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Gilets jaunes : la parole déclassée de Christophe Dettinger

Gilets-jaunes

Lien publiée le 20 février 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.liberation.fr/debats/2019/02/13/gilets-jaunes-la-parole-declassee-de-christophe-dettinger_1708945

Alors que le procès de l'ancien boxeur professionnel s'ouvre ce mercredi à Paris, deux sociologues reviennent sur les propos du chef de l'Etat commentant sa vidéo d'excuses et dénoncent un racisme et un mépris de classe.

Tribune. Christophe Dettinger, ancien boxeur professionnel, est actuellement en détention provisoire pour avoir frappé des représentants des forces de l’ordre lors de l’acte VIII du mouvement des gilets jaunes. Au moment de se rendre à la police, Dettinger a diffusé une vidéo dans laquelle il s’explique sur son geste commis en réponse, selon lui et de nombreux témoignages, à des abus de violences exercés par les policiers sur des manifestant·e·s.

Le 1er février, le journal le Point rapporte des propos tenus auprès de journalistes par Emmanuel Macron : «Le boxeur, la vidéo qu’il fait avant de se rendre, il a été briefé par un avocat d’extrême gauche. Ça se voit ! Le type, il n’a pas les mots d’un gitan. Il n’a pas les mots d’un boxeur gitan.»

Nous ne sommes évidemment pas en mesure de nous positionner sur le chef d’accusation émis à l’encontre de Christophe Dettinger. Cependant, en tant que chercheuses, il nous semble important de prendre la mesure de ce qui se joue dans cette affaire. Dans les propos du chef de l’Etat semble s’exprimer un mépris de classe à l’encontre d’un homme qui, par son ancienne profession mais surtout son origine ethnique supposée (dont Macron ne sait absolument rien) et son appartenance populaire, est censé incarner une masculinité brutale et subalterne.

Ici se joue alors une autre violence (symbolique certes mais très opérante), celle du racisme cumulé à la domination de classe, quand le chef de l’Etat dénigre à Christophe Dettinger la possibilité d’une parole publique, à la fois authentique et construite. Pourtant, les dirigeants sont les plus grands utilisateurs des discours stratégiques construits par d’autres, leurs collaborateurs. Et l’utilisation de ces «éléments de langage», comme ils disent, ne choque pourtant personne dans leur milieu ! C’est ainsi qu’il faudrait que Christophe Dettinger se présente comme une brute inculte, qu’il n’ait pas le droit, lui, de construire et poser ses propres mots qui sont pourtant allés droit au cœur de nombreux gilets jaunes et de leurs sympathisants.

Mais ne soyons pas aveugles face aux basses manœuvres du discrédit. L’assignation à des positions subalternes (à partir d’appartenances culturelles, sociales ou de classes) jugées par l’élite comme «indépassables» a incontestablement une visée politique. Si la parole de Christophe Dettinger est ainsi stigmatisée et déclassée, c’est parce qu’elle est détectée à partir du «franchissement» ou du décloisonnement dont des auteurs comme Frantz Fanon ont souligné la portée subversive. C’est donc à la liberté d’expression que le Président s’attaque en ramenant l’auteur d’une parole publique à sa supposée position mineure (celle du gitan).

La vidéo s’adresse aux gilets jaunes

Sur quel registre de langage se situe le Président quand il désigne «le type», à travers «les mots d’un gitan» ? Au nom de quel principe républicain s’octroie-t-il le droit d’activer une telle appartenance – non avérée par l’auteur lors de son allocution publique – pour argumenter des faits qualifiés de «violents» ? Christophe Dettinger lui-même s’est explicitement situé dans le registre de la parole publique et non pas communautaire ou privée. Ce serait à lui-même de répondre (ou pas !) sur son identité culturelle. Certes, Dettinger est un nom de famille yéniche, une communauté historiquement nomade et européenne. Mais il se définit comme citoyen français et s’adresse dans cette vidéo au «peuple français» et non pas à la communauté des «gitans». Il se définit avant tout comme militant et s’adresse aux gilets jaunes, en les appelant à la fois à continuer la lutte, et à l’apaisement, enjoignant ses compagnons de lutte à ne pas céder à la violence.

N’est-il pas là l’enjeu ? Toucher le mouvement par le discrédit d’un de ceux qui sont devenus symboliquement une forme d’icône de ces mobilisations ? Non seulement en cherchant à rabaisser cette figure, mais aussi par un coup tiré contre son avocat, le désignant au détour d’une phrase comme étant «d’extrême gauche», autre façon de déposséder cette figure des gilets jaunes d’une parole populaire autonome (qui serait forcément manipulée par les extrêmes) ? L’enjeu n’est-il pas aussi de détourner les regards du public au moment où des voix s’élèvent contre la violence inouïe exercée par les forces de l’ordre, sur commande de l’Etat, à l’encontre du mouvement ?

Si, d’un côté, Christophe Dettinger reconnaît son tort dans le fait d’avoir boxé hors du ring pour aider une femme à s’extirper de la violence policière, de l’autre, le président Macron poursuit sa stratégie des «petites phrases» dont il pense pouvoir tirer profit par une mise en scène populiste, faisant fi des condamnations récentes d’élus locaux ayant outrepassé les règles de la liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions politiques.

Il est évident que notre président ne parle plus de Christophe Dettinger mais active clairement un racisme exprimé au plus haut sommet de l’Etat et c’est ce qu’il nous semble important de dénoncer. Alors, si tel est le but, pourquoi Emmanuel Macron cible-t-il tout particulièrement la manière de «parler» des «gitans» ? Les langues, les accents régionaux ou argots ont toujours été des cibles privilégiées par les classes dominantes pour porter le discrédit sur des formes d’expression populaires, particulièrement lorsqu’elles sont subversives. Or, les mots des langues romanes qu’emploient entre eux les gens du voyage sont aussi des mots qui circulent en dehors de la communauté. Ils participent de l’inventivité de l’argot qui n’est autre qu’un outil de résistance dans des contextes d’oppression et de domination diffuses.

C’est à cette langue-là que M. Macron s’attaque, pensant peut-être pouvoir subtiliser quelques ingrédients de la révolte populaire tout en réactivant un antitsiganisme inscrit dans l’histoire institutionnelle française (et dont les voyageurs parviennent progressivement à s’affranchir (1)). Mais la manœuvre semble vouée à l’échec car des gilets jaunes avaient, dès le 16 janvier, appelé publiquement, lors d’un rassemblement à Clermont-Ferrand, à manifester leur soutien aux communautés manouche et gitane de France. La vidéo qui comptabilise aujourd’hui plus de 125 000 vues sur la page Facebook «Les infos des gens du voyage», n’a cessé depuis de circuler sur les réseaux sociaux.

Cet événement pour les gens du voyage, qui n’ont que trop souffert des propos calomnieux et actes de dénégation de leur citoyenneté française, vient conforter leur présence massive dans le mouvement des gilets jaunes dès ses prémisses. Cette mobilisation visible des voyageurs au sein d’un mouvement social d’ampleur nationale est un signe fort du potentiel d’union citoyenne et, plus largement, des capacités de contestation populaires. Car les gens du voyage sont aussi, de par leur mode de vie qui les expose à diverses formes de répression, des sentinelles de la démocratie.

Plainte pour injure raciale

En effet, contrairement à ce que sous-entend la «petite phrase» du Président, des militants associatifs du monde du voyage sont très investis contre les discriminations et pour la défense de leurs modes de vie. Nous rendons d’ailleurs hommage à Nicolas Lorier, décédé le 4 février, qui s’est battu toute sa vie pour défendre la cause des manouches et, plus largement, des gens du voyage, et contribuer à des justes combats, depuis ses débuts dans la résistance, lui dont le père avait été déporté et assassiné à Dachau en tant que Zigeuner.

Christophe Dettinger va porter plainte pour «injure raciale», a déclaré son avocat. Espérons que lui soit rendu justice sur ce point, en dépit de l’immunité dont dispose à ce jour Emmanuel Macron. Nous estimons qu’il n’est pas vain de considérer à leur juste valeur ces paroles prononcées par le chef de l’Etat, chargé en tant que tel de veiller au respect de la Constitution. Les nombreuses réactions qu’elles ont suscitées appellent une réponse, au risque sinon de pouvoir évoquer un «racisme d’Etat». En attendant, le mouvement des gilets jaunes perdure et la violence d’Etat est de plus en plus dénoncée par les instances internationales.

(1) Cf. la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté, qui abroge les éléments discriminants du statut des gens du voyage initialement prévus par la loi n° 69-3 du 3 janvier 1969 relative à l’exercice des activités ambulantes et au régime applicable aux personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixe