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Serge Latouche : "La décroissance implique de sortir de la modernité"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Serge Latouche est professeur émérite d’économie. Il revient avec nous sur le concept de décroissance, qu’il a contribué à forger.
Économiste et contributeur historique de la Revue du MAUSS, dirigée par le sociologue Alain Caillé, Serge Latouche est considéré comme le "pape" de la décroissance. Auteur de nombreux livres, comme L’invention de l’économie (Albin Michel, 2005), L’Occidentalisation du monde (La Découverte, 1989), ou encore Le Pari de la décroissance (Fayard, 2006), il dirige la collection des "Précurseurs de la décroissance", au Passager clandestin. Il vient de publier chez PUF un "Que sais-je ?", intitulé La Décroissance. Il revient avec nous sur ce concept souvent mal compris.
Marianne : En quoi la décroissance diffère-t-elle de la "croissance négative" ou de la récession ?
Serge Latouche : Même si ce mot était déjà dans le dictionnaire, il n’était jamais utilisé dans le débat public avant que nous ne commencions à l’utiliser en 2002, même s’il était déjà dans le dictionnaire. Dès le départ, nous avons précisé que ce n’était pas la croissance négative. Mais beaucoup de gens mal intentionné ont assimilé la décroissance cela, c’est-à-dire à la récession. Ils ont fait exprès de ne pas comprendre que c’était – comme je le répète souvent – un slogan pour signifier qu’il fallait sortir de la société de croissance. Evidemment, une société de croissance sans croissance, ce que nous connaissons depuis quelques années, et que nous sommes condamnés à connaître, c’est l’enfer. Mais au contraire, c’est dans le but de sortir de cela qu’il faut imaginer un projet alternatif.
"Décroissance" est un mot provocateur et un slogan.
En quoi la décroissance, caractérisée par les 8 R (1) que vous prônez, forment un projet politique ?
Il ne s’agit pas d’un projet politique, mais d’un projet sociétal, voire civilisationnel. Cela implique de sortir d’un paradigme, pour en inventer un autre. Pour passer d’une société de croissance, à une société d’après croissance – ce que j’appelle "une société d’abondance frugale" –, il faut évidemment une politique de transition. Cette dernière implique une rupture avec le système. Nous vivons dans une société dominée par un pouvoir sans véritable visage, qui est le lobby des 2 000 plus grandes firmes transnationales. Cela ne passe pas par les élections. Nous devons effectivement créer un programme politique, à partir de mesures, afin de s’acheminer vers cette rupture.
Ne manque-t-il pas à la décroissance un mot "positif", comme l’était le socialisme ou le communisme ? Le terme décroissance ne devrait-il pas être remplacé par "post-croissance" ou "a-croissance", puisque le projet n’est pas de décroître infiniment ?
C’était le thème du débat de La Décroissance du mois de février 2019. Je pense que "post-croissance" est très bien. Il s’agit du mot utilisé dans les langues non-latines, puisque "décroissance" n’est pas traduisible. "Décroissance" est un mot provocateur et un slogan. Mais derrière, il y a un projet proche de l'"autonomie" défendue par Cornelius Castoriadis ou Ivan Illich. Mais ce mot n’a eu aucun impact dans le débat public, alors que celui de "décroissance" en a un immédiatement. C’est important, pour sortir de la confidentialité. Certes, nous n’existons toujours pas dans le champ politique. Nous avons cependant réussi une percée dans le débat public, pour introduire une remise en cause de notre société. C’était notre objectif.
A parti de cela, tous les partis politiques ou mouvements civils peuvent avancer leurs projets, comme le "convivialisme". J’ai parlé, de mon côté, "d’abondance frugal". Tim Jackson a lancé en Angleterre l’idée de "prospérité sans croissance". Tout cela participe au même paradigme.
Dans la "décroissance", il y a "décrue".Quand un fleuve est sorti de sorti de son lit et a inondé une plaine, tout le monde souhaite une décrue. Ce mot n’est pas nécessairement négatif.Nous pouvons dire que le fleuve de l’économie a tout envahi, il est donc souhaitable qu’il décroisse. Ceux qui mettent en avant l’aspect négatif du mot essaient surtout de le délégitimer, parce qu’ils ne veulent pas du projet.
Par-delà les mesures économiques et écologiques, il y a y une philosophie et une éthique qui sont basées sur le sens des limites et de la mesure.
Vous avez évoqué le "convivialisme". S’inspirant d’Ivan Illich, votre ami le sociologue Alain Caillé a publié il y a quelques années un Manifeste convivialiste, que vous avez signé. Que pensez-vous de ce mouvement ? Peut-il prendre de l’ampleur ?
J’ai participé à l’origine du mouvement. C’était un colloque à Tokyo, autour des idées d’Ivan Illich et de la convivialité. Après un repas bien arrosé, Alain Caillé a affirmé : "Il faut lancer un mouvement convivialiste !" Comme je l’ai suivi dans de nombreuses aventures depuis 40 ans, j’ai signé son manifeste. Je n’ai jamais participé à aucune réunion. Je regarde tout cela de manière un peu amusée. Il y a à boire et à manger dans ce mouvement. Mais je trouve que c’est un peu tiède. Il a réussi à créer un réseau intellectuel impressionnant, qui va d’Edgar Morin à Chantal Mouffe. Mais pour le moment l’impact politique n’est pas supérieur à celui de la décroissance.
En quoi la décroissance se rapproche-t-elle finalement des philosophies et sagesses pré-modernes ?
J’ai une formation d’économiste, donc je m’attaque à cette discipline. "Décoloniser les imaginaires", c’est sortir de l’économie. Il faut bien voir que le paradigme de cette société, c’est d’abord la modernité. La décroissance implique donc d'en sortir. Ce qui la caractérise, c’est l’illimitation. Ce paradigme n’est pas comparable aux précédents. De l’Empire romain à l’Europe chrétienne, en passant par la Chine, les empires arabo-musulmans, ou l’empire du Mali, il y a eu des tas civilisations très diverses. Mais la modernité est radicalement différente de chacune d’entre elles. Elle part de l’idée, bien exprimée chez un de ses prophètes, Bernard Mandeville, que toutes les cultures et civilisations jusqu’ici ont échoué en préconisant la vertu, qui n’a jamais enrichi personne. Les vices privés font la richesse publique. C’est le message fondamental de la modernité. Le système fonctionne par l’accumulation de l’argent. Les premiers de cordées, ce ne sont pas ceux qui traînent les autres, mais ce sont ceux qui les écrasent pour s’élever.
Le principal message porté par la décroissance, c’est que cette illimitation sur de la production de biens, de déchets, signifie la destruction de l’environnement. Cela va bien au-delà de l’économie. La modernité est aussi une illimitation éthique. J’ai écrit à ce sujet L’ère des limites. Par-delà les mesures économiques et écologiques, il y a y une philosophie et une éthique qui sont basées sur le sens des limites et de la mesure.
Cela se rapproche finalement des sagesses millénaires, qu’elles soient africaines, indiennes, chinoises, etc. Sous des formes différentes, elles s’efforçaient d’inculquer le sens des limites. Les Grecs le faisaient à travers le théâtre. Il s’agissait d’apprendre à se méfier de la démesure, l’hubris, c’est-à-dire la recherche illimitée du pouvoir et de l’argent. Après une parenthèse de 300 ou 400 ans – s’il y a des historiens du futur, ils parleront ainsi de la modernité – nous renouerons avec une sagesse ancestrale, d’Epicure, Diogène, ou Sénèque.
Je dis toujours que d’une certaine façon le projet de la décroissance a mûri en Afrique.
Cornelius Castoriadis disait qu’en-dehors de l’illimitée, dans la modernité, il existe une tension entre le rationalisme et l’autonomie. N’y a-t-il rien à sauver de cette époque ?
Bien sûr, c’est ce qui distingue la décroissance de gauche de celle de droite. Nous ne sommes pas "anti-modernes", nous sommes "post-modernes", au sens strict du terme. Nous souhaitons un dépassement et non un retour en arrière. La modernité a trahi ses promesses, avec lesquelles je me sens en phase avec elles. Mais elle nous a promis l’émancipation et elle nous a donné l’asservissement aux médias, à la consommation, à la technique. Il y aurait des débats infinis sur l’autonomie, au sens de Cornelius Castoriadis et Ivan Illich. Il faut également remarque que les libéraux aussi parlent d’autonomie. Mais pour eux, il s’agit de celle d’un atome social totalement manipulé par la publicité et le système. Alors que nous défendons autant l’autonomie de la société, de manière collective, que de la personne. Et il est possible de l’acquérir par une discipline. Il ne s’agit pas de "Jouir et sans entrave", comme cela était scandé en mai 68. Il y a eu à ce moment une ambiguïté : un message subversif a porté l’ultra-libéralisme.
Que répondez-vous aux gens qui affirment que la décroissance est une idéologie d’Occidentaux riches, qui refusent aux Sud leur développement ?
Je suis habitué à cette remarque. Bien avant de parler de décroissance, j’ai critiqué le développement, avec Illich, dès les années 1960. Les éditions Artaud ont ressorti mon très vieux livre de 1986 : Faut-il refuser le développement ? Je suis en train de le retravailler, avec une nouvelle préface. Je retrouve, les mêmes critiques venant de collègues algériens, etc. En revanche, je dis toujours que d’une certaine façon le projet de la décroissance a mûri en Afrique. C’est en travaillant sur les économies informelles, c’est-à-dire sur les millions d’Africains qui survivent en-dehors de l’économie, que j’ai compris qu’il y avait une alternative à nos sociétés. Ce projet est d’ailleurs porté par des gens qui n’ont pas subi la colonisation de l’imaginaire, tel que cela a été le cas dans certaines sociétés en développement. Par exemple, lorsque j’ai rencontré le chef de la confédération des Amérindiens d’Equateur, il m’a dit : "Ce que tu appelles "décroissance", c’est exactement ce que nous nommons "buen vivir"".Nous nous sommes reconnus comme des frères. Lorsque je suis allé au Japon, mes collègues m’ont expliqué que leur société était en crise, parce qu’ils se sont plantés avec Meiji (1868-191 – ndlr). Selon eux, leur identité basée sur une philosophie zen ressemble à la décroissance. Les collègues Chinois disent la même chose.
(1) Réévaluer, reconceptualiser, restructurer, relocaliser, redistribuer, réduire, réutiliser, recycler