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Penser l’Islam médiéval
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://actuelmoyenage.wordpress.com/2019/03/05/entretien-penser-lislam-medieval/
Annliese Nef, maîtresse de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de l’Islam médiéval, nous a fait l’honneur de répondre à nos questions. Espace méconnu mais souvent fantasmé, le monde islamique médiéval est de plus en plus étudié par des historiens et des historiennes.
- Vous êtes spécialiste de l’Islam médiéval, en particulier de la Sicile. Pourquoi est-ce que vous avez choisi ce terrain de recherche ? Qu’est-ce qui vous a attiré dans ces lieux et cette histoire ?
Rappelons d’abord que nous ne pensons jamais tout seuls et que nos choix en matière de recherche reflètent un contexte scientifique et social qui le détermine en grande partie. Mon travail s’est orienté sur le monde de l’Islam et sur la Sicile progressivement. Parmi mes motivations, certaines tenaient à l’histoire du Moyen Âge que j’ai d’abord identifié comme la période qui m’intéressait au sortir des classes préparatoires. Or, au sein de l’histoire médiévale, une série de thèmes m’ennuyaient, tandis que d’autres m’attiraient : l’histoire des mondes extra-européens, la questions des contacts et échanges entre groupes religieux et/ou mondes sociaux distincts.
« Le Moyen Âge peut aider à dénaturaliser le contemporain »
D’autres motivations, comme pour tout historien je crois, tenaient à mon positionnement par rapport à l’actualité : j’étais très intéressée, sans être aucunement militante, par la politique, les relations internationales, et en particulier l’histoire du Proche-Orient et le conflit israélo-palestinien. J’ai aussi tout de suite été convaincue par l’idée que le Moyen Âge pouvait aider à dénaturaliser le contemporain. La violence des polémiques et l’irrationalité des discussions autour de l’histoire du monde arabo-musulman contemporain, et surtout du conflit israélo-palestinien, m’ont en effet amenée à vouloir prendre des voies de traverse et à étudier les modalités de co-existence entre groupes religieux notamment, mises en œuvre au cours de l’histoire, y compris pour des périodes qui voyaient apparaître ces différences (puisque le monde de l’Islam n’existe pas avant les VIIe-VIIIe siècles) et pour lesquelles la notion de tolérance est anachronique.Il me semblait que déplacer le regard chronologiquement permettait d’analyser véritablement ce qui était sensé être “au fondement” de ces questions pour la période contemporaine.
La Sicile n’est venue que dans un second temps, parce que l’histoire d’al-Andalus, qui avait retenu mon attention dans un premier temps, prise au début des années 1990 dans des polémiques assez dures dans le prolongement de l’époque franquiste, me semblait ne guère laisser de place à la discussion et à une approche non essentialisante.
Bien entendu, l’histoire de la Sicile à l’époque des Hauteville (XIe-XIIe siècles) était aussi victime de projections guère historiennes, perçue qu’elle était comme soumise en permanence à des dominations successives (byzantine, islamique, normande, souable, anegvine, etc. Elle n’échappait pas non plus au débat, aussi classique que peu pertinent scientifiquement, sur le fait de savoir si elle était caractérisée par la tolérance ou par la ségrégation entre les différents groupes de la population. La question qui m’a finalement retenue a été de retracer la naissance d’un monde social nouveau original, et en particulier d’analyser quelle avait été la place des musulmans et du référent islamique en son sein, avec l’aide des sciences sociales et en particulier de la sociologie.
Parallèlement, m’intéressait toujours plus la période antérieure, islamique, laissée en friche apparemment depuis le Risorgimento (mais qui en réalité commençait à connaître un renouveau, tout comme la période byzantine avec Vivien Prigent). Là encore, ce que je souhaitais étudier était l’émergence de cette Sicile islamique, ce qui impliquait de réfléchir à celle du monde de l’Islam, dont l’analyse était alors, et est toujours, en plein renouvellement.
- L’an dernier, à l’EFR, vous avez proposé une série de conférences sur l’Islam médiéval. Dans ces conférences, vous expliquiez notamment que l’islam, comme religion, se constitue après les conquêtes arabes du VIIe siècle. Vous pouvez revenir sur cette idée qui bouscule un peu la chronologie généralement admise ?
C’est la réflexion sur ce qu’il est convenu d’appeler “les débuts de l’Islam” qui m’a conduite à me pencher sur cette idée, qui est aujourd’hui largement acceptée par les spécialistes, même si elle peut être formulée de manières diverses. Il s’agit en fait d’aller contre l’idée an-historique et religieuse que le début de l’Islam serait à identifier avec une révélation ou quelque chose de cette nature. Pour l’historien, le religieux est un fait social et ce que nous appelons l’islam ou la religion musulmane est né d’un monde social. Or ce dernier était encore inexistant avant les conquêtes. Il y avait bien un monde social, mais ce n’est pas celui que nous appelons le monde de l’Islam.
« Le religieux est un fait social »
Ici ne nous aide pas le fait que “Islam”, même avec une majuscule (avec le sens donc de monde social et non de religion) évoque le religieux. Soulignons au passage qu’il apparaît clairement que cette distinction conventionnelle qui repose sur la différence entre “I” majuscule et “i” minuscule n’est plus satisfaisante, notamment parce qu’elle est inaudible à l’oral et favorise l’identification de l’un à l’autre. Il vaut mieux donc préférer des expressions (un peu) moins ambiguës : religion musulmane ; monde islamique, etc.
Tout d’abord, cette chronologie est confirmée par le fait que nous appelons monde de l’Islam un monde né des conquêtes des VIIe-VIIIe siècles et que nous n’appréhendons ce qui est anté-islamique ou antérieur aux conquêtes qu’à travers des sources qui en sont le fruit. Ainsi, certains historiens arguent aujourd’hui de manière convaincante que l’arabité est le fruit de l’empire islamique et pas l’inverse. Seconde confirmation, nombre d’éléments qui définissent la religion musulmane à nos yeux (le Coran, les célèbres “cinq piliers” — profession de foi, prière, aumône, jeûne du Ramadan, hajj— de la religion musulmane, la mosquée telle que nous la connaissons, etc.) datent d’un monde né des conquêtes. Ils ne sont donc pas un préalable à l’émergence du monde de l’Islam et ne suffisent pas à le définir. Le terme “musulman” (muslim en arabe) n’est pas celui qui désigne les adeptes de Muhammad dans le Coran, ni dans les premiers papyrus dont nous disposons pour l’Égypte des années 640.
Les historiens ignorent pour l’essentiel ce qui s’est passé dans la péninsule Arabique durant les décennies qui ont précédé les conquêtes des années 630, à moins de prendre les sources religieuses du IXe siècle pour argent comptant. Il est plus que probable qu’à cette date si quelque chose se passait d’un point de vue religieux, le moment était plutôt à l’indistinction entre les différentes croyances monothéistes de la péninsule et/ou à des expérimentations éphémères, au point que Fred Donner a même évoqué un premier islam qui aurait été une forme d’œcuménisme s’adressant aux croyants des trois monothéismes…
De ce point de vue, on peut donc dire que la religion musulmane telle que nous l’entendons est née de l’empire et donc aussi de la confrontation, encore plus massive qu’au sein de la péninsule Arabique, avec les autres religions régionales en place dont elle a dû se distinguer progressivement.
- Dans l’empire islamique qui se met en place, quelle place pour les non-musulmans ?
Cela dépend des périodes, mais pour les premiers siècles, nécessairement grande, puisque les non musulmans étaient très largement majoritaires. Il faut en effet imaginer un monde islamique majoritairement non musulman au moins jusqu’au Xe siècle et dans certaines régions au moins pour encore deux siècles (Égypte et Syrie-Palestine notamment). C’est pour cela que les historiens évitent aujourd’hui d’utiliser les expressions de “monde musulman”, de “civilisation musulmane” ou d’“empire musulman”, car l’adjectif “musulman” renvoie à la religion. Ils leur préfèrent celles d’“empire islamique” qui par convention renvoie à “l’Islam”, c’est-à-dire au monde de l’Islam, extrêmement divers à la fois linguistiquement, ethniquement et religieusement et non à l’“islam”, qui désigne la religion musulmane.
Il y a bien une position théorique qui avance que des musulmans ne doivent pas être soumis à l’autorité de non musulmans, mais le nombre de ces derniers, chrétiens en particulier, dans l’administration, jusqu’aux plus hautes sphères, est bien connu.
Une sorte de polémique récurrente veut qu’il faille dénoncer les mauvais traitements subis par les non musulmans au sein du monde islamique au vu de difficultés actuelles (un peu, toute proportion gardée, comme les auteurs qui évaluent la situation des juifs au sein de la chrétienté médiévale au vu de ce qui s’est passé pendant la seconde guerre mondiale en Europe). Le terme retenu par les détracteurs de cette supposée intolérance consubstantielle à l’islam est celui de “dhimmitude”, censé renvoyer à un statut d’oppression imposé aux non musulmans.
De quoi s’agit-il ? Ces derniers se sont vus progressivement appliquer un statut de “dhimmi-s”, c’est-à-dire littéralement de “protégés”. Leur liberté de culte (et donc de ne pas se convertir à la religion musulmane), leur autonomie juridique pour tout ce qui était civil, leur sécurité personnelle et celle de leurs biens étaient reconnues et garanties par le calife et ses représentants en échange d’un certain nombre d’éléments qui valaient reconnaissance par les intéressés de leur infériorité religieuse et juridique. Ainsi ils payaient des impôts plus importants en théorie et surtout une taxe de capitation censée symboliser leur infériorité ; ils ne pouvaient détenir d’esclaves musulmans, ni, pour les hommes, épouser une musulmane ; le prix de leur vie (dans le cadre d’une compensation financière versée en cas de meurtre) était inférieur à celui d’un musulman et leur témoignage en justice valait moins. Le prosélytisme était interdit et l’islam ne pouvait être attaqué par les non musulmans.
En revanche, les mesures discriminatoires (vestimentaires ou autres), telles que synthétisées dans le célèbre “Pacte de Umar”, sont, sous cette forme systématique, tardives. Des mesures ponctuelles ont été prises contre les non musulmans au fil des siècles ; des persécutions ont existé, mais elles n’ont revêtu de caractère systématique que lorsqu’elles étaient promues par des mouvements religieux de refondation de l’islam, souvent eschatologiques. O n notera aussi que la situation des non musulmans se dégrada aux XIIIe-XIVe siècles alors que le monde de l’Islam subissait les effets des expansions latine et mongole.
« le rapport de la religion musulmane aux religions antérieures a été l’objet de réflexions et de positionnements précoces »
Les tensions contemporaines sont, quant à elles, à replacer davantage dans des logiques de construction nationale que dans des logiques religieuses. Celles actuelles relèvent de logiques encore différentes.
De manière générale, la présence de non musulmans, en particulier juifs, chrétiens et zoroastriens a été pensée dans le monde de l’Islam depuis son émergence et une place leur a donc été ménagée. De même, le rapport de la religion musulmane aux religions antérieures a été l’objet de réflexions et de positionnements précoces.
- Dans votre deuxième conférence, vous parliez d’un « inventaire islamique du monde », reprenant l’expression que Claude Nicolet avait proposé pour l’empire romain. Le savoir géographique contribue donc à la domination politique ?
La référence à Claude Nicolet est tout à fait assumée, mais repensée. Non, il ne s’agit pas de domination politique au sens qui lui est habituellement donné, il s’agit de désigner ainsi l’instrument d’une révolution intellectuelle qui permet de proposer une nouvelle conception du monde : du monde islamique, qui est nouveau ; et du monde qui lui est extérieur. Une telle révolution, qui a été décrite par Claudia Moatti par exemple dans La Raison de Rome, passe par la création de catégories d’analyse du monde partagées sur lesquelles repose un consensus, qui lui-même permet le dissensus, la discussion et le débat sur les catégories. Ces catégories dans le cas de l’inventaire du monde peuvent être des manières de découper l’espace géographique, les entités politiques, mais aussi les populations. Ce découpage est justifié et véhicule des représentations.
S’il est envisageable de parler de révolution ici c’est que les noms des groupes de population et des régions sont dans la très grande majorité des cas ré-inventés par les nouvelles élites du monde arabo-musulman, auxquelles il faut faire bien garde d’inclure une partie des élites en place jusque-là, ce qui suppose une dynamique de co-production. Les fruits en sont des catégories nouvelles (par exemple l’Africa devient le Maghreb, l’Hispania al-Andalus; l’Aegyptus Misr), qui peuvent unifier ce qui ne l’était pas jusque-là ou l’inverse.
- Vous évoquiez également à plusieurs reprises le terme de « révolution » pour penser l’émergence du monde de l’Islam ou encore la mise en place du califat fatimide. N’est-ce pas anachronique ? En quoi ces événements sont-ils « révolutionnaires » ?
J’ai commencé en partie à répondre à cette question. Il s’agit de souligner que l’on a affaire à un monde nouveau, c’est-à-dire qui porte une conception du monde nouvelle. Celle-ci renvoie aux conceptions relatives aussi bien au monde social considéré (hiérarchie ou non, critères de cette dernière, définition de groupes sociaux, de leur reproduction, etc.) qu’à ceux qui l’entourent. L’idée est la suivante : la création d’un monde social nouveau suppose une révolution symbolique (au sens où elle n’est pas d’abord matérielle, mais relative à l’interprétation du monde) qui fait que précisément cette nouveauté advient. On comprend que si la conception de l’ordre social est refondée, cela affecte aussi les structures sociales. Bien entendu, un monde nouveau ne naît pas de rien, mais il soumet le monde social dont il est issu à une révolution symbolique qui réinterprète radicalement ce qui précédait. De ce point de vue, penser en terme de continuités et de ruptures n’a pas ici de sens. Car une structure sociale qui semble se maintenir peut radicalement changer de sens. La révolution serait donc cognitive avant d’être matérielle. Pour prendre un exemple relatif à la Révolution française, il faut que l’idée d’égalité des êtres humains se soit affirmée pour que les trois ordres soient balayés.
« Un monde nouveau ne naît pas de rien »
Toutefois, la révolution fatimide est d’un autre ordre, c’est une révolution politico-religieuse classique en quelque sorte ; qui ne refonde pas radicalement le monde social de l’islam, mais en propose une nouvelle déclinaison.
- On termine généralement ces entretiens par une question sur l’engagement de l’historien.ne. dans l’actualité. Ici j’ai deux questions distinctes. D’abord, les conférences proposées à l’EFR étaient axées « grand public ». Pourquoi avoir choisi ce format ? Comment est-ce qu’on peut, aujourd’hui, toucher de nouveaux publics en historien.ne ?
Je dirais que nous ne pouvons nous contenter d’écrire pour les spécialistes, pour nos collègues. Toutefois, je ne différencierais pas sans fin les “publics”. Nos étudiants requièrent déjà des manières nouvelles de communiquer et d’enseigner et nous devrions utiliser davantage encore les formats vidéo et les sites Internet que nous ne le faisons.
« Il y a donc une tension stimulante puisque l’on bouscule un certain nombre de certitudes »
Quant aux Conférences de l’EFR, le choix du format a été fait par l’institution et ses partenaires. Il m’a semblé motivant parce qu’il permet de toucher un public large et intéressé, et de diffuser un savoir élaboré en grande part grâce au soutien de l’EFR. L’entreprise est complexe car simplifier exige en réalité d’avoir les idées très claires. En même temps, le seul intérêt de ce type d’intervention est de donner accès aux recherches les plus récentes. Il y a donc une tension stimulante puisque l’on bouscule un certain nombre de certitudes et qu’il faut le faire en donnant les éléments permettant de les dépasser dans un format court et clair. Je pense que tout chercheur ou enseignant-chercheur devrait se confronter régulièrement à l’exercice et à la vérité très nombreux sont ceux qui le font. Si on pense aux grands festivals tels les “rendez-vous de l’histoire” en tous genres, l’engouement du public est une évidence. Il serait vraiment coupable de ne pas répondre à une telle attente…
- Deuxième question : l’islam et l’Islam sont devenus depuis quelques années un « sujet de société », et un sujet particulièrement sensible qui plus est. La façon dont on l’aborde est souvent très politiquement orientée et fréquemment déformée par des fantasmes et des erreurs. En tant que spécialiste de l’Islam médiéval, est-ce que vous avez envie d’intervenir dans ces débats ? Est-ce que vous le faites ?
Je suis tous les débats sur les questions afférentes à l’Islam car ils révèlent des conceptions et des positionnements qui concernent aussi le monde académique. Comme tout débat et toute erreur, ces difficultés n’épargnent pas les historiens et autres intellectuels, qui font partie du même monde social que les débatteurs. J’ai eu plutôt tendance à intervenir dans ce champ-là toutefois que dans des débats plus vastes propres au champ médiatique, où notre expertise est rarement requise et surtout rarement audible.
Outre des réactions contre ce que l’on peut appeler une “islamophobie savante” (dont l’affaire Gouguenheim a été un bon exemple), d’autres contextes peuvent susciter notre intervention.
C’est le cas des programmes scolaires qui sont une sorte de précipité de ce que l’on pense à un moment donné sur telle ou telle question (l’“inconscientd’école” de Pierre Bourdieu). L’exemple de l’histoire de l’Islam médiéval est particulièrement intéressant car les programmes n’ont guère changé depuis 1957, mais leur explicitation et leur justification, oui en revanche. Or, ici comme sur d’autres thèmes, se pose la question de la place du religieux et des lieux communs qui accompagnent son enseignement et les polémiques ne manquent jamais. J’ai donc proposé des commentaires et suggestions pour aborder la question de la classe de 5e dans un ouvrage intitulé L’Islam a-t-il une histoire ? et suis particulièrement attentive à la formation continue des enseignants sur ce point (dans le cadre des rendez-vous de l’histoire du monde arabe qui se tiennent à l’IMA chaque année notamment ou de livres du professeur). Il s’agit à mes yeux, outre l’intérêt intrinsèque de ces questions, d’un devoir civique.