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Catalogne : un procès à défaut de processus
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https://www.liberation.fr/planete/2019/02/11/catalogne-un-proces-a-defaut-de-processus_1708790
Douze indépendantistes catalans sont appelés à comparaître ce mardi à Madrid dans des circonstances extraordinaires, alors que le Premier ministre Pedro Sánchez est accusé par la droite et l’extrême droite de chercher un compromis
Un pays tout entier attend l’ouverture, ce mardi matin, du procès le plus important de ces dernières années. Un procès duquel, de l’avis général, dépendent le futur politique de l’Espagne, sa cohésion interne et son prestige international. Durant trois mois, douze leaders catalans indépendantistes, accusés d’avoir tenté de «déchirer» le pays il y a deux ans, seront auditionnés puis jugés dans le Salón de Plenos - la plus grande salle, spécialement habilitée pour l’occasion - du Tribunal suprême, à Madrid. La gravité des chefs d’accusation indique qu’il n’y a pas de précédent depuis la fin du franquisme en 1975 : «rébellion» (d’une spéciale gravité selon le code pénal espagnol), «sédition», «malversations de fonds», «appartenance à organisation criminelle», «désobéissance à l’autorité».
Ces charges sont liées au défi séparatiste lancé par une poignée de dirigeants catalans à l’automne 2017 autour de trois principaux temps forts survenus à Barcelone : l’adoption contestée d’une loi sur un référendum d’autodétermination le 6 septembre ; la tenue de ce référendum déclaré illégal par le Tribunal constitutionnel de Madrid et réprimé par la police nationale, le 1er octobre ; et une déclaration unilatérale d’indépendance de la part du chef de l’exécutif régional d’alors, Carles Puigdemont - aujourd’hui réfugié en Belgique (lire ci-contre) pour éviter les sanctions judiciaires - le 27 octobre. Le procureur général a requis des peines très lourdes pour la plupart, allant de seize ans d’inéligibilité à vingt-cinq ans d’incarcération.
Deux logiques irréconciliables
Les accusés, qui ont été déplacés de leur prison près de Barcelone vers des pénitenciers madrilènes - à Soto del Real pour les hommes, à Alcalá-Meco pour les femmes -, sont tous des responsables politiques. Neuf sur douze étaient placés en détention préventive depuis plus d’un an, les trois autres sont en liberté conditionnelle. Le procès, qui sera mené par sept magistrats du Tribunal suprême, présidé par Manuel Marchena Gómez, illustre le choc entre deux logiques jusqu’à ce jour irréconciliables : d’un côté, celle du séparatisme catalan (toujours au pouvoir à Barcelone), pour lequel la légitimité du «mandat donné par le peuple catalan» est supérieure à l’autorité des institutions espagnoles.
De l’autre, celle du pouvoir central et de l’essentiel des forces politiques du pays, selon lesquelles la tentative de forcer l’indépendance de la Catalogne fut une forme de «coup d’Etat» méritant un châtiment proportionné. Dans ce dernier camp, les divergences de vues sont appréciables. Le chef du gouvernement socialiste, Pedro Sánchez, ne cache pas son désir de voir atténuer les requêtes du parquet, préférant la charge de «sédition», moins lourde, que celle de «rébellion», la plus grave. Le parti d’extrême droite Vox, constitué partie civile, va jusqu’à réclamer des peines de prison de soixante-deux ans.
Quel que soit son dénouement final, le procès du séparatisme catalan sera imprégné jusqu’au bout d’un fort contenu politique. Les partis constitutionnalistes y voient l’occasion de réaffirmer l’autorité et la puissance de la nation espagnole. «C’est l’heure de la nation», titre le quotidien conservateur ABC. «Il est fondamental de punir de façon exemplaire les putschistes catalans, dit l’éditorialiste conservateur Federico Jiménez Losantos, afin que tous puissent voir qu’on ne joue avec l’unité et l’intégrité de notre territoire. Espérons que notre Constitution soit appliquée à la lettre.»
«Procès politique»
Dans l’autre camp, la perspective est diamétralement opposée. Au point même que la majorité des accusés, ainsi que l’actuel exécutif à Barcelone, ne reconnaissent pas la légitimité de ce tribunal. A l’instar d’Oriol Junqueras, président de la formation séparatiste Esquerra et numéro 2 de l’ancien exécutif régional, qui risque vingt-cinq ans de prison et autant d’inéligibilité. Ou des cinq anciens ministres régionaux, de l’ancienne présidente du Parlement autonome Carme Forcadell, des leaders associatifs Jordi Sánchez et Jordi Cuixart, qui tous encourent entre seize et dix-sept ans de réclusion. A l’occasion de ce procès, l’Espagne joue son image de marque à l’étranger.
Depuis le début du conflit en 2017, les dirigeants sécessionnistes ont su avec brio défendre leur cause auprès d’institutions supranationales. D’ailleurs, une bonne partie du camp séparatiste considère d’ores et déjà qu’il n’y a rien à attendre de «ce procès politique», que la justice espagnole a fait la preuve de son inféodation au pouvoir central, et que, comme le répète par exemple Jordi Cuixart - président de l’association culturelle Omnium -, seule «prévaudra» l’avis de la justice européenne dans cette affaire.
A Madrid, dans les cercles politiques ou judiciaires, on est conscient de la détérioration de la réputation du pays hors des frontières. «La forte répression policière lors du référendum d’octobre 2017, et la longue mise en détention préventive des principaux protagonistes, n’y sont pas étrangères», souligne le journaliste Jesús Maraña.
Certains, comme l’UPF, l’association des magistrats progressistes, ont jugé bon de réagir, en rappelant «la qualité démocratique» du pays : entre 1959 et 2017, souligne-t-elle, l’Espagne a été condamnée à 103 reprises par la Cour de justice de l’Union européenne, contre 728 fois pour la France. Au vu du contexte politique, il est à craindre que le procès aggrave les dissensions entre un gouvernement socialiste fragile, une opposition de droite à l’agressivité exacerbée contre le «fondamentalisme sécessionniste» et un camp séparatiste, certes divisé entre partisans d’une négociation avec Madrid et jusqu’au-boutistes autour de Carles Puigdemont et Quim Torra (l’actuel chef de l’exécutif catalan), mais que le procès pourrait unifier. «En cas de verdict condamnatoire, la crise sera encore plus grave entre nous et le pouvoir central», a menacé l’exécutif sécessionniste à Barcelone. La récente rupture des négociations entre Pedro Sánchez et les indépendantistes n’est pas de bon augure.
«Lutte à mort»
Mercredi, le président catalan, Quim Torra, devra décider s’il s’oppose ou non au budget annuel du chef du gouvernement socialiste. Le cas échéant, sans appui parlementaire suffisant, Pedro Sánchez n’aura d’autre choix que de convoquer des élections générales, très certainement le 26 mai, jour déjà qualifié par les médias de «super-domingo» («super-dimanche») car coïncidant avec les scrutins municipal, régional et européen. Dans le cas contraire, moins probable, l’opposition de droite a menacé Sánchez d’une «lutte à mort dans la rue» jusqu’à obtenir sa démission.
Aux yeux de nombre de commentateurs, dans tous les cas de figure, ce procès est la matérialisation d’un échec politique majeur. «Ce que le reste de l’Europe ne peut comprendre, résume le journaliste Josep Ramoneda, est que les dirigeants n’aient pas été capables de canaliser le conflit par le dialogue, au lieu de le transférer vers les tribunaux. Je suis pessimiste : peut-on raisonnablement espérer que les raisons de la justice se fassent entendre là où celles de la politique n’ont pu aboutir ?»