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Lire le Venezuela: entre «négationnistes» et «euphémisateurs»
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Marc Saint-Upéry
Hugo Chávez a été élu en décembre 1998, il est devenu président en février 1999 : la «révolution bolivarienne» a vingt ans. Le Venezuela est à la fois le premier et seul pays qui, au XXIe siècle, a prétendu «construire le socialisme», et une nation qu’on voit aujourd’hui s’enliser sans retour dans une dérive autoritaire brutale et un marasme socio-économique dévastateur. Il y a de quoi là interpeller les gauches, quel que soit leur degré de sympathie ou d’adhésion passées ou présente pour l’expérience vénézuélienne. Or, à part chez une poignée de mercenaires idéologiques et d’inconditionnels du mensonge stalinien qui continuent à défendre l’indéfendable, on constate surtout un silence gêné à ce sujet.
La tentation d’une bonne partie de la gauche radicale est plutôt de s’éloigner en douce de la «scène du crime» en sifflotant pour dissimuler son embarras et en laissant entendre que «de toute façon, nous, on a toujours été “critiques” et au fond on n’a rien à voir dans cette affaire». Bref, qu’on nous foute la paix et qu’on nous laisse passer à autre chose. Personnellement, je ne trouve cette tentation ni décente, ni intelligente. D’où le texte de réflexion proposé ci-dessous, qui sera suivi au cours des semaines qui viennent de quelques documents utiles pour contribuer à l’élaboration d’un bilan plus que nécessaire.
Au terme de vingt ans de pouvoir «bolivarien», les gauches savent-elles encore quoi penser du Venezuela? Entre l’aveuglement des uns, le désenchantement ou la perplexité des autres et les involutions inquiétantes de certains pays voisins, la tentation est grande de botter en touche. Contre la paresse analytique, un petit bilan d’étape, quelques conseils de lecture et un essai de déconstruction.
Au-delà des divergences idéologiques ou de l’effet de sidération produit par l’ampleur de la catastrophe, la situation du Venezuela vingt ans après l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez [1] engendre chez les observateurs progressistes une perplexité ou un malaise interprétatifs croissants autour d’une série de questions cruciales. Quels sont la nature et le sens des continuités et des discontinuités entre la phase d’essor ou de stabilité « chaviste » et la phase de décomposition « maduriste » du processus bolivarien ? Quels sont/quels ont été la place et le rôle réels des « masses populaires » dans la dynamique de la « révolution », si révolution il y a eu ? Y a-t-il quelque chose à récupérer, ou du moins des leçons à tirer, de cette expérience pour qui se réclame d’une tradition de gauche, « socialiste » ou de critique radicale du capitalisme ?
Du côté du milieu latino-américaniste universitaire, outre le problème de la neutralité axiologique réelle ou supposée des chercheurs et de leur éventuelle polarisation subreptice, on constate que plus la crise vénézuélienne s’aggrave, plus s’affirment un curieux « profil bas », une certaine frilosité et un certain manque de capacité de synthèse un peu dense et d’intervention publique sur les questions de fond [2]. Quant à la plupart des discours militants – certains tenus par des universitaires –, ils perpétuent un mélange de généralisations extrêmement approximatives et de wishful thinking persistant (pour les soutiens de Maduro) ou rétrospectif (pour les critiques de Maduro nostalgiques de Chávez). Bref, on ne peut pas dire qu’on dispose d’une abondance de ressources permettant d’esquisser une vision d’ensemble suffisamment consistante – soit à la fois empiriquement fiable et accompagnée d’un minimum d’hypothèses analytiques et théoriques – de la séquence chaviste-maduriste et du désastre non seulement politique et socio-économique, mais anthropologique, qu’elle a engendré [3].
C’est dans ce contexte que, pour la troisième fois en trois ans (janvier 2018, septembre 2017 et octobre 2018), l’excellent mensuel militant «de critique et d’expérimentation sociales» CQFD a sollicité les analyses de mon camarade le sociologue Fabrice Andréani et de moi-même sur le Venezuela [4]. Cette collaboration entre un chercheur et un journaliste va désormais au-delà des interventions conjoncturelles pour constituer un petit corpus pédagogique assez substantiel sur le bilan du chavisme et la crise du Venezuela maduriste. J’invite donc les lecteurs que le sujet intéresse à lire ou relire ces trois textes (un essai et deux longues interviews tous accessibles en ligne) à la suite et dans l’ordre, car ils n’ont guère d’équivalent dans le paysage des discours académiques ou militants sur ce pays. Mais je souhaiterais aussi proposer quelques réflexions additionnelles.
De notre point de vue, qui ne sommes pas seulement des «spécialistes» neutres mais des intellectuels engagés à gauche, la question vénézuélienne ne suscite pas seulement des interrogations théorico-empiriques sur la nature de l’expérience bolivarienne et de son évolution. Elle nous amène aussi à nous demander comment et pourquoi un régime dont la teneur politico-idéologique et l’impact transformationnel ont été très amplement surjoués au Venezuela même et totalement surestimés à l’extérieur, un régime dont les distorsions extractivistes et rentières de niveau quasiment saoudien et les dérives autoritaires, prétoriennes et kleptocratiques – sans compter la vacuité souvent abyssale de ses effets d’annonce velléitaires et de l’agitation vibrionnaire liée à son « inoperancia febril » – étaient perceptibles depuis bien plus d’une décennie [5], a pu susciter un tel surinvestissement de sympathie idéologique à gauche en Europe, aux États-Unis et dans les autres pays d’Amérique latine.
Deux versions de la séduction bolivarienne
Pour essayer de mieux comprendre ce surinvestissement – et à partir d’ici, mes propos ont un caractère exploratoire et n’engagent pas nécessairement Fabrice Andréani –, je serais tenté de subdiviser cette sympathie idéologique persistante ou résiduelle en deux catégories plus précises. D’une part, on a ceux qu’on pourrait appeler les «négationnistes», à savoir ceux qui, pour aller vite, soutiennent inconditionnellement la «révolution bolivarienne», nient toute dérive autoritaire au Venezuela et attribuent l’effondrement économique – et toutes les difficultés attenantes, y compris l’exode massif de centaines de milliers de Vénézuéliens – exclusivement ou quasi exclusivement aux manœuvres déstabilisatrices de l’« Empire », de l’opposition politique et de la bourgeoisie locale. On sait qui sont les principaux représentants de ce «négationnisme» en France, et il ne faut jamais hésiter à les nommer : Bernard Cassen, Thierry Deronne [qui est belge, et en lien, plus d’une fois avec le site Investig’action], Maurice Lemoine, Romain Migus, Jean Ortiz, Ignacio Ramonet, Christophe Ventura et quelques autres. Ils sont aujourd’hui assez largement discrédités moralement et intellectuellement, et même si le partenaire de Sophia Chikirou continue à se faire écho de leur propagande mercenaire, plus grand monde ne les prend au sérieux [6].
Deux inconditionnels du «chavisme» – Pablo Iglesias et Juan Carlos Monedero (qui «démissionne» de Podemos en 2015) – qui effacent les traces, avant tout pour ce qui est de P. Iglesias
De mon point de vue, le vrai problème idéologique, politique et intellectuel n’est pas constitué aujourd’hui par les négationnistes, mais par ceux que j’appellerai les «euphémisateurs», un terme qui recouvre toute une gamme de discours et de stratégies «explicatives » à géométrie variable mais ayant toutes un certain «air de famille». Dans le spectre du soutien plus ou moins partiel, « critique » – et certes de plus en plus réticent ou désenchanté – au processus bolivarien, prévalent un certain nombre de mythes pieux répercutés de façon peu imaginative et sociologiquement assez naïve : «Maduro a dilapidé l’héritage de Chávez»; «le comandante prônait un ‘‘golpe de timón’’ (coup de gouvernail) pour redresser le cours de la révolution, mais il n’a pas été écouté» ; «les dérives du chavisme d’État ne remettent nullement en cause la dynamique du chavisme populaire», etc.
Plus généralement, toutes ces rationalisations a posteriori s’inscrivent dans le cadre de l’idée que, certes, le régime de Maduro n’est pas brillant, voire de plus en plus indéfendable, mais que la vraie source de tous les maux résiderait dans l’obstructionnisme de la droite et de l’impérialisme, qui auraient stimulé les tendances «bonapartistes» du régime et étouffé le potentiel du «pouvoir populaire». À des degrés divers, soit avec toutes sortes de bémols, de tortillages rhétoriques et de rétropédalages opportunistes en fonction de l’actualité, on trouve ce type de discours au [sein de courants] NPA, au Parti communiste, chez le courant Ensemble de l’ex Front de Gauche [7] ou, curieusement, même dans certains cercles de sensibilité plus ou moins libertaire ou communiste-libertaire [8].
Maurice Lemoine, sur la chaîne «d’information» russe Sputnik: défenseur de Maduro et du Nicaragua de la dictature d’Ortega-Murillo
Il est à noter aussi, et ce n’est pas anecdotique, que Le Monde diplomatique est passé depuis deux ans environ d’une position globalement «négationniste soft», c’est-à-dire alternant les défenses inconditionnelles à la Maurice Lemoine et les critiques ultra-modérées et fonctionnelles au régime à la Gregory Wilpert [auteur de Changing by Taking Power : The History and Policies of the Chavez Government, 2007, Ed. Verso], à une position qu’on pourrait décrire comme « euphémisatrice déboussolée ». En témoigne la publication successive sous la plume de Renaud Lambert d’un reportage relativement honnête et assez traumatisant (pour l’auteur, pour le Diplo, et pour ses lecteurs plus ou moins sympathisants historiques de la « révolution bolivarienne ») sur la crise économique et sociale au Venezuela [9], puis d’un texte extraordinairement alambiqué du même auteur, dont l’opacité baroque stupéfiante – il s’agit de fait d’un article totalement indéchiffrable pour les non initiés – est sans doute la séquelle de ce traumatisme[10]. Visiblement épuisé par son effort de lucidité de décembre 2016, Renaud Lambert s’est donc rattrapé quelques mois plus tard en commettant un chef-d’œuvre de contorsionnisme analytique et d’hermétisme confus qui semble exprimer les angoisses d’une conscience idéologique malheureuse ne sachant littéralement plus à quel saint bolivarien se vouer. On souhaite à Lambert un prompt rétablissement, car c’est visiblement un honnête homme ; mais s’il ne se soigne pas, sa simple capacité d’écrire quoi que ce soit de cohérent est clairement en danger.
Dernière en date des acrobaties auto-justificatrices du Diplo, signalons la publication en novembre 2018 d’un article de Temir Porras, ancien conseiller d’Hugo Chávez pour les questions de politique étrangère, ancien directeur de cabinet de Nicolás Maduro (2007-2013) et ancien vice-ministre des affaires étrangères [11]. L’article de Porras, où les demi-vérités et les énormes mensonges par omission côtoient les constats désolés de la réalité des faits, exprime là aussi en termes très euphémisés la révulsion d’un partisan d’une rationalité technocratique « progressiste » aujourd’hui écarté du pouvoir face à la phénoménale impéritie du gouvernement de Nicolás Maduro. Chaque critique y est accompagnée de précautions et de réserves rhétoriques qui permettent à l’auteur de laisser croire qu’il ne dit pas la même chose qu’un vulgaire antichaviste lorsqu’il se risque à dire, en substance, la même chose qu’un vulgaire antichaviste. Mais surtout, Porras se garde bien de faire la moindre allusion à la nature politique du régime et de la polyarchie mafieuse et militaro-affairiste [12] qui préside à sa course vers l’abîme, pas plus qu’à sa rupture avec tout semblant de procédure démocratique ou à ses violations systématiques des droits civiques et humains [13]. Ce faisant, il se montre extraordinairement en retrait par rapport aux conclusions radicalement désabusées auxquelles sont parvenues un grand nombre de ses collègues anciens ministres et hauts fonctionnaires de Chávez[14], et il est bien placé pour décrocher la timbale de faux-jeton suprême.
Déconstruire le récit «euphémisateur»
La déconstruction des présupposés analytiques et idéologiques de cette sensibilité «euphémisatrice» me paraît une tâche nécessaire essentiellement pour deux raisons. D’abord parce qu’ils sont tout simplement erronés sur le plan théorique et empirique. Ensuite parce que la propension de la gauche radicale au wishful thinking teinté d’exotisme consolateur, loin d’exprimer une solidarité avec les peuples du Sud, dissimule un mépris assez flagrant de leurs conditions réelles d’existence et de lutte.
Deux dimensions clés – il en est d’autres – du récit euphémisateur concernent la question de la continuité et/ou de la discontinuité entre chavisme et madurisme et celle du «pouvoir populaire», soit les mêmes thèmes que je mentionnais en introduction. Je reprendrai ici une partie des considérations développées à ce sujet dans un long article publié en janvier 2019 dans la revue Hérodote [15].
Sur le plan politique, comme l’explique bien Fabrice Andréani dans une analyse rétrospective très complète [16], une bonne partie des mécanismes de l’involution autoritaire et mafieuse du régime bolivarien était déjà en place sous Chávez, sans pour autant atteindre l’échelle qu’on connaît aujourd’hui. Justice aux ordres, criminalisation des mouvements sociaux et du syndicalisme indépendant[17], incarcérations arbitraires, interdictions professionnelles, confusion systématique du parti et de l’État, mépris des mécanismes et des garanties définis par la Constitution bolivarienne, tolérance complice de la corruption dans les rangs du pouvoir et protection des nouveaux riches au service du régime existaient déjà avant 2013. Le tournant « socialiste » engagé d’un coup de plume par le leader à partir de fin 2006 n’a fait qu’aggraver ces tendances. Paradoxalement, il a aussi contribué à museler et neutraliser les courants de gauche plus ou moins autonomes qui subsistaient au sein du chavisme.
Un effondrement socio-économique et politique, le résultat: l’exil massif…
On peut toutefois se demander si ce n’est pas l’incertitude engendrée à partir de 2011 par la maladie mortelle de Chávez qui a entraîné, dès avant son décès, une fuite en avant irréversible. Dans le sillage de la disparition du leader, le score très serré de la victoire présidentielle de Maduro en 2013 et la défaite du chavisme-madurisme aux élections législatives du 6 décembre 2015 n’ont fait que renforcer la volonté de ce dernier de s’agripper au pouvoir coûte que coûte, alors même que la mystique du projet bolivarien se diluait dans une logique d’improvisation permanente et de rapine incontrôlée. En l’absence du rôle régulateur du chef et de son aura personnelle – lesquels légitimaient et modéraient simultanément l’arbitraire du pouvoir –, les divers clans bureaucratiques et militaro-affairistes enkystés au cœur du « proceso » semblent avoir surenchéri dans le pillage des ressources à travers une série de mécanismes pervers : captation sauvage de la rente, manipulation des taux de change, monopoles d’importation, etc. Pour protéger leurs arrières, ils ont sanctionné un verrouillage autoritaire et répressif qui a culminé avec l’élection frauduleuse d’une Assemblée constituante monocolore en 2017 et la neutralisation définitive de l’opposition à travers un mélange de criminalisation judiciaire, d’intimidation physique et d’usage virtuose de « cinquante nuances de fraude » électorale [18].
La question du « pouvoir populaire » mériterait des développements encore plus long et sophistiqués, mais pour ne pas alourdir ce qui n’est qu’une esquisse exploratoire, je me contenterai de résumer de façon un peu brutale ce que quinze ans d’observation directe ou indirecte, ainsi que la lecture des meilleures enquêtes ethnographiques sur la question, permettent d’avancer aujourd’hui. La «démocratie participative et protagonique» et l’«État communal» tant vantés par les sympathisants internationaux du chavisme n’ont jamais vraiment décollé et sont aujourd’hui en état comateux. Dans la pratique, ils oscillaient entre les classiques dispositifs «ONGistes» d’autogestion microlocale de la misère – maquillés de slogans révolutionnaires et de portraits du Che (Guevara) – et l’enrégimentement de la société à travers des structures « de base » directement contrôlées au niveau politique et budgétaire par la présidence de la République.
Comme le signale avec vigueur Jeudiel Martínez,: «ce fantasme politique [celui de la démocratie participative] est contredit cruellement au quotidien : les comuneros [place des communes proclamée par le «chavisme» dans sa narration politique]peuvent-ils demander des comptes à un maire ou à un gouverneur? Peuvent-ils donner des ordres à la police? Qui donne des instructions à qui: le gouvernement aux “communes” ou les communes au gouvernement? Dans la pratique, il s’agit de simples assemblées de quartier liées à l’État dans une sorte de “corporatisme local“, complètement intégrée à l’appareil d’État et subordonné à lui. Les “communes” n’ont aucun pouvoir politique d’aucune sorte, aucune autonomie ni aucune autorité: elles sont là pour exécuter des projets et des politiques sociales et, en fin de compte, n’importe quelle tâche que le gouvernement leur assigne. […] Le caractère clairement clientéliste de ces organisations est indéniable : elles reposent uniquement sur une sous-traitance des tâches, du temps et des efforts par les fonctionnaires de la “commune”, qui constituent une bureaucratie souterraine et non rémunérée. Une paperasserie sans fin, des démarches infinies, des heures et des heures de travail non payé effectué par des femmes qui ajoutent à leur journée de travail et à leurs tâches domestique leur activité au sein de la bureaucratie communale, la soumission aux ordres et aux contre-ordres d’une bureaucratie capricieuse, les journées perdues en manifestations et meetings – telle est la réalité quotidienne des communautés qui, dans les fantasmes de la gauche internationale, font chaque jour une révolution d’octobre[19]. »
En termes plus diplomatiques mais tout à fait convergents, la sociologue María Pilar García-Guadilla expliquait déjà en 2014 que «dans les expériences naissantes que nous connaissons, la logique “rentière-clientéliste-populiste” accentue la cooptation. L’autonomie des communes est entravée par le fait que c’est le gouvernement […] qui finance les projets productifs. Les ressources sont pratiquement illimitées en période électorale, mais elles sont considérablement restreintes par la suite, surtout en période de crise économique comme aujourd’hui. Ce déficit général de ressources affecte aussi la mobilisation car, comme le disent les membres des communes, “s’il n’y a pas de ressources, les gens ne participeront pas”. Enfin, les recherches que nous avons menées indiquent que la majorité des membres des communes ne sont pas qualifiés pour garantir l’efficacité et la soutenabilité de leurs projets productifs, et encore moins pour gérer les ressources de manière transparente. En outre, le cadre juridique est insuffisant pour exercer un contrôle ou une responsabilité sociaux [20].» Seule une extraordinaire volonté de s’auto-illusionner et un déficit coupable de réalisme sociologique peuvent justifier qu’on fasse de ces villages Potemkine un «héritage» qui justifierait a posteriori la légitimité et le caractère révolutionnaire du régime bolivarien, ou du moins de sa phase ascendante.
Le prestige frelaté d’un lexique « socialiste » très artificiel et approximatif ne doit en aucun cas nous amener à confondre «pouvoir populaire» et empowerment purement symbolique des secteurs marginalisés [21]. De même, la politisation hyperbolique de la question sociale et la mise en œuvre de transferts massifs de revenus pétroliers passant par des canaux totalement extérieurs à la sphère des politiques publiques conventionnelles et de leurs contrôles budgétaires et fiscaux [22] ne sauraient passer pour un modèle viable. À l’époque de ses succès apparents, la politique sociale de Chávez obéissait à ce qu’un écrivain vénézuélien désignait comme une «culture de campement» prétorienne. Les «missions» bolivariennes en matière de santé, d’éducation, etc., étaient des opérations de commando extra-institutionnelles, sans horizon soutenable défini, généralement militarisées, ou bien directement gérées par un État étranger. Non seulement ce modus operandi ne correspond guère à la logique d’une véritable politique sociale d’État, mais il a contribué paradoxalement à l’érosion de la capacité d’intervention de la puissance publique et du contrôle démocratique des comptes de la nation. Outre son caractère erratique, la dépense sociale financée par les revenus du pétrole était presque totalement discrétionnaire et soustraite à tout contrôle parlementaire ou citoyen. L’épuisement de ses ressources et l’ampleur de ses contradictions ont fini par aboutir aujourd’hui à un taux de pauvreté de plus de 80 % – bien pire qu’à l’arrivée de Chávez au pouvoir en 1998.
Pour résumer, la «révolution bolivarienne» s’est essentiellement limitée à passer une couche de peinture rouge sur le modèle de capitalisme d’État extractiviste typique du «Venezuela saoudite» pendant ses phases de prospérité. En détruisant les quelques garde-fous institutionnels susceptibles d’en tempérer les excès, elle a exacerbé les pratiques parasitaires, gaspilleuses et prédatrices de la bourgeoisie rentière locale tout en ouvrant ses rangs à de nouveaux parvenus. Une fois la manne pétrolière réduite à la portion congrue, toutes les lignes de faille du système se sont approfondies de façon dramatique. Il n’est guère de scénario moins favorable à la construction d’un « pouvoir populaire » et au combat efficace contre la pauvreté et les inégalités que celui-ci.
Le prétexte de l’impérialisme et du retour de la droite
En guise de conclusion provisoire, il convient de signaler que le récit euphémisateur ne s’appuie pas seulement sur la nostalgie d’un passé fantasmé, celui du supposé essor révolutionnaire des années 2002-2006 (ou 2002-2010, selon les appréciations) et des mirages et miracles du «pouvoir populaire». Il se nourrit aussi de la peur du futur : face au retour massif des droites dans presque tout le continent [23], à l’agressivité de Trump et à l’hydre du néofascisme dans le Brésil voisin, le régime de Maduro ne constitue-t-il pas malgré tous ses défauts un rempart contre l’impérialisme et la réaction?
Il faut être très clair sur cette question. On peut d’abord assez facilement démontrer que, dans tous les pays de la région, l’image de Maduro et du régime bolivarien est extrêmement négative y compris dans les secteurs populaires, qui sont désormais totalement insensibles aux rationalisations obscènes avancées par certains idéologues cavernicoles de la gauche latino-américaine (et par leurs complices français) pour défendre l’indéfendable. Et bien entendu, cette image désastreuse – et méritée – sert d’épouvantail électoral assez efficace aux droites locales, comme on l’a bien vu lors des campagnes de Mauricio Macri en Argentine, d’Iván Duque en Colombie ou de Jair Bolsonaro au Brésil.
Comme le signale à propos de son pays un ancien ministre d’Hugo Chávez, «les gens qui pâtissent aujourd’hui des ravages de la pénurie, de la spéculation et de l’inflation en concluent que “si cette calamité est le socialisme, je préfère le capitalisme”. Il faudra du temps pour que les gens simples du peuple recommencent à croire au socialisme comme moyen de parvenir à une société libre de chômage, de pauvreté et d’exclusion sociale.» [24] Ce n’est pas seulement aujourd’hui la majorité écrasante des Vénézuéliens qui tire ces conclusions, mais une bonne partie des «gens simples du peuple» qui observent la catastrophe depuis les pays voisins.
Et si l’on doit parler du Brésil, qui est aujourd’hui bien entendu une préoccupation prioritaire, angoissante et éminemment légitime pour les démocrates et les progressistes du monde entier, là aussi, soyons clairs et ne nous y trompons pas: Maduro est une véritable aubaine pour Bolsonaro, et Bolsonaro un formidable cadeau pour Maduro, et tous deux président aujourd’hui – avec Daniel Ortega (Nicaragua) dans un rôle auxiliaire – à la grande fête des tyranneaux et des apprentis dictateurs en Amérique latine. Ce dont a le moins besoin la gauche latino-américaine – et ses vrais amis en Europe –, c’est d’une régression aux époques de guerre froide où staliniens et réactionnaires se lançaient mutuellement à la tête Pinochet et Brejnev pour mieux justifier leur idéologie hémiplégique et blanchir leurs autocrates préférés [25].
En attendant, c’est triste à dire, mais le Venezuela reste le premier et le principal régime tortionnaire d’Amérique du Sud[26]. Il n’est malheureusement pas exclu que le gouvernement de Bolsonaro lui vole bientôt la palme en la matière, mais ce dont nos amis(e)s latino-américain(e)s ont besoin, c’est d’une solidarité redoublée contre toutes les répressions et contre tous les tortionnaires, pas d’un abject motif de « consolation » idéologique – du genre : « ouf, on retrouve enfin nos repères, les “vrais méchants”, c’est la droite néolibérale et les fascistes ».
Citant Karl Kraus, Pierre Bourdieu disait souvent qu’« entre deux maux, je ne choisis pas le moindre, je n’en choisis aucun ». Il n’est pas certain que cette maxime soit appropriée dans toutes les circonstances de l’existence quotidienne ou de la vie politique. Mais dans le cas de l’Amérique latine aujourd’hui et de la complémentarité perverse entre la satrapie vénézuélienne et le régime infâme qui s’annonce au Brésil, elle mérite certainement de nous servir de guide.
(Article envoyé par Marc Saint-Upéry et publié sur son blog; Marc Saint-Upéry, qui vit en Equateur, est le traducteur d’un grand nombre d’ouvrages tels que les ouvrages de Mike Davis : Petite histoire de la voiture piégée; Génocide Tropicaux ; Le stade Dubaï du capitalisme ; ou d’Alexandre Rabinovitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir : La révolution de 1917 à Petrograd, Ed. La Fabrique 2016 ; et auteur, entre autres, de : Le rêve de Bolivar, Ed. La Découverte, 2008)
Notes
[1] Élu en décembre 1998, devenu président en février 1999.
[2] Voir toutefois Venezuela, 1998-2018. Le pays des fractures, Les Temps modernes, n° 697, janvier-février-mars 2018. Un ensemble de contributions de qualité inégale mais qui a le mérite d’aborder une ample gamme de thèmes et de solliciter des auteurs de sensibilités idéologiques variées.
[3] C’est néanmoins ce à quoi s’efforcent les textes suivants : Fabrice Andréani, « Entre crash de l’État magique et boom de l’État bandit : le Venezuela dans le labyrinthe autoritaire », Problèmes d’Amérique latine 2018/2, n° 109, p. 119-134 (accessible en ligne à cette adresse : https://www.barril.info/fr/actualites/fabrice-andreani-le-venezuela-dans-le-labyrinthe-autoritaire?lang=fr) ; Marc Saint-Upéry et Pablo Stefanoni, « Le cauchemar de Bolívar : crise et fragmentation des gouvernements de l’Alba », Hérodote, n° 171, janvier 2019.
[4] Fabrice Andréani et Marc Saint-Upéry, « Le chavisme prend l’eau », CQFD, janvier 2016, http://cqfd-journal.org/Venezuela-Le-chavisme-prend-l-eau ; « “C’est une curieuse guerre où Maduro réarme sans cesse ses ennemis”, interview de Fabrice Andréani par Mathieu Léonard », CQFD, septembre 2017, http://cqfd-journal.org/C-est-une-curieuse-guerre-ou ; « “Venezuela : complots, exodes et décomposition”, interview de Fabrice Andréani et Marc Saint-Upéry par Mathieu Léonard », CQFD, octobre 2018, http://cqfd-journal.org/Venezuela-complots-exode-et.
[5] Voir la description et les éléments d’analyse proposés in Marc Saint-Upéry, Le Rêve de Bolívar. Le défi des gauches sud-américaines, La Découverte, Paris, 2008.
[6] Ce qui ne doit pas nous empêcher de continuer à déconstruire leur discours chaque fois que c’est nécessaire. Pour un aperçu très suggestif du gangstérisme intellectuel et des méthodes lumpen-kominterniennes de ces petits personnages, voir ma mise au point détaillée en réponse au commentaire du très courageux et pas très mystérieux « ML » dans la section « commentaires » de Andréani et Saint-Upéry, « Le chavisme prend l’eau », art. cit.
[7] Je ne prétends nullement que l’ensemble des prises de position conjoncturelles ou principielles sur le Venezuela des militants de ces courants répondent à ce schéma, ne serait-ce que parce qu’il m’est impossible de les connaître toutes. Il est néanmoins clair que la presque totalité des communiqués et analyses publiques qui sont venus à ma connaissance accompagnent leurs éventuelles critiques de l’évolution du processus bolivarien (généralement assez embarrassées et superficielles, et fondées sur des « analyses » en pilotage automatique, de type « dégénérescence bureaucratique », qui se caractérisent par leur abstraction sociologique et leur futilité politique) par des formules incantatoires dénonçant la responsabilité première de la droite vénézuélienne, de l’« Empire » et de la prétendue « guerre économique » menée par l’oligarchie et le patronat dans les spectaculaires déboires du chavisme-madurisme. Sur cette dernière question, voir entre autres Manuel Sutherland, « La ruine du Venezuela n’est due ni au « socialisme? ni à la « révolution? », barril.info, 11 mai 2018, www.barril.info/fr/actualites/venezuela-crise-socialisme-revolution-petrole-importations.
[8] Alors même que les libertaires vénézuéliens, dans un effort louable qui transcende y compris les paramètres de leur propre tradition, ont offert un apport substantiel à la compréhension du processus bolivarien. Voir en particulier Rafael Uzcátegui, Venezuela : révolution ou spectacle ?, Les Amis de Spartacus, Paris, 2011
[9] Renaud Lambert, « Venezuela, les raisons du chaos », Le Monde Diplomatique, décembre 2016, https://www.monde-diplomatique.fr/2016/12/LAMBERT/56923.
[10] Renaud Lambert, « Les deux visages de la crise vénézuélienne », Le Monde Diplomatique, septembre 2017, https://www.monde-diplomatique.fr/2017/09/LAMBERT/57892.
[11] Temir Porras Ponceleón, « Pour sortir de l’impasse au Venezuela », Le Monde Diplomatique, septembre 2017, https://www.monde-diplomatique.fr/2018/11/PORRAS_PONCELEON/59240.
[12] L’idée que l’État maduriste est « dominé par les mafias » est un leitmotiv des hauts fonctionnaires bolivariens ayant rompu avec le régime. Voir Marc Saint-Upéry, « Ce que disent d’ex-ministres et fonctionnaires de Chávez du régime de Maduro », Mediapart, 19 mai 2018, https://blogs.mediapart.fr/saintupery/blog/190518/ce-que-disent-d-ex-ministres-et-fonctionnaires-de-chavez-du-regime-de-maduro. J’emprunte le terme « militaro-affairiste » à Omar Benderra (« Un été à Alger : cocaïne, charlatanisme et choléra », Algeria-Watch, https://algeria-watch.org/?p=69228) dans le souci de pointer la potentielle fécondité heuristique d’une comparaison terme à terme – à même de dégager les ressemblances et les différences pertinentes – avec d’autres systèmes à base largement prétorienne et rentière, comme le régime algérien. Pour une bonne description de l’évolution récente de ce dernier et de son caractère, précisément, « militaro-affairiste » et clanique, voir Habib Souaïdia, « Le séisme politique au sein de la “coupole” des décideurs algériens de l’été 2018 », Algeria-Watch, https://algeria-watch.org/?p=69775. Voir aussi le débat entre François Gèze, Omar Benderra et Habib Souaïdia sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=XPYK3CWJptM.
[13] Voir Jean-Baptiste Mouttet, « Au Venezuela, des opposants racontent la torture », Mediapart, 30 octobre 2018, https://www.mediapart.fr/journal/international/301018/au-venezuela-des-opposants-racontent-la-torture?onglet=full. Voir aussi l’édifiant et terrifiant rapport de 400 pages sur « les possibles crimes contre l’humanité » commis au Venezuela publié en mai 2018 par le secrétariat-général de l’Organisation des États américains (OEA) et par un panel d’experts indépendants : http://www.oas.org/documents/eng/press/Informe-Panel-Independiente-Venezuela-EN.pdf.
[14] Saint-Upéry, « Ce que disent d’ex-ministres et fonctionnaires de Chávez…. », art. cit.
[15] Saint-Upéry et Stefanoni, « Le cauchemar de Bolívar… », art. cit.. Cet article propose une analyse comparée des évolutions assez contrastées de l’Équateur de Rafael Correa, du Venezuela bolivarien et de la Bolivie d’Evo Morales.
[16] Andréani, « Entre crash de l’État magique et boom de l’État bandit… », art. cit.
[17] Aux dires mêmes de Chávez, « l’autonomie du mouvement syndical est un poison contre-révolutionnaire hérité de la ive République [NdT : le régime antérieur] » (discours du 24 mars 2007).
[18] Formule de Fabrice Andréani (communication privée, 2018), qui cite entre autres : maintien des bulletins de candidats s’étant désistés ; déplacement massif à la dernière minute de bureaux de vote potentiellement favorables à l’opposition ; chantage implicite et explicite – dans des discours télévisés de représentants du pouvoir – à l’emploi et aux aides sociales grâce aux millions de « carnets de la patrie » numérisés utilisés pour pointer les votants à l’entrée des bureaux ; achat multiple de « votes assistés » (réservés aux handicapés) ; et, dans certains scrutins locaux, inversion pure et simple du résultat [cf. Andréani, « Entre crash de l’État magique et boom de l’État bandit… », art. cit.].
[19] Jeudiel Martínez, « El efecto Teruggi (I) : La comuna de los tramposos », Aporrea, 19 juin 2018, https://www.aporrea.org/actualidad/a265145.html.
[20] Alejandro Velasco, « Venezuela Before and After the Protests (An Interview with María Pilar García-Guadilla) », Nacla Report, 28 septembre 2014, https://nacla.org/article/venezuela-and-after-protests-interview-mar%C3%ADa-pilar-garc%C3%ADa-guadilla.
[21] Cette remarque ne s’inscrit nullement dans le cadre d’une critique du « populisme », catégorie que je me refuse à utiliser étant donné « son caractère extraordinairement fourre-tout », pour reprendre la formule d’Ugo Palheta (cf. « “Notre temps n’est nullement immunisé contre le cancer fasciste”. Entretien avec U. Palheta », Contretemps, 12 novembre 2018, http://www.contretemps.eu/possibilite-fascisme-entretien-palheta/). Pour une illustration des limites heuristiques de la notion de populisme, y compris dans l’analyse des régimes « nationaux-populaires » latino-américains, voir Marc Saint-Upéry, « Péronisme et chavisme : affinités et divergences », in Bertrand Badie et Dominique Vidal, Le retour des populismes. L’état du monde 2019, La Découverte, Paris, 2018.
[22] Parallèlement, le Venezuela « socialiste » n’a jamais entrepris de réformer une fiscalité largement régressive.
[23] Sunniva Labarthe et Marc Saint-Upéry, « Amérique latine : le retour du balancier », in Bertrand Badie et Dominique Vidal, En quête d’alternatives. L’état du monde 2018, La Découverte, Paris, 2017.
[24] Andreína García Reina, « Víctor Álvarez : “El aparato productivo fue barrido” », La Razón, février 2016, https://www.larazon.net/2016/02/victor-alvarez-aparato-productivo-fue-barrido/.
[25] Voir sur ce point l’analyse de Bernard Dréano, « Le “campisme” : une vision binaire et idéologique des questions internationales », Mediapart, 16-08-2018, https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/160818/le-campisme-une-vision-binaire-et-ideologique-des-questions-internationales. Les plus âgés de mes lecteurs se souviendront peut-être des débats stériles entre Francis Cohen, du Parti communiste français, et le « nouveau philosophe » André Glucksman, qui s’invectivaient sur Apostrophes dans les années 1970 au nom de la défense respective de Luis Corvalán, secrétaire général du PC chilien et éminent prisonnier de Pinochet, et de Vladimir Boukovski, célèbre dissident en captivité au Goulag (les deux finiront par être libérés et « échangés » l’un contre l’autre dans le sillage des accords d’Helsinki en 1976).
[26] Voir note 13 ci-dessus.