire, avoir connaissance de sa routine quotidienne. Que la vie tous les jours – la vraie vie – existe, est un secret qui l’est chaque jour un peu moins, tant la misère de la vie quotidienne devient de plus en plus visible.

IV

La construction de sa propre théorie est basée sur le fait de penser pour soi-même, être entièrement conscient de ses désirs et de leur validité. C’est la construction de la subjectivité radicale.
Une authentique « élévation de conscience » ne peut être que « l’élévation » de la pensée au niveau d’une conscience de soi positive, sans culpabilité : développer sa subjectivité primaire, libre des idéologies et des morales imposées sous toutes leurs formes.
L’essence de ce que de nombreux gauchistes, gourous et autres coachs appellent « élévation de conscience » consiste à frapper les gens jusqu’à l’inconscience avec leurs matraques idéologiques.

Le chemin de l’idéologie (l’auto-négation) à la subjectivité radicale (l’auto-affirmation) passe par le point zéro, la capitale du nihilisme. Lieu immobile dans l’espace social et le temps battu par les vents, les limbes sociales où l’on s’aperçoit que le présent est dénué de vie ; qu’il n’y a pas de vie dans son existence quotidienne. Un·e nihiliste connaît la différence entre vivre et survivre. 

Les nihilistes expérimentent un renversement de perspective sur leur vie et le monde. Pour elles et eux, rien n’est vrai que leurs désirs, leur volonté d’être. Iels refusent toute idéologie dans leur haine des relations sociales dans la société capitaliste globale. Depuis cette perspective renversée, iels voient avec cette clarté nouvellement acquise le monde inversé de la réification, l’inversion du sujet et de l’objet, de l’abstrait et du concret. C’est la scène de la marchandise fétichisée, des projections mentales, des séparations et des idéologies : l’art, Dieu, l’urbanisme, l’éthique, les pins smiley, les stations de radio qui vous disent qu’elles vous aiment et les détergents qui ont de la compassion pour vos mains. 

Les conversations quotidiennes offrent des sédatifs tels que « Tu ne peux pas toujours avoir ce que tu veux » ou « La vie a ses hauts et ses bas », entre autres dogmes de la laïque religion de la survie. Le « bon sens » est le non-sens de l’aliénation ordinaire. Chaque jour les gens se voient refuser une vie authentique, et vendre en retour sa représentation. 

Détruire le système qui les détruit est la pulsion permanente que les nihilistes ressentent. Ne pouvant continuer à vivre dans ces conditions, leurs esprits s’enflamment. Assez rapidement, iels se confrontent au fait qu’iels doivent trouver un ensemble de tactiques cohérentes, qui aura en pratique un effet sur le monde. 
Mais si un·e nihiliste n’est pas au courant de la possibilité historique de transformer le monde, sa rage subjective va se cristalliser dans un rôle : suicidaire, meurtrier·e solitaire, voyou, néodadaïste, déséquilibré·e… tou·te·s à la recherche d’une compensation pour cette vie de temps mort. 
L’erreur des nihilistes est de ne pas comprendre qu’il y a d’autres nihilistes, et de supposer en conséquence que la communication et la participation collective à un projet d’auto-réalisation est impossible. 

Avoir une orientation « politique » dans sa vie signifie simplement savoir que l’on peut changer sa vie en changeant la nature de la vie elle-même, à travers la transformation du monde – et que cette transformation du monde requiert un effort collectif. 
Ce projet d’auto-réalisation collective peut être correctement nommé « politique ». Mais la « politique » est devenue une catégorie mystifiée, séparée de l’activité humaine. Tout comme toutes les autres séparations imposées dans les activités humaines, la « politique » est devenue un simple centre d’intérêt, qui a même ses spécialistes – qu’ils soient politicien·ne·s ou commentateurs·ices. Il est possible d’être intéressé (ou pas) par le football, les collections de timbres, la trap ou la mode. Ce que les gens voient comme « politique » aujourd’hui est la falsification sociale du projet d’auto-réalisation collective – ce qui convient parfaitement à ceux qui possèdent le pouvoir. 

L’auto-réalisation collective est le projet révolutionnaire. C’est la saisie collective de la totalité de la nature et des relations sociales, et leur transformation selon le désir conscient. 
Cette « thérapie » authentique consiste à changer sa vie en changeant la nature de la vie sociale. Cette thérapie doit être sociale si elle doit avoir la moindre conséquence. La thérapie sociale (la guérison de la société) et la thérapie individuelle (la guérison de l’individu) sont liées : chacune a besoin de l’autre, chacune est une part nécessaire de l’autre. 

VI 

Penser subjectivement signifie utiliser notre vie – comme elle est maintenant et comme nous voulons qu’elle soit – comme le centre de notre réflexion. Ce recentrage positif sur soi est accompli par un assaut continuel sur tous les externes : tous les faux sujets, faux conflits, faux problèmes, fausses identités et fausses dichotomies. 
Nous sommes empêchés d’analyser la totalité de notre existence quotidienne par le questionnement de nos opinions sur le moindre détail : toutes les broutilles spectaculaires, les controverses bidon et les faux scandales. Êtes-vous pour ou contre les syndicats, les missiles téléguidés, les cartes d’identité ? Quelle est votre opinion des drogues douces, du jogging, des Ovnis, de l’impôt progressif ? 

Ce sont des faux sujets. Le seul sujet pour nous est comment nous vivons. 

Un vieux proverbe juif dit : « Si vous n’avez que deux alternatives, alors choisissez la troisième. » Chercher une nouvelle perspective sur le problème. Nous pouvons échapper aux deux camps d’un faux conflit en saisissant notre « troisième choix » : voire la situation depuis la perspective de la subjectivité radicale. 
Être conscient du troisième choix signifie refuser de choisir entre deux polarités supposément opposées mais réellement égales qui essaient de se définir elles-mêmes comme la totalité de la situation. Dans sa forme la plus simple, cette conscience est exprimée par le/a travailleur·euse en procès pour braquage à main armée qui, lorsqu’on lui demande si iel plaide coupable ou non-coupable, répond « Je suis sans-emploi ».

Autre illustration plus théorique mais tout aussi classique, le refus de reconnaître une quelconque différence essentielle entre la classe dirigeante des capitalistes d’entreprises à l’ « Ouest » et la classe dirigeante des capitalistes d’état à l’ « Est ». Tout ce que nous avons à faire est d’observer les relations sociales au niveau de la production, aux USA et en Europe d’un côté, en URSS et en Chine de l’autre, pour voir qu’elles sont essentiellement les mêmes. Ici comme là-bas, la vaste majorité des gens va travailler pour une paie ou un salaire en échange de l’abandon du contrôle sur à la fois les moyens de production et ce qu’iels produisent (qui leur est ensuite revendu sous la forme de marchandises). 

A l’ »Ouest », la plus-value (la différence entre la valeur tirée d’une quantité de travail donnée et ce qui est payé au travailleur) est la propriété des directions d’entreprises qui entretiennent un spectacle de compétition domestique.A l’ »Est », la plus-value est empochée par la bureaucratie d’état qui n’autorise pas la compétition domestique mais s’engage dans une compétition internationale aussi furieusement que n’importe quelle nation capitaliste. Wow, quelle différence.
Un autre exemple de faux problème est cette stupide question conversationnelle : « Quelle est ta philosophie de vie ? » Elle pose la « Vie » comme un concept abstrait qui, en dépit de son apparition constante comme mot dans la conversation, n’a rien à voir avec la vie réelle car il ignore le fait que « vivre » est ce que nous faisons à l’instant présent. 

Dans les personnes qui, partout dans le monde, se battent pour regagner leurs vies, nous nous trouvons.

En l’absence d’une communauté réelle, les gens s’accrochent à toutes sortes d’identités sociales bidon, qui correspondent à leur rôle individuel dans le Spectacle (dans lequel les gens contemplent et consomment des images de ce qu’est la vie, pour qu’iels en viennent à oublier comment vivre pour elleux-mêmes). Ces identités sociales peuvent être ethniques (« Breton·ne »), raciales (« Noir·e »), organisationnelles (« Syndicaliste »), résidentielles (« Parisien·ne »), sexuelles (« Gay »), culturelles (« Supporter »), etc., etc. mais toutes ont leurs racines dans un désir commun d’affiliation, d’appartenance. 
Évidemment, être Noir·e est une identification beaucoup plus réelle qu’être « supporter », mais au-delà d’un certain point, ces identités ne servent qu’à masquer notre position réelle dans la société. Encore une fois, la seule question pour nous est comment nous vivons. Concrètement, cela signifie comprendre les raisons de la nature de la vie d’une personne dans sa relation à la société dans son ensemble. Pour faire cela, il faut broyer toutes les fausses identités, les associations partielles, et commencer avec soi-même comme centre. De là, nous pouvons examiner la base matérielle de la vie, dépouillée de toute mystification. 
Par exemple, supposons que je veuille un café à la machine du boulot. D’abord, il y a le gobelet en soi, qui implique les travailleur·euse·s de la plantation de café, celleux dans les plantations de sucre et les raffineries, celleux de la papeterie, etc.
Puis tou·te·s les travailleur·euse·s qui ont fabriqué les différentes parties de la machine et l’ont assemblée. Celleux qui ont extrait le minerai de fer et la bauxite, fondu l’acier, foré et raffiné le pétrole. Encore tout·e·s celleux qui ont transporté les matériaux bruts sur trois continents et deux océans. Les employé·e·s qui ont coordonné la production et le transport.
Et finalement, vous avez tou·te·s les travailleur·euse·s qui produisent toutes les autres choses nécessaires pour que le reste des gens survive. Cela me donne une relation matérielle directe avec plusieurs millions de personnes. En fait, avec l’immense majorité de la population mondiale. Ils et elles produisent ma vie, et j’aide à produire la leur.

Sous cet angle, toutes les identités de groupe partielles, tous les centres d’intérêt spécifiques s’estompent dans l’insignifiance. Imaginez l’enrichissement potentiel d’une vie qui est présentement enfermée dans la créativité frustrée de ces millions de travailleur·euses, retenue par des méthodes de production épuisantes et obsolètes, étranglée par l’aliénation, déformée par la rationalité démente de l’accumulation de capital !

Ici nous commençons à nous découvrir une identité sociale réelle : dans les personnes qui, partout dans le monde, se battent pour regagner leurs vies, nous nous trouvons. 

On nous demande constamment de choisir entre deux camps d’un faux conflit. Gouvernement, organisations caritatives et propagandistes de toutes sortes adorent nous présenter des choix qui n’en sont pas (comme une compagnie d’électricité qui présente son programme nucléaire avec le slogan « Le nucléaire ou l’âge de pierre » ; compagnie qui voudrait nous faire croire que c’est la seule alternative : nous avons l’illusion du choix, mais aussi longtemps qu’ils contrôlent les choix que nous percevons comme étant les seuls possibles, ils contrôlent aussi le résultat). 

Les nouveaux moralistes adorent dire aux populations du riche Ouest comment elles devront « faire des sacrifices », comment elles « exploitent les enfants affamés du Tiers-monde ». On nous somme de choisir entre un altruisme sacrificiel et un individualisme exigu. Les organisations caritatives font leur blé sur notre culpabilité, en nous vendant le sentiment d’avoir fait quelque chose contre une pièce dans le panier à collecte.
Oui, en vivant dans l’Ouest, on exploite effectivement les pauvres du Tiers-monde – mais ni personnellement, ni délibérément. Nous pouvons effectuer des changements dans nos vies, pratiquer le boycott, faire des sacrifices, mais les effets en sont marginaux. Nous devenons conscients du faux conflit qu’on nous présente quand on réalise que sous ce système global nous, en tant qu’individus, sommes autant enfermé·e·s dans notre rôle global d’exploiteur·ice·s que d’autres le sont dans leur rôle global d’exploité·e·s. Nous avons un rôle dans la société, mais pas, ou si peu, le pouvoir d’en faire quoi que ce soit. Nous rejetons ce faux choix entre sacrifice et égoïsme en appelant à la destruction du système social global dont l’existence force ces choix sur nous. La question n’est pas de bricoler ou faire avec le système, d’offrir des sacrifices symboliques ou d’appeler à « un peu moins d’égoïsme ». Les organisations caritatives comme les réformistes ne sortent jamais du terrain des faux choix. 

Ceux qui ont intérêt au maintien de la situation actuelle nous ramènent en permanence à leurs faux choix – c’est-à-dire à n’importe quels choix qui laissent leur pouvoir intact. Avec des mythes tels que « Si on partageait tout, il n’y en aurait pas assez pour tout le monde », ils tentent de nier l’existence d’autres choix et de nous cacher le fait que les conditions matérielles d’une révolution sociale existent déjà. 

VII 

Tout parcours vers sa propre démystification doit éviter deux bourbiers où se perd la pensée : l’absolutisme et le cynisme, marécages jumeaux qui se donnent l’apparence des prairies verdoyantes de la subjectivité. 

L’absolutisme est l’acceptation totale ou le rejet total de tous les composants d’idéologies, spectacles et réifications particulières. Un·e absolutiste ne peut pas voir d’autre choix qu’une acceptation complète ou un rejet tout aussi total.
L’absolutiste se promène dans les allées du supermarché idéologique à la recherche de la marchandise parfaite, et l’achète – en package tout compris. 

Le supermarché idéologique, comme tout supermarché, n’est bon qu’à être pillé.

Le cynisme est une réaction à un monde dominé par l’idéologie et la morale. Face à des idéologies en conflit, les cyniques disent « allez toutes crever ». Les cyniques sont tout autant des consommateur·ice·s que les absolutistes. Iels ont simplement abandonné l’espoir de trouver la marchandise parfaite. 

Le supermarché idéologique, comme tout supermarché, n’est bon qu’à être pillé. Pour nous, il est beaucoup plus productif de renverser les étagères, déchirer les emballages, embarquer ce qui a l’air authentique et utile, et balancer le reste. 

VIII 

La pensée dialectique est une pensée constructive, un processus de synthèse permanente entre le « corpus d’auto-théorie » d’une personne et ses nouvelles observations et appropriations ; une résolution des contradictions entre le précédent corpus et les nouveaux éléments théoriques. La synthèse qui en résulte n’est donc pas l’addition de l’ancien et du nouveau, mais leur superposition qualitative, une nouvelle totalité. 

Cette méthode qui mêle synthèse et dialectique s’oppose à un style éclectique qui se contenterait de ramasser en tas les passages préférés de ses idéologies préférées sans jamais confronter leurs contradictions. Les libertariens, les chrétiens communistes et les libéraux en général en sont des exemples parlants. 
Si nous sommes en permanence conscients de comment nous voulons vivre, nous pouvons construire notre auto-théorie en prenant de manière critique où bon nous semble : idéologies, critiques culturelles, experts technocratiques, études sociologiques, élucubrations mystiques, etc. Tous les déchets de ce vieux monde peuvent être fouillés à la recherche de matériaux utiles par celles et ceux qui veulent le reconstruire. 

IX 

La nature de la société moderne, son unité globale et capitaliste, nous indique la nécessité de faire de notre auto-théorie une critique unitaire. Par cela nous voulons dire une critique de toutes les zones géographiques où existent les diverses formes de domination socio-économiques (cad le capitalisme du « monde libre » comme le capitalisme d’état du monde « communiste », racisme et patriarcat), de même qu’une critique de toutes les aliénations (misère sexuelle, survie imposée, urbanisme, etc.). En d’autres mots, une critique de la totalité de l’existence quotidienne, partout, depuis la perspective de la totalité de nos désirs. 
Sont mobilisé·e·s contre ce projet tou·te·s les politicien·ne·s et bureaucrates, prêtres et gourous, urbanistes et flics, réformistes et militant·e·s, comités centraux et censeurs, managers et dirigeant·e·s syndicaux/ales, masculinistes et idéologues féministes, psys et conservateurs capitalistes qui travaillent à la subordination des désirs individuels à un « bien commun » totalement réifié qui les a supposément désigné·e·s comme ses représentant·e·s.

Ce sont les forces du vieux monde, tous les chefs et tous les prêtres, tous les sales types qui ont quelque chose à perdre si les gens amplifient ce jeu qui consiste à se réapproprier leurs esprits pour se réapproprier leurs vies. 
La théorie révolutionnaire et l’idéologie révolutionnaire sont ennemies – et les deux le savent. 

Arrivé à ce point, il devrait être évident que sa propre démystification, pas plus que la construction de notre propre théorie révolutionnaire, ne fait disparaître notre aliénation : « le monde », le Spectacle, continue et se reproduit lui-même chaque jour. 
Bien que cette brochure se concentre sur l’élaboration de son auto-théorie, nous n’avons jamais eu l’intention de sous-entendre que la théorie révolutionnaire peut exister séparément de la pratique révolutionnaire. Pour être conséquente, pour reconstruire effectivement le monde, la pratique doit rechercher sa théorie et la théorie doit être réalisée en pratique.

La perspective révolutionnaire de la désaliénation et de la transformation des relations sociales requiert qu’une théorie ne soit rien d’autre qu’une théorie de la pratique, de ce que nous faisons et de comment nous vivons. Autrement, la théorie va dégénérer en une contemplation impuissante du monde, et à la fin en une idéologie survivaliste – la projection d’un brouillard mental, un corps statique de pensée réifiée, d’armure intellectuelle qui agit comme un amortisseur, une protection entre le monde quotidien et soi. Et si la pratique révolutionnaire n’est pas la pratique d’une théorie révolutionnaire, elle dégénère dans du militantisme altruiste, l’activité « révolutionnaire » comme devoir social. 

Nous ne nous efforçons pas d’atteindre une théorie cohérente comme si c’était une fin en soi. Pour nous, la valeur de l’usage pratique de la cohérence réside dans le fait qu’avoir une auto-théorie cohérente fait en sorte qu’il est plus facile pour une personne de penser. Pour prendre un exemple, il est plus facile d’anticiper les développements à venir du contrôle social si l’on a une compréhension cohérente des idéologies et techniques du contrôle social à l’œuvre aujourd’hui. 
Avoir une théorie cohérente facilite la conception de la théorie pratique de la réalisation de ses désirs dans la vie. 

XI 

Dans le processus de construction de sa propre théorie, les dernières idéologies qui doivent être combattues et vaincues sont celles qui ressemblent le plus à une théorie révolutionnaire. Ces mystifications finales sont le situationnisme et le conseillisme. 

L’Internationale Situationniste (1958-1971) était une organisation révolutionnaire internationale qui a immensément contribué à la théorie révolutionnaire. La théorie situationniste est un corpus de théorie critique que l’on peut s’approprier pour l’intégrer à son auto-théorie et rien de plus. Quoi que ce soit de plus en reviendrait au détournement idéologique connu sous le nom de situationnisme. 

Pour celles et ceux qui viennent de les découvrir, les théories de l’IS peuvent sembler être « LA réponse que j’ai cherchée pendant des années », la réponse à l’énigme de sa vie morte. Et c’est à ce moment précis que la vigilance et le contrôle de soi sont nécessaires. Le situationnisme peut être une idéologie survivaliste très complète, un mécanisme de défense contre l’usure de la vie quotidienne. Cette idéologie inclut aussi le rôle-marchandise spectaculaire d’être « un situationniste », un ardent et radical ésotérique. 

Le conseillisme (aussi connu comme « contrôle par les « travailleur·euse·s » », « Syndicalisme ») propose l’autogestion comme remplacement du système de production capitaliste. 

La véritable autogestion est la gestion directe (sans la médiation d’aucune sorte de direction extérieure) de la production sociale, de la distribution et de la communication par les travailleur·euse·s et leurs communautés. Le mouvement pour l’autogestion est apparu encore et encore partout dans le monde au cours des révolutions sociales : en Russie en 1905 et entre 1917 et 1921, en Espagne en 1936-37, en Yougoslavie à partir de 1948 en Hongrie en 1956, en Algérie en 1960, au Chili en 1972, ou encore au Portugal en 1975. La forme d’organisation la plus souvent créée dans la pratique de l’autogestion a été le conseil des travailleur·euse·s : des assemblées générales souveraines des producteur·ice·s et leurs voisinages qui élisent des mandaté·e·s pour coordonner leurs activités. Ces délégué·e·s ne sont pas des représentant·e·s mais mettent en œuvre des décisions prises par leurs assemblées. Ces délégué·e·s peuvent être démandaté·e·s à n’importe quel moment, si leur assemblée générale pense que ses décisions ne sont pas correctement mises en œuvre. 

Le conseillisme est cette pratique et théorie historique de l’autogestion transformée en idéologie. Alors que les participant·e·s de ces révoltes vécurent une critique de la totalité sociale, en commençant par la critique du travail salarié, de l’économie marchande et de la valeur d’échange, le conseillisme n’effectue qu’une critique partielle : il ne recherche pas l’autogestion, comme transformation qualitative et continue de l’entièreté du monde, mais l’autogestion statique et quantitative du monde tel qu’il est. L’économie reste alors un domaine séparé du reste de la vie quotidienne, et la domine. Alors qu’un mouvement pour une autogestion généralisée recherche la transformation de tous les secteurs de la vie sociale et de toutes les relations sociales (production, sexualité, logement, services, communication, etc.). Le conseillisme pense qu’une économie autogérée est tout ce qui compte. Ainsi, il rate le principal : la subjectivité et le désir de transformer l’entièreté de la vie. Le problème avec le contrôle des travailleur·euse·s est que tout ce qu’il contrôle est le travail. 

Seule l’activité résultant de la conscience collective de celles et ceux qui ont construit une théorie de pourquoi le monde est « à l’envers » pourra le renverser du « bon côté ».
Rébellion spontanée et subjectivité insurrectionnelle seules ne suffisent pas.
Une authentique révolution ne peut arriver que dans un mouvement pratique où toutes les mystifications du passé sont consciencieusement balayées.