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Les dessous du coup de foudre de Mélenchon pour Eric Drouet
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Le chef de file des Insoumis voit dans le mouvement des gilets jaunes l'expression concrète de la "révolution citoyenne" qu'il appelle de ses vœux de longue date. Il adoube donc Eric Drouet, l'un de leurs principaux porte-voix, alors que dans le même temps sa campagne pour les européennes envoie des signaux contradictoires.
La déclaration est poétique, presque lyrique. A l'aube du réveillon, Jean-Luc Mélenchon est allé faire un tour sur la plage pour laisser les "brûlures de l'année cicatriser doucement"... et il a pensé à Eric Drouet. Dans sa dernière note de blog datée du 31 décembre, le député de Marseille rédige une ode à celui qui s'est imposé comme l'un des gilets jaunes les plus visibles médiatiquement. Les gilets jaunes, justement : pour Mélenchon, ils sont "l'une des meilleures choses qui nous soit arrivée depuis si longtemps", et ont fait prendre à "l'histoire de France" un "tournant qui a déjà ses répliques dans nombre de pays".
Eric Drouet, quant à lui, est décrit comme l'un des acteurs héroïques de l'épisode révolutionnaire. Le candidat de la France insoumise à l'élection présidentielle 2017 ose même une analogie historique avec un autre Drouet, prénommé Jean-Baptiste celui-là, l'homme qui a reconnu Louis XVI lors de sa fuite à Varennes en 1791, et a donné l'alerte. Le cœur "plein de gratitude pour ces gilets jaunes qui mènent avec tant de bon sens, tant de sang-froid, tant de constance, le combat pour libérer notre pays des chaines de l’argent roi", Jean-Luc Mélenchon conclut son billet par un franc soutien envers Eric Drouet : "Puisse cette année être la vôtre, et celle du peuple redevenu souverain. Puisse-t-elle être celle de la fin de la monarchie présidentielle, et du début de la nouvelle république".
Pour l'heure, les encouragements du tribun n'ont pas porté chance à l'intéressé, qui a commencé son année... par une interpellation policière. Ce mercredi 2 janvier, Eric Drouet a été arrêté à Paris en raison de sa participation à une manifestation non-autorisée sur la voie publique. "De nouveau Éric Drouet interpellé. Pourquoi ? Abus de pouvoir. Une Police politique cible et harcèle désormais les animateurs du mouvement gilet jaune", a tweeté Jean-Luc Mélenchon.
Reste que cet appui sans ambiguïtés a aussitôt été dénoncé de toutes parts : plusieurs commentateurs se sont empressés de pointer de supposées velléités putschistes d'Eric Drouet, ou ses complaisances avec l'extrême droite (une accusation très discutable), voyant dans les encouragements de Jean-Luc Mélenchon une nouvelle preuve de la dérive du député Insoumis vers une radicalité dangereuse, voire "rouge-brune".
L'adoubement d'Eric Drouet par le chef de file des Insoumis a également provoqué la réaction hostile de Benoît Hamon, preuve que le fossé ne cesse de se creuser entre LFI et le mouvement Génération.s. "Je ne comprends plus ce que fait Jean-Luc Mélenchon, a taclé Hamon sur RTL ce mercredi 2 janvier. En tout cas, il a quitté les rives de la gauche, il fait autre chose." En cherchant à le critiquer, le candidat socialiste malheureux à l'élection présidentielle a énoncé une vérité : dans les mois à venir, Mélenchon compte effectivement faire "autre chose" que tenter de se poser en chef rassembleur de la gauche. Alors que le leader Insoumis multiplie les atermoiements stratégiques depuis sa défaite en 2017, le mouvement des gilets jaunes pourrait constituer un tournant.
TOURNANT STRATÉGIQUE
La France insoumise est en effet traversée par un débat de fond sur son avenir : quelle direction lui faut-il adopter pour grappiller les voix qui lui ont manqué en avril 2017 ? Pour certains, Jean-Luc Mélenchon doit poursuivre le sillon entamé par la campagne présidentielle et se présenter comme un chef "populiste", abandonnant la référence à la gauche pour lui préférer la défense inconditionnelle du peuple ; cette option implique de séduire en priorité les électeurs des classes populaires, qui pour beaucoup se sont abstenus ou ont voté pour Marine Le Pen. Face aux "populistes", d'autres plaident à l'inverse pour une union de la gauche visant à conquérir une hégémonie sur l'espace allant du NPA jusqu'au Parti socialiste. Dans cette optique, Jean-Luc Mélenchon apparaîtrait davantage comme un leader de gauche rassembleur s'inscrivant dans le sillage d'un François Mitterrand, ce qui impliquerait notamment de couper tout lien avec des personnalités ne s'inscrivant pas en totalité dans le logiciel traditionnel de la gauche… comme Eric Drouet, par exemple.
Aux yeux de Jean-Luc Mélenchon, la révolte des gilets jaunes serait justement le signe que la "stratégie populiste" est la bonne. "Il a été très profondément marqué par le mouvement, relate un membre du cercle de l'Insoumis. D'après lui, les gilets jaunes valident la théorie de révolution citoyenne qu'il développe de longue date." Le député a en effet conceptualisé depuis 1991, et son livre A la conquête du chaos, la nouvelle donne politique qui caractériserait notre époque : elle serait selon lui marquée par une profonde pulsion dégagiste, la majorité de la population étant prête à renverser l'ordre existant et tous ceux qui le représentent : élus politiques, corps intermédiaires institués, système médiatique. Mélenchon a par la suite développé cette théorie dans ses écrits, et notamment deux livres : Qu'ils s'en aillent tous, en octobre 2010, appelant la population à "prendre aux cheveux les puissants". Et L'Ere du peuple, en 2016, qui institue explicitement le peuple comme acteur principal de la "révolution citoyenne" en gestation, à qui il ne manquerait qu'un acte déclencheur.
Or l'Insoumis en est persuadé : les gilets jaunes sont l'étincelle qui va mettre le feu à la plaine. Son billet de blog du 30 décembre développe explicitement cette thèse. "Ce mouvement spontané, à la cause fortuite allume un incendie dont aucune des machines de maintien de l’ordre ne trouve l’extincteur", se réjouit-il.D'après lui, la "saison 2" des gilets jaunes installe des "conditions générales extrêmement favorables aux yeux des partisans de la Sixième République et de la Constituante que nous sommes."
Les encouragements de Mélenchon à Eric Drouet ne sont pas dénués d'arrières-pensées : il estime que les gilets jaunes viennent valider ses instincts politiques. "Ce mouvement est la première 'révolution citoyenne' dans un des pays du centre du capitalisme mondial", veut croire le député des Bouches-du-Rhône. La difficulté des acteurs politiques à appréhender la mobilisation ? Ce serait parce qu'elle "n’entre dans aucune des cases explicatives des pensées politiques dominantes." L'attitude hostile de Benoît Hamon et d'autres à gauche ? La confirmation que "l’obsession anti-populiste et l’hostilité de principe aux choix stratégiques des insoumis ont été de bien piètres boussoles". Les critiques de la presse contre les dérives de certains gilets jaunes ? Le signe, pour Mélenchon, que le "parti médiatique" déploie toute "la palette des bons vieux rayons paralysants" pour faire échouer la "révolution citoyenne".
CONTRADICTIONS INTERNES
On peut donc s'attendre, de la part de la France insoumise et de son leader, à un soutien toujours plus inconditionnel aux gilets jaunes dans les prochains mois. "Nous serons jusqu’au bout avec le mouvement populaire comme nous l’avons été depuis le début", promet Mélenchon, qui prône un soutien "sans affichage" pour éviter d'être accusé de récupération. Le mouvement des gilets jaunes a également fait bouger les lignes au sein de la France insoumise : "En interne, le succès des gilets constitue un appui pour ceux qui défendent une stratégie populiste ; ils voient leurs thèses validées sans avoir besoin de le proclamer", analyse notre initié.
Car LFI a plutôt envoyé des signaux dans l'autre sens, ces dernières semaines : en novembre dernier, deux défenseurs convaincus de la stratégie populiste, François Cocq et Djordje Kuzmanovic, ont été exclus de la liste de LFI aux élections européennes. Le second a décidé de quitter le mouvement, dénonçant dans les colonnes de Marianne le retour en force d'une "ligne de la 'gauche rassemblée'". Comme pour illustrer cette critique, la tête de liste des Insoumis pour les élections européennes est un transfuge de l'extérieur : Manon Aubry, une jeune femme de 29 ans au profil politique pas vraiment "populiste"… après avoir dirigé l'Unef à Sciences Po, elle a pris la tête de l'ONG Oxfam, et a récemment jugé auprès du JDD "qu'entre Hamon et LFI (...), les divisions sur le fond, il n'y en a pas tant que ça".
Entre populisme et union de la gauche, la ligne de LFI est donc marquée par des fluctuations incessantes, qui peuvent se transformer en contradictions : Jean-Luc Mélenchon peut-il adopter une stratégie explicitement dégagiste en soutien des gilets jaunes, alors que dans le même temps son mouvement a constitué pour les élections européennes une liste à la tonalité très "union de la gauche" ? D'autant qu'une donnée supplémentaire pourrait mettre des bâtons dans les roues de LFI : une liste "gilets jaunes" aux européennes, considérée par nombre de cadres Insoumis (dont certains craignent l'émergence d'un "Mouvement 5 étoiles" à la française) comme de nature à faire baisser le score du mouvement ! Soutenir les gilets jaunes tout en priant pour qu'ils ne se constituent pas en force politique de nature à leur contester le terrain populiste : voilà tout le paradoxe des premiers mois de 2019 pour Jean-Luc Mélenchon et les siens.