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Les femmes et le capitalisme : soumission ou révolution ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.marianne.net/debattons/tribunes/8-mars-femmes-capitalisme-soumission-revolution
Dans une société de marché, la maternité est un frein à la carrière : c'est un fait. Faut-il alors souhaiter que les femmes s'alignent sur les hommes, en cherchant à devenir aussi compétitives qu'eux, ou bien voir dans le féminisme un formidable levier pour s'affranchir de la logique capitaliste ? Marianne Durano penche pour la seconde option.
Statistiquement, plus une femme est diplômée, plus tard elle accouchera de son premier enfant. Si les diplômées du supérieur ont en moyenne 29,6 ans lors de leur première grossesse, les femmes peu ou pas diplômées connaissent quatre ans plus tôt les joies – et les épreuves – de la maternité (1). L'explication la plus courante voudrait que les jeunes filles issues de milieux défavorisés deviennent mères plus tôt que leurs consœurs plus privilégiées par manque d'éducation, ou pour trouver dans la maternité un "refuge" ou un statut social. La précarité expliquerait alors la maternité, et non l'inverse. Autrement dit, il conviendrait d'avoir des enfants tard, la maternité précoce n'étant que le symptôme d'une discrimination sociale : une anomalie à éliminer.
Mais le scandale inavouable, c'est que cette norme sociale est absolument contradictoire avec la réalité biologique, dont les femmes sont plus ou moins conscientes. C'est ainsi : plus l'âge avance, moins les femmes sont fécondes. Leur pic de fertilité se situe en moyenne entre 20 et 24 ans, et leurs chances de devenir mère ne font que décroître à partir de 25 ans. De ce point de vue, avoir un enfant jeune est moins la preuve d'un manque d'éducation que d'un certain bon sens. Le drame est que le cursus honorum valorisé dans notre société – des études longues, une carrière de jeune cadre dynamique, puis la pente douce vers la retraite – est en complète opposition avec le rythme du corps féminin – être enceinte tôt, élever ses enfants jeunes, puis vivre une ménopause active et sereine.
LA GROSSESSE : UN FREIN POUR LA CARRIÈRE DES FEMMES
Les femmes sont doublement victimes de ce décalage. Si elles procréent jeunes, elles risquent de s'exclure d'un marché du travail valorisant les diplômes et le dévouement professionnel. Si elles reculent l'âge du premier enfant, leurs chances de devenir mère s'amenuisent chaque année, sans qu'elles soient pour autant assurées qu'une maternité, même tardive, ne menace la suite de leur carrière. Difficile d'être compétitive quand on doit être à 16h30 à la sortie des classes. La seule solution qu'on leur offre – à supposer qu'elles décrochent le Graal, comprenez, une place en crèche – est de confier leur enfant 40h par semaine à partir de 10 semaines, en priant pour qu'il ne tombe pas malade, et sache se débrouiller sans elles. Quant à concevoir des petits frères et sœurs, c'est à n'y pas songer : seul 59,6% des femmes reprennent le travail après la naissance de leur 2ème enfant, 36% après une troisième grossesse (2).
Pendant ce temps, cette fécondité encombrante est l'objet de tous les contrôles et de toutes les surveillances. Pour ne pas procréer à tort et à travers – quand bien même elle a toujours tort quand il s'agit de ses ovaires – la femme libérée du XXIème siècle doit prendre soin d'être stérile et disponible au désir de ces messieurs. Pilules, stérilets, hormones en patch : le business contraceptif s'est créé un public captif. Cause ou conséquence d'un marché de l'emploi qui fait violence au corps des femmes, l'industrie pharmaceutique a beau jeu de se prétendre instrument de l'émancipation féminine ! Le professeur David Sinclair, fondateur de l'entreprise de biotechnologies OvaScience, promettait ainsi la prochaine commercialisation de pilules destinées à "rajeunir leurs vieux ovules", pour les écervelées qui n'auront pas pensé à congeler leur ovocytes. Comme souvent, aliénation technique et aliénation économique se tiennent la main.
Si le système économique contraint une liberté aussi fondamentale que celle de donner la vie, c'est qu'il inverse la fin et les moyens et il importe de le changer.
Alors, en ce 8 mars, quelles mesures réclamer pour améliorer la situation ? Bien sûr, on peut souhaiter la création de crèches étudiantes ou d'entreprise, l'allongement du congé maternité ou la diffusion du télétravail. Bien sûr, il faut encourager les reprises d'étude après un congé parental, le partage des tâches domestiques et la généralisation du congé paternité. Mais cela ne résoudra pas le problème de fond : fécondité et productivité font rarement bon ménage. D'un côté, notre civilisation productiviste menace l'avenir de la planète et de nos descendants. D'un autre, avoir des enfants rend les employés moins disponibles pour leur entreprise. En témoignent les innombrables travaux universitaires sur le "coût" que représente la naissance d'un enfant pour un ménage et pour la société en général, surtout si la mère cesse provisoirement son activité3.
La question que posent, in fine, les inégalités professionnelles entre hommes et femmes n'est pas "comment rendre les femmes aussi productives que les hommes ?", mais bien, comme le dirait Jacques Ellul, "pour qui, pour quoi travaillons-nous ?"(4). Travaillons-nous pour cultiver notre humanité et soigner les plus faibles, ou pour alimenter une vaine croissance et enrichir les plus forts ? Si le travail était vraiment au service de l'épanouissement des individus, il devrait être intolérable que des femmes lui sacrifient leur fécondité et leur maternité. Dès lors, les inégalités professionnelles et salariales entre les hommes et les femmes doivent être une occasion de remettre en cause un système capitaliste profondément injuste, et non pas seulement de corriger, à la marge, quelques uns de ses défauts. Le travail est un moyen, et non une fin : un moyen qui doit assurer à chacun une autonomie matérielle et une insertion harmonieuse dans la société. Autrement dit, si le système économique contraint une liberté aussi fondamentale que celle de donner la vie, c'est qu'il inverse la fin et les moyens et il importe de le changer. Or qu'y-a-t-il de plus important pour la pérennité de la société : les profits des entreprises ou l'équilibre des familles ? A cette aune, l'éducation et le soin des enfants devrait être notre priorité absolue – surtout dans un monde que le productivisme et le consumérisme ont déjà considérablement abîmé. Bref, plutôt que de calculer le "coût" que représente une naissance pour une famille ou une entreprise, mieux vaudrait veiller à ce que nos objectifs de productivité n'hypothèquent pas, à court ou long terme, l'avenir de nos enfants.
Et si, collectivement, nous opposions nos existences, et celles de nos enfants, aux exigences de nos patrons ?
C'est à mes yeux ce que proclame le refus obstiné de nombreuses femmes à se plier aux exigences du marché, leur absurde persistance à faire des enfants jeunes, à prendre des congés parentaux, et à ne pas congeler leurs ovocytes. Loin de s'en indigner en y voyant des résidus d'un patriarcat qui ne veut pas disparaitre, il serait sage de savoir en discerner le sens profond : nous ne sommes pas sur Terre pour augmenter le PIB. Ou, pour reprendre une expression célèbre : nos vies valent plus que leurs profits. Ainsi donc, au lieu de vouloir éliminer ces comportements archaïques pour rendre les femmes compétitives, mieux vaudrait admirer cette résistance féminine aux logiques de marché et encourager tout ce qui entrave l'emprise du capitalisme sur nos vies. Et si les hommes, eux aussi, décidaient d'assumer jeunes leur paternité, de travailler à mi-temps et de préférer la kermesse de l'école aux comités d'entreprises ? Et si, collectivement, nous opposions nos existences, et celles de nos enfants, aux exigences de nos patrons ? Il y a fort à parier que les femmes ne seraient pas les seules à en être libérées...
(1) Source : Insee
(2) Indicateur Familiale 2014 de la Sécurité sociale, in M. Schiappa et C. Bruguière, Plafond de mère,Plafond de mère, Eyrolles, 2015
(3) Voir : "Coût des enfants et politiques publiques", Antoine Math, La revue de l'Ires, 2014
(4) Jacques Ellul, Pour qui, pour quoi travaillons-nous ?, éditions La Table Ronde, 2013