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"Charbonneau voyait dans la liberté la seule chose qui donne un sens à la vie"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Daniel Cérézuelle est philosophe. Ses recherches portent sur la technique et le rôle socialisant de l’économie non monétaire. Auteur de plusieurs ouvrages sur Bernard Charbonneau, il vient de préfacer "Quatre témoins de la liberté : Rousseau, Montaigne, Berdiav, Dostoïevski", texte inédit du penseur, publié chez R&N éditions.
Pionnier de l’écologie politique et précurseur de la critique du dogme de "la croissance technique et économique indéfinie", Bernard Charbonneau est souvent resté dans l’ombre de son meilleur ami, l’anarchiste chrétien Jacques Ellul. Pourtant depuis quelques années, sa pensée est réellement redécouverte. En ce début d’année, deux livres inédits de l’auteur décédé en 1996 paraissent. Le premier, Le totalitarisme industriel (L’échappée), préfacé par Pierre Thiesset, rassemble plusieurs articles de Charbonneau, essentiellement publiés dans La gueule ouverte, célèbre journal écologiste des années 1970. Le second, Quatre témoins de la liberté : Rousseau, Montaigne, Berdiav, Dostoïevski (R&N éditions) est un texte inédit du penseur, préfacé par Daniel Cérézuelle. Auteur de nombreux ouvrages sur Charbonneau, dont Bernard Charbonneau ou la critique du développement exponentiel (Le passager clandestin, 2018), ce dernier revient avec nous sur ce précurseur de la décroissance.
Marianne : Héritier du personnalisme mais athée, critique du capitalisme, de l’Etat, du progrès et de la technique, précurseur de l’écologie politique : est-il possible de classer Bernard Charbonneau ?
Daniel Cérézuelle : Il est difficilement classable. A l’intérieur du personnalisme, auquel il n’a pas adhéré très longtemps, il était à part. Avec Jacques Ellul, ils ont été définis par l’historien Christian Roy comme des "personnalistes gascons". Ce qui les caractérise, c’est d’avoir été parmi les premiers, dès l’entre-deux guerres, à poser les questions de la technique, de l’environnement et de la nature.
La liberté est très difficile à supporter, parce qu’elle a un côté tragique.
Depuis quelques années, nous assistons à une vraie redécouverte de Charbonneau, comment l’expliquer ?
Je pense que c’est une œuvre qui posait de bonnes questions, mais qui étaient inaudibles au moment où elles ont été formulées. Il a par exemple a fallu presque 40 ans pour que son livre sur l’État soit publié (L’État, écrit en 1949 et publié par Économica en1987 – ndlr). Ceux qui le lisent aujourd’hui y trouvent des réflexions tout à faire pertinentes et éclairante sur la situation actuelle. C’est la même chose pour ses livres sur la question de la nature. Charbonneau a été rattrapé par le mouvement écologique. Mais ce qui est le plus important, c’est de se rendre compte que sa pensée n’était pas recevable au moment où elle a été formulée et proposée. C’est très est inquiétant.
Il y a deux jours, je suis passé à une librairie bordelaise. Le responsable du rayon de philosophie avait mis en évidence le livre qui vient d’être publié par L’échappée (Le totalitarisme industriel). Il avait même mis en note : "Ce livre est une pure merveille."Nous pourrions le dire de plusieurs ouvrages de Charbonneau, sur le fond comme sur la forme. Mais ses textes à l’époque étaient perçus comme excessifs ou paranoïaques. Nous vivons dans un monde, où les bonnes questions ont du mal à se faire entendre. Mais je pense que cela a toujours été le cas. Spontanément le corps social rejette ce qui ne correspond pas à ses croyances du moment. Cela doit être vrai aujourd’hui pour un certain nombre d’auteurs, que nous ignorons.
Dans la préface de Quatre témoins de la liberté, vous écrivez que Bernard Charbonneau montre que "l’homme est un animal social qui rêve d’une liberté qu’il ne supporte pas". Charbonneau se bat-il pour une liberté qu’il juge hors d’atteinte ?
Il voyait dans la liberté la seule chose qui donne un sens à la vie, ainsi que de la saveur. Selon lui, nous ne pouvons aimer quelqu’un que lorsque nous nous sentons libres. Renoncer à la liberté, c’est renoncer à l’amour, aux plaisirs, notamment ceux liés à la nature. Personne ne veut l’abandonner, d’ailleurs. Charbonneau souligne que tout le monde parle de liberté. C'est le mot le plus galvaudé du monde.
Mais elle est très difficile à supporter, parce qu’elle a un côté tragique. Elle nous isole et peut nous emmener à entrer en tension avec le corps social et avec notre propre environnement. Charbonneau avait pour habitude de dire que la liberté n’est pas un droit, comme on se l’imagine souvent de manière naïve. C’est le plus difficile des devoirs. Il n’a jamais dit qu’il était impossible, mais il a certain côté insupportable. La liberté nous amène à prendre des distances avec la société à laquelle nous appartenons de manière très profonde. Elle dérange nos habitudes et nos manières de percevoir la réalité. Finalement, la liberté suppose un pouvoir d’arrachement, qui est présent chez chacun. Je pense d’ailleurs que dans Quatre témoins de la liberté, c’est ce qu’il essaie de montrer.
Charbonneau fait beaucoup plus appel à la sensibilité et à l’expérience commune, tandis qu’Ellul cherche à construire un cadre de pensée. Son travail est également nourri par une réflexion sur l’expérience.
Comme son ami Ellul, Charbonneau a renoncé à la politique. Comment compte-t-il alors changer les choses ?
Je pense que Charbonneau n’a jamais renoncé à la politique. Par contre, Ellul et lui se sont rendus compte très tôt, dès les années 1930, que ce que nous appelons "la politique", c’est-à-dire le jeu des partis, la conquête de l’État, etc. est vaine. Elle ne leur paraissait inadaptée pour réaliser le changement social auxquels ils appelaient de leurs vœux. Toute leur œuvre est un appel à penser autrement la politique. Ce n’est pas un repli isolé. C’est au contraire un effort pour faire comprendre que les modes d’actions basés sur les partis sont en grande partie inefficaces face aux défis auxquels nous devons faire face.
Charbonneau est parfois perçu comme "simplement" un ami d’Ellul. Existe-t-il des divergences, en-dehors de la religion, entre les deux hommes ?
Je pense que sur les valeurs de fond, il n’y a aucune divergence. Leurs conceptions de la liberté sont très similaires. Ils ont entretenu une sorte de dialogue continue, tout au long de leur vie, ce qui est presque incroyable. Ils se sont rencontrés, ils avaient à peu près 20 ans, alors qu’ils étaient étudiants. Ils ne se sont dès lors plus séparés. Ellul disait que leurs dialogues étaient sans concession. Charbonneau n’arrêtait pas de lui poser des questions dérangeantes, évidemment en particulier sur sa foi religieuse. Mais, à part cela, ils ont pratiquement traité les mêmes thèmes, chacun à sa manière. Je ne vois donc guère de divergence de fond.
Ce sont néanmoins des auteurs très différents. Il n’écrivent pas de la même manière et n’utilisent pas les mêmes méthodes. Charbonneau fait beaucoup plus appel à la sensibilité et à l’expérience commune, tandis qu’Ellul cherche à construire un cadre de pensée. Son travail est également nourri par une réflexion sur l’expérience. Mais il le traduit en termes beaucoup plus théoriques et plus systématiques. Charbonneau se méfie des constructions théoriques. Certes, en lisant ses livres, nous constatons bien qu’il défend un certain nombre d’idées qui s’enchainent et qui sont en relation les unes avec les autres. Ce n’est évidemment pas quelqu’un qui se laisse simplement aller à l’émotion et à la sensibilité. Il y a un effort de réflexion et d’analyse, mais le style est très différent.
La "grande mue" de l’humanité identifiée par Charbonneau (1) est-elle réversible ?
Je pense qu’il en était convaincu qu’il était possible d’agir. Il pense que ce n’était pas inscrit dans l’histoire. L’état critique de la civilisation actuelle, qu’il décrit, aurait pu, pour lui, ne pas advenir. C’est le résultat de très nombreux tournants, principalement liés à l’obsession de la puissance. C’est la conséquence d’une confusion entre elle et la liberté, alors qu’elles ne vont toujours ensemble et peuvent même s’opposer. Le refus de penser cette tension nous a progressivement mené là où nous sommes.
De même, que Charbonneau pensait qu’il n’était pas fatal qu’on en arrive-là, il pensait que cette évolution n’était pas réversible. Comme Ellul, il disait qu’on ne peut jamais revenir en arrière. Par contre, il est possible d’essayer de rendre plus de place à la liberté et à la nature dans l’organisation de notre société. Il écrit d’ailleurs dans L’État, qu’il reprend le combat après que bien d’autres aient renoncé. Cela lui paraît extrêmement difficile, mais toujours possible.
(1) Dans Charbonneau ou la critique du développement exponentiel, Cérézuelle explique : "Il [Charbonneau] a la conviction d’assister à l’émergence d’une nouvelle civilisation humaine, phénomène, qui par son ampleur et ses conséquences, est comparable à ce que les historiens appellent la "révolution du néolithique" consécutives à l’invention des techniques agricoles. A certains égards, ce que Charbonneau appelle Grande Mue, d’autres historiens l’avaient appelé "révolution industrielle", mais ce terme ne le satisfaisait pas car il relève d’un point de vue trop économie. (…) De cette Grande Mue, Charbonneau souligne deux aspects, rendus clairement perceptible par la première guerre mondiale. Elle se caractérise en premier lieu par une accélération de la montée en puissance du pouvoir humain dans tous les domaines (…). Elle se caractérise par un mouvement de totalisation auquel elle tend d’elle-même, par la force des choses, c’est-à-dire selon une nécessité qui se déploie de manière impersonnelle et indifférente aux projets humains."