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Six ans avant les gilets jaunes: les "Carrés rouges" du Québec

Québec

Lien publiée le 5 mars 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://lvsl.fr/six-ans-avant-les-gilets-jaunes-les-carres-rouges-du-quebec

Le mouvement des gilets jaunes en rappelle un autre : celui des carrés rouges, surnommé « printemps érable » au Québec. Cette grève étudiante a embrasé le Québec durant près de huit mois en 2012. Ce mouvement social est sorti victorieux : les étudiants ont bloqué la hausse des frais de scolarité et obtenu la défaite du gouvernement libéral de Jean Charest lors des élections anticipées de septembre 2012. Il paraît donc utile de jeter un regard croisé sur ces deux mouvements sociaux.

https://www.flickr.com/photos/fatseth/7262752888/


PRINTEMPS ÉRABLE : UN BREF RAPPEL HISTORIQUE

Le printemps érable surgit durant l’hiver 2012, suite à l’annonce par le gouvernement libéral de la province du Québec, de l’augmentation des frais d’inscription à l’Université : +1 625$ canadiens sur cinq ans.

Les premiers débrayages dans les universités ont eu lieu en février 2012. Le mouvement fait tâche d’huile en mars 2012. Au départ, le gouvernement refuse toute négociation et mène une campagne de dénigrement des étudiants, taxés d’« enfants gâtés » refusant de « faire leur juste part ». Il fait également le choix de la répression policière tous azimuts et parie sur l’épuisement de la mobilisation, après le succès de la grande manifestation du 22 mars qui a réuni entre 300 000 et 400 000 personnes dans les rues de Montréal.

Au plus fort de la mobilisation vers la fin du mois de mars 2012, on compte plus de 300 000 étudiants grévistes sur un total de 400 000 étudiants. La mobilisation s’installant dans la durée, le gouvernement de Jean Charest tente d’amadouer les organisations étudiantes en amendant à la marge son projet d’augmentation des frais d’inscription. Ses propositions sont massivement rejetées par les étudiants.

Le mouvement étudiant se politise et dépasse la simple contestation des frais de scolarité. C’est toute la politique du gouvernement Charest qui est contestée en bloc : hausse des tarifs d’Hydro-Québec, exploitation des gaz de schiste etc. Le débat public se cristallise autour du mouvement des carrés rouges. Chacun est invité à choisir son camp. Les opinions s’affichent sur les corps : carrés rouges pour les partisans de la grève, carrés verts pour la hausse des frais de scolarité.

Face à la persistance du mouvement étudiant, le gouvernement fait adopter au mois de mai 2012 une loi spéciale, qui restreint fortement le droit de grève et la liberté de manifester. L’adoption de cette loi marque un tournant dans le mouvement. La CLASSE, principale organisation étudiante appelle à la désobéissance civile. Les appuis à la mobilisation s’élargissent : Amnesty International dénonce une violation des libertés civiles, le barreau du Québec critique également la loi.

La population prend la rue, c’est le « mouvement des casseroles ». Le mouvement étudiant devient un mouvement social, qui mobilise de larges pans de la société civile : syndicats, associations environnementales, professeurs, partis politiques (Parti Québécois et Québec Solidaire). Lancées initialement par un professeur sur Facebook, les casseroles se sont rapidement réunies aux intersections névralgiques de leur quartier. Ces dernières se sont transformées en manifestations spontanées qui regroupent parfois plusieurs milliers de personnes. D’abord limitées aux quartiers centraux de Montréal, ces manifestations se sont peu à peu étendues à toute la province, notamment à la capitale provinciale, Québec. 

Le 1er août 2012, nouveau coup de tonnerre : le gouvernement Charest annonce l’organisation d’élections anticipées. Les élections ont lieu le 4 septembre 2012, dans une ambiance électrique. Le gouvernement Charest perd – de peu –  les élections face au Parti Québécois (PQ) de Pauline Marois. Le gouvernement PQ abroge par décret la hausse des droits d’inscription et la loi spéciale.

CARRÉS ROUGES ET GILETS JAUNES : ANALYSE COMPARÉE

Le mouvement des carrés rouges et le mouvement des gilets jaunes présentent des différences notables, qui dépassent la couleur de leur emblème.

Les carrés rouges ont mobilisé, pour l’essentiel, les classes moyennes éduquées des grands centres urbains du Québec (Montréal et Québec), tandis que les gilets jaunes sont surtout implantés dans la France périphérique. Le mouvement des carrés rouges a également davantage divisé et polarisé la société québécoise que les gilets jaunes en France. Cela tient au caractère inter-classiste des gilets jaunes et à l’enracinement plus précoce du discours libéral au Québec et au Canada. Enfin, le printemps érable a fait l’objet d’une intense campagne de mobilisation via des pétitions, des argumentaires etc. et ce dès la fin de l’année 2011. Alors que le mouvement des gilets jaunes est apparu de manière spontanée, comme un réflexe de survie.

Pour autant, en dépit des différences entre les acteurs impliqués, les lieux de mobilisations ou leur temporalité, il existe des caractéristiques communes entre ces deux mouvements. Tous deux constituent des moments populistes, où le peuple se construit par la conflictualité sociale. Balint Demers a livré une analyse du printemps érable dont nous restituons plusieurs fragments :

« La grève étudiante, si elle s’appuyait au départ sur une demande particulière (l’annulation d’une hausse des frais de scolarité universitaires), elle opéra bientôt un saut qualitatif : en approfondissant sa confrontation avec le pouvoir en place, elle creusa une frontière antagonique qui permit à un ensemble de demandes (luttes contre des projets d’extraction gaziers, ras-le-bol contre les scandales de corruption) de se condenser en une chaîne d’équivalence que la revendication étudiante en vint à représenter, ce qui fit de cette dernière un signifiant vide. D’ailleurs, le symbole de la grève, le carré rouge allait lui-même tendanciellement se vider de sa signification particulière (la défense de l’accessibilité aux études supérieures) pour incarner de quelque chose de beaucoup plus large, au point où le camp de l’opposition au pouvoir s’appellerait bientôt celui des carrés rouges. »

Le même processus est en œuvre s’agissant des gilets jaunes : au départ le mouvement s’appuie sur une demande particulière qui est le refus de l’augmentation de la taxe sur les carburants et agrège un ensemble de demandes comme le référendum d’initiative citoyenne ou le rétablissement de l’ISF qui lui confère une portée plus générale. Et comme pour le printemps érable, le gilet jaune fonctionne comme un signifiant vide.

Balint Demers ajoute que : « Dans un contexte post-politique où l’ordre libéral en crise demeure hégémonique et rejette toute véritable alternative à la marge, la conflictualité du social se trouve niée et des segments de plus en plus vastes de la population ne se sentent plus représentés. Le populisme apparaît alors comme un passage potentiellement nécessaire pour réactiver la démocratie en réintroduisant la conflictualité dans les espaces institutionnels. »

LES LEÇONS DU PRINTEMPS ÉRABLE

Les gilets jaunes tout comme les carrés rouges ont dû faire face à une intense répression policière, judiciaire et médiatique d’une ampleur inédite dans les deux cas. Face à cette répression, ces deux mouvements se sont installés dans la durée. Quelles ont été les facteurs qui ont permis aux carrés rouges de se maintenir pendant huit mois ?

Une des explications de la durée, du succès du printemps érable tient à sa capacité à associer la verticalité du mouvement, représentée par les organisations étudiantes (CLASSE, FEUQ, FECQ), leurs leaders (Gabriel Nadeau-Dubois, Jeanne Reynolds, Léo Bureau-Bloin etc.) et l’horizontalité des formes de mobilisations.

Crédit photo www.printempserable.net

Cette association ne s’est pas accomplie sans tensions (les prises de position des portes-paroles de la CLASSE ont été à plusieurs reprises contestées par la base) mais elle a fonctionné. Le mouvement a combiné des actions décidées par les organisations étudiantes – notamment les manifestations des 22 mars, 22 avril, 22 mai, 22 juin – et des actions décidées par des groupes informels, réunis sur des bases affinitaires et relayées sur les réseaux sociaux. La multiplicité des formes d’actions, plus ou moins revendicatives (manifestations à vélo, manifestations de droite, manifestations de nuit etc.) a également permis de ménager des temps de pause et de renforcer la cohésion face à la répression.

Le lipdub rouge ci-après donne à voir plusieurs collectifs ayant joué un rôle important durant le mouvement : les rabbit crew, archi-contre pour ne citer qu’eux.

DEVENIR SON PROPRE MÉDIA

Le printemps érable a pris appui sur un réseau de médias indépendants permettant de diffuser un récit alternatif à celui développé par les médias mainstream. Là où les médias dominants relayaient complaisamment les éléments de langage du gouvernement ou dénonçaient les violences étudiantes durant les manifestations, les médias alternatifs documentaient les violences policières ou retransmettaient les meetings étudiants. Parmi ces médias alternatifs, on peut citer CUTV, qui est à l’origine une chaîne de télévision située à l’Université de Concordia qui a gagné en visibilité durant le mouvement de 2012, le journal Ultimatum – journal édité par la CLASSE, la revue Fermaille ou 99%Média. Ces médias ont produit avec peu de moyens des vidéos très efficaces sur le plan communicationnel. Ces vidéos articulent des argumentaires rigoureux, étayés par des faits et des images, tout en mobilisant les affects. La vidéo ci-dessous constitue un exemple remarquable du travail accompli durant le printemps érable.

LA LUTTE EST (AUSSI) UNE BATAILLE CULTURELLE

La force et la durée du printemps érable s’explique également par le fait que ce mouvement social a mené la bataille culturelle. Elle s’est appuyée sur des médias mais également sur d’autres supports comme des affiches, des performances artistiques et d’autres acteurs.

On peut citer l’exemple de l’Ecole de la Montagne Rouge. Fondée par des étudiants en design de l’UQAM, elle se présente comme la branche créative du mouvement étudiant. « Ce sont surtout ses sérigraphies qui ont marqué l’imaginaire du printemps (…). Pour la grande manifestation du 22 mars, le collectif produit plus de 2 000 pancartes, telles l’état sauvage ». L’Ecole de la Montagne Rouge « tire son nom du Black Mountain College, un établissement ouvert dans les années 1930, en Caroline du Sud, aux Etats-Unis, où l’éducation n’était pas abordée de manière conventionnelle ».

On peut souligner le soutien apporté au mouvement par plusieurs artistes : le groupe de rap Loco Locass et sa chanson Libérez-nous des libéraux ou Yann Perreau qui a composé et chanté Le bruit des bottes.

Le mouvement tire également sa force de la réinterprétation de références culturelles québécoises. Ainsi, la vidéo Speak red réinterprète le poème Speak white, écrit par Michèle Lalonde en 1968, et fondé sur l’injure utilisée par les anglophones envers les francophones du Canada quand la langue française était utilisée en public.

LES CORNEILLES ET LES RÉCOLTES

Si le printemps érable a tant polarisé la société québécoise, beaucoup d’étudiants s’attendaient, un peu naïvement, à ce que le mouvement provoque des changements profonds, rapides, sur les politiques menées au Québec. Les faits ont montré que l’hégémonie libérale dispose de nombreuses garde-fous assurant sa défense. Après de timides concessions (abrogation de la hausse des frais de scolarité, moratoire sur l’exploitation du gaz de schiste, fermeture de la centrale nucléaire de Gentilly 2), le gouvernement péquiste de Pauline Marois en est rapidement revenu au consensus néolibéral et à ses politiques austéritaires. Il n’a d’ailleurs constitué qu’un intermède d’un an et demi. En 2014, les libéraux sont revenus aux affaires. Toutefois, les élections provinciales de 2018 ont été marquées par la forte progression de Québec Solidaire avec 16% des voix et 10 députés sur 125. La radicalité du mouvement de 2012 a fini par trouver un débouché politique.

Un texte des Zapartistes, intitulé les Les corneilles et les récoltes, illustre bien ce décalage entre les mouvements sociaux et les changements qu’ils provoquent. Il a été publié dans Le printemps québécois, une anthologie.

« Les Zapartistes se forment au tournant des années 2000, dans la mouvance altermondialiste, la Zone de libre-échange américain (ZLEA). Et à ce moment, après des mois de mobilisation de la société civile, des organisations militantes et des syndicats plus de 75 000 personnes venues de partout en Amérique défilent dans les rues de la Vieille Capitale [NDLR : Québec ville] (…). Et après, bien évidemment, on s’est demandé ce qu’il en restait. « Pas grand chose ! » clamèrent en chœur les corneilles perchées sur leurs clôtures. « Il n’y a plus personne dans les rues, on ne voit plus rien, le mouvement est mort ». (…) Et là…2012. Et le printemps que l’on connaît. Et voilà que l’on se questionne encore après les faits, une fois que les manifestants ont quitté la rue, alors que la circulation automobile a repris ses droits…Que reste-t-il de ce mouvement ? Les corneilles, haut perchées sur leur clôture de gérant d’estrade, craillent que si l’on ne voit plus rien, c’est qu’il n’y a plus rien. Que le mouvement est, cette fois, bel et bien mort et enterré. Et bien c’est tant mieux, nous suggère notre voix agricole intérieure. Si tout a été enterré, ça veut dire que tout a été semé. Et si les corneilles ne voient plus les graines, elles ne pourront pas nous les voler. Donc la prochaine récolte sera bonne. Encore meilleure que la précédente ».