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Hommage à E.O. Wright, représentant du «no bullshit Marxism»
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
De 1978 à 2015, focus sur quelques articles et ouvrages d’un sociologue soucieux d’offrir des fondements empiriques et des stratégies viables au socialisme démocratique.
Le 23 janvier 2019, le sociologue Erik Olin Wright disparaissait des suites d’un cancer de la moelle osseuse. N’ayant jamais renié la tradition marxiste, quoiqu’ayant relativisé sa centralité dans son propre travail et sa vision du monde, il a défendu sans relâche la nécessité d’étudier les classes sociales pour rendre compte du réel.
Erik Olin Wright
Un des traits permanents de son style et de sa démarche aura été de trouver un équilibre subtil entre théorie et matériaux empiriques. Représentant du no bullshit marxism, il ne s’est jamais complu dans des constructions intellectuelles hors-sol, pas plus qu’il ne s’est contenté de collecter des faits sans regard critique sur leur construction et l’ordre social dans lequel ils s’inscrivent.
Razmig Keucheyan, dans sa cartographiedes pensées critiques, le situe dans les « courants froids » du marxisme, qui ont cherché à concilier cette tradition avec le respect de critères de scientificité partagés, supposant d’en gommer les aspects les plus prophétiques. « La tonalité générale de son œuvre est clairement rationaliste, et non romantique », écrit Keucheyan. De fait, on ne risque guère de rencontrer une prose lyrique en lisant Wright, mais plutôt une suite de propositions logiquement enchaînées, tableaux et schémas à l’appui.
Cette contribution n’a d’autre objectif que de faire partager l’intérêt de son œuvre à celles et ceux qui en sont peu familiers. J’espère illustrer son caractère ouvert et évolutif, à travers une succession de « focus » sur quelques-uns de ses travaux, publiés entre 1978 et 2015. D’autres textes d’hommage à Wright, qui introduisent également à sa pensée, ont été publiés ces dernières semaines : parmi eux, signalons celui d’Ugo Palheta dans La vie des idées, ou celui de Vivek Chibber dans Jacobin (en anglais).
De l’importance des classes sociales
Erik O. Wright est associé aux classes sociales, qu’il n’a pratiquement jamais cessé d’étudier, même lorsque cela n’était plus en vogue dans les milieux académiques, et que la nécessité de leur prise en compte dans l’explication des comportements et des destinées a été remise en cause. Dans Understanding Class (Verso, 2015), son dernier livre, il insiste sur le fait que les classes sociales ont bien des conséquences sur la vie des individus, et restent incontournable pour analyser les dynamiques de la société.
À l’appui de cette affirmation, il mobilise des chiffres attestant que la mobilité et les interactions entre classes sociales (mesurées en termes de propriété, de statut hiérarchique ou de niveau de compétences), restent faibles d’un groupe à l’autre. Les frontières entre classes sociales sont relativement peu perméables, et n’ont en tout cas pas disparu. Il est par ailleurs évident que la possession de capitaux offre des revenus et surtout un pouvoir de décision que n’ont pas ceux qui se retrouvent en position de vulnérabilité lorsqu’ils ne vivent que de la vente de leur force de travail. Enfin, même si l’appartenance à une classe ne peut pas à elle seule prédire les attitudes et les comportements des individus, influencés par beaucoup d’autres facteurs, son impact « n’est pas insignifiant » pour autant.
Il serait donc « prématuré de déclarer la mort des classes ». Qu’elles ne puissent plus être envisagées comme un principe explicatif global du social est une chose. Elles n’en restent pas moins « un déterminant significatif et parfois puissant de bien des aspects de la vie sociale ». Si l’argument de leur « dissolution » est rejeté par Wright, ce dernier admet en revanche leur « complexité » dans les formations sociales contemporaines.
Restituer cette complexité, à rebours d’un schéma marxiste postulant la polarisation et la simplification de la stratification sociale (entre une masse de prolétaires et une minorité de propriétaires des moyens de production), a d’ailleurs constitué un de ses apports les plus remarquables, et ceci dès les débuts de sa carrière. Son article « Class Boundaries in Advanced Capitalist Societies », publié dans la New Left Review (n°98) à l’été 1976, cherchait ainsi à rendre compte de l’existence de (nouvelles) classes moyennes entre les ouvriers de production et les capitalistes, sans pour autant jeter aux orties les catégories d’analyse marxistes.
Comme clé de résolution de cette irréductible diversité des classes, Wright propose de désagréger les relations capital-travail. Selon lui, ces dernières se nouent sur trois terrains distincts : le contrôle des moyens physiques de production, le contrôle du travail humain, et la propriété économique qui permet le contrôle des choix d’investissement et d’accumulation. Certaines combinaisons conduisent à des « positions de classe non ambiguës » : les capitalistes détiennent le contrôle complet sur ces trois terrains ; les prolétaires n’en détiennent aucun ; et la petite-bourgeoisie traditionnelle détient un contrôle sur le capital et l’outil de production qu’elle n’a pas sur le travail d’autrui. D’autres combinaisons, lorsque le contrôle est minimal ou partiel mais ni absent ni total, sur un ou plusieurs terrains, aboutissent au contraire à des« positions de classe contradictoires ». Managers, technocrates, employés semi-autonomes et petits employeurs relèvent de telles positions.
L’intervention de Wright n’est pas dénuée d’arrières-pensées politiques. D’emblée, il prévient explicitement dans son texte qu’il ne s’agit pas pour lui de participer à un débat académique « ésotérique » : « les classes ne sont pas des abstractions analytiques mais des forces sociales réelles qui ont des conséquences réelles », écrit-il. Et ce qui l’intéresse, c’est que les individus placés en positions contradictoires dans le processus de production sont susceptibles, en fonction des luttes politiques et idéologiques, d’être entraînés dans des alliances différentes. Pour les partisans d’un dépassement du capitalisme, parmi lesquels il se compte, les implications stratégiques d’une telle analyse sont multiples.
En premier lieu, la classe des travailleurs subalternes doit nécessairement nouer des alliances avec des groupes situés près de sa frontière, partageant peut-être un intérêt commun à un système plus égalitaire et démocratique, mais jouissant de privilèges spécifiques. Ces alliances ne seront donc ni spontanées ni automatiques, nécessitant un rapprochement volontariste. En second lieu, une fois les alliances nouées, celles-ci ne seront pas de tout repos, certains groupes étant habitués à jouir d’une grande autonomie individuelle, ou en proie à des réflexes élitaires hérités de leurs titres de compétence. Des tendances d’autant plus sérieuses qu’elles ne concernent pas des enjeux distributifs pour lesquels le compromis serait facile, comme la fixation de niveaux de salaires, mais des enjeux de pouvoir enracinés dans des « relations de production » fondamentales.
La délicate subversion de l’État capitaliste
Ces dernières considérations, esquissées en 1976, sont approfondies dans Class, Crisis and the State (New Left Books) publié en 1978. L’ouvrage porte la marque d’une conjoncture durant laquelle les interrogations sur une transition socialiste étaient prises au sérieux dans le camp d’une pensée critique qui n’était pas encore accablé par le poids des défaites de la phase néolibérale qui allait s’ouvrir.
À l’époque, Wright est engagé dans un dialogue critique avec les travaux de Poulantzas, figure de l’eurocommunisme de gauche, partisan d’une stratégie de transformation sociale échappant aux illusions du gradualisme social-démocrate comme à celles du coup de force léniniste. Wright conclut ainsi son livre sur la façon dont le socialisme pourrait triompher depuis le cœur des « sociétés capitalistes avancées ». Il fait preuve d’une grande lucidité dans son identification des multiples conditions d’un véritable chemin de crête, qu’il croit possible, et qui voudrait que « l’État capitaliste soit utilisé pour sa propre destruction ».
Cette proposition stratégique, insiste-t-il, se distingue des voies jusqu’alors dominantes dans le mouvement ouvrier. En affirmant que l’État capitaliste impose des limitations à toute transformation socialiste, elle contredit la position sociale-démocrate prétendant accomplir cette transformation dans ce cadre. En affirmant que la gauche de transformation peut cependant contrôler suffisamment l’appareil d’État pour en détruire le caractère de classe, elle contredit la position léniniste estimant que l’investissement de cet appareil ne peut conduire qu’à la reproduction de l’ordre capitaliste.
Wright prévient que « deux pré-conditions » sont néanmoins indispensables à une telle stratégie : un mouvement social déjà puissant et doté d’organisations autonomes sur tout le territoire, de même que la diffusion déjà avancée d’idéaux alternatifs à la perpétuation de la société marchande. Alors seulement, une action gouvernementale pourrait déclencher un cercle vertueux entre une augmentation du pouvoir d’agir social et les progrès d’une contre-hégémonie culturelle à la civilisation de la marchandise. Resterait la probabilité d’une réaction militarisée de la classe dominante, sans doute « inévitable ». Seules des dissensions dans l’appareil de répression, et bien sûr l’absence d’interventions étrangères, pourraient alors préserver de la capitulation ou de l’annihilation de l’expérience.
La conjoncture actuelle est tellement différente que ces réflexions sur la possibilité d’un socialisme démocratique ont été oubliées et ne sont plus guère mobilisées, y compris au sein de la gauche alternative. Face au dérèglement climatique et à la résurgence des dimensions autoritaires du néolibéralisme, la revendication d’un changement systémique commence pourtant à être émise. Cohérente et légitime, elle risque cependant de pécher par un volontarisme naïf, là où le précédent des années 1970 (lorsque l’État social était en expansion et le mouvement ouvrier encore puissant) devrait servir d’alerte quant aux défis à relever.
Les classes et le socialisme, après l’effondrement soviétique
Quinze ans après cet ouvrage, le bloc soviétique s’est effondré et le marxisme fait l’objet d’un procès en légitimité. Courageusement, Wright maintient l’intérêt de le préserver comme « tradition de théorie sociale à l’intérieur de laquelle il est possible de faire de la science sociale — c’est-à-dire identifier des mécanismes causaux et comprendre leurs conséquences ». C’est ce qu’il défend dans un nouvel article à la New Left Review datant de 1993, « Class Analysis, History and Emancipation ». Il y fait remarquer que si l’effondrement des États communistes réfute quelque chose, c’est surtout le « volontarisme léniniste » appliqué à des pays économiquement arriérés, qui n’étaient aucunement les meilleurs candidats à la révolution que le marxisme orthodoxe s’attendait à voir éclater dans des pays capitalistes développés.
Cela dit, Wright n’intervient pas pour défendre l’orthodoxie marxiste, issue de la vulgarisation de l’œuvre de Marx par les partis de la Deuxième puis de la Troisième Internationale. Déjà dans les années 1970, ce n’était pas le chemin qu’il prenait. Dans le contexte du début des années 1990, il va plus loin et suggère que le marxisme tout entier, en tant qu’approche théorique, nécessite d’être « reconstruit » s’il veut recouvrir son influence perdue.
Le marxisme, explique le sociologue, se veut à la fois une analyse de classe, une théorie de l’histoire et une théorie de l’émancipation. Il a véhiculé l’idée qu’une société sans classes était la condition de réalisation d’une liberté et d’une égalité authentiques. La trajectoire historique des sociétés humaines laissait envisager la possibilité d’une telle société, par le jeu des contradictions du capitalisme lui-même. Or, la cohérence de telles propositions a été mise à mal par les développements sociologiques et géopolitiques du second après-guerre.
Wright propose alors d’infléchir la manière dont le marxisme analyse les classes sociales, reformulant son approche des « positions de classe » plus ou moins ambiguës dans les relations de production. Il suggère également que le marxisme gagnerait à devenir une théorie des « possibilités » historiques, plutôt que celle d’une trajectoire unilinéaire des sociétés humaines. Ce faisant, le marxisme pourrait mieux intégrer la possibilité d’une coexistence d’« éléments » de modes de production différents par leur nature, mais « interpénétrés » dans les faits. Logiquement, une telle évolution devrait se traduire par une visée normative plus modeste. L’objectif d’une société « moins classiste » plutôt que « sans classe » semble plus raisonnable à Wright, qui assume d’abandonner l’idée chimérique d’« un état final idéalisé » au profit d’« un processus ouvert à plus de variations ».
L’enjeu, pour lui, consistait surtout à maintenir vivante une tradition d’analyse de classe continuant à être ancrée dans le camp de l’émancipation. Ses derniers ouvrages, Envisioning Real Utopias (Verso, 2010) — traduit en français sous le titre Utopies réelles (La Découverte, 2017) — et Understanding class (cité plus haut), ont confirmé son engagement dans ce sens.
Celui qui dialoguait avec les eurocommunistes de gauche a certes renoncé à défendre la centralité du marxisme pour appréhender le réel, ainsi que sa supériorité sur les autres traditions de sciences sociales. La « grande bataille des paradigmes » est selon lui devenu un combat obsolète : après tout, différentes approches ont leur intérêt pour mettre au jour des mécanismes causaux complémentaires expliquant l’origine des inégalités qui fracturent les sociétés capitalistes contemporaines. Ceci posé, Wright continuait de se situer lui-même au sein de la tradition marxiste, et en défendait volontiers la singularité.
À côté des approches qui s’intéressent à la façon dont certains atouts facilitent l’occupation de places élevées dans la stratification sociale, ou des approches qui s’intéressent à la façon dont des groupes protègent leur privilèges en excluant l’accès à certaines opportunités, la spécificité du marxisme reste intacte. Elle consiste à mettre en avant les mécanismes d’exploitation et de domination par lesquels les détenteurs de capitaux contrôlent le travail d’autres groupes pour servir leurs propres intérêts. Cette relation est particulière en ce qu’elle requiert une « coopération active et continue » entre les exploités et leurs exploiteurs. Les conflits qu’elle génère concernent nécessairement la sphère productive.
En plus de cet engagement maintenu sur le terrain de la connaissance, Wright ne laisse planer aucune ambiguïté sur le plan politique. Dans les premières pages d’Utopies réelles, il pose tranquillement le fait que le capitalisme est « nuisible » — à sa manière didactique, c’est-à-dire en onze points détaillés, depuis le maintien de « formes éliminables de souffrance humaine » jusqu’à la « limitation de la démocratie », en passant par « la destruction environnementale ». L’horizon normatif, explicite et proposé comme nouvelle conception du socialisme, consiste en l’augmentation du « pouvoir social d’agir », c’est-à-dire un pouvoir « enraciné dans la société civile », soumettant à la délibération démocratique les choix d’allocation des ressources opérés dans la sphère étatique et dans la sphère économique.
Et comme Wright n’entendait pas en rester aux positions de principe, il identifie et pèse les mérites des divers arrangements institutionnels entre État, société et économie qui pourraient aider à poursuivre cet idéal. Mieux, il appelle à combiner différents types de stratégies pour aboutir au socialisme démocratique : les transformations par la « rupture » (l’option révolutionnaire) ; les transformations « interstitielles » (l’option libertaire, depuis les marges du système) ; et les transformations « symbiotiques » (l’option sociale-démocrate de lutte interne depuis les institutions et les compromis qui s’y nouent).
Wright pensait que les transformations interstitielles et symbiotiques sont les plus crédibles dans la conjoncture actuelle. Pour autant, elles ne s’opposent pas à la rupture, dans le sens où elles y préparent les sociétés tout en améliorant tendanciellement les conditions de vie des individus ordinaires. Si le plaidoyer semble réformiste, alors il l’est dans le sens « réformiste-révolutionnaire » tel qu’envisagé par Jaurès en son temps, « l’objectif révolutionnaire [donnant] son sens et sa finalité à l’action réformatrice » (J-P Scot). Mais c’est peut-être ici que la discussion pourrait être prolongée, ce qui n’est malheureusement plus possible qu’en l’absence de Wright lui-même.
La social-démocratie comme programme minimal ?
À la fin d’Understanding Class, le sociologue développe l’idée, illustrée par force schémas, selon laquelle le moment typiquement social-démocrate est celui qui maximise les bénéfices mutuels des travailleurs organisés et des capitalistes, coopérant dans un jeu à somme positive. À un tel stade, les détenteurs de capitaux ne voient pas leurs prérogatives remises en cause en matière de décision d’investissement, tout en jouissant de la fonction stabilisatrice d’un partenaire capable de maîtriser les revendications salariales et les velléités contestaires. S’ils rêvent forcément d’une absence de contraintes et d’une atomisation de la force de travail, cela ne serait possible qu’en l’absence drastique de libertés démocratiques (ce qui représenterait une destruction — guère envisageable à moyen terme — des acquis en la matière depuis au moins deux siècles).
Sans aller jusque là, les intérêts capitalistes se sentent tellement menacés d’un « dérapage » du pouvoir collectif accumulé par les travailleurs organisés, qu’ils ont tendance à vouloir réduire ce dernier même quand cela serait sous-optimal en termes de stabilisation ou de performance du système. C’est ainsi que Wright semble interpréter la phase néolibérale ouverte depuis les années 1980, qui a éloigné les pays capitalistes avancés de l’utopie sociale-démocrate dont ils s’étaient rapprochés (ou qu’ils avaient atteinte pour certains pays nordiques).
E. O. Wright, «Understanding Class» (Verso, 2015)
Dans cette logique, des stratégies interstitionnelles et surtout symbiotiques pourraient rapprocher les arrangements institutionnels du point de « l’utopie sociale-démocrate ». Étant entendu, selon Wright, « qu’une sortie du capitalisme n’est pas une option dans la période historique actuelle » : désirable en principe, une telle transition entraînerait en effet des résistances telles parmi les privilégiés, que la vie économique et sociale en serait désorganisée au point d’entraîner une dégradation des conditions de vie peu soutenable dans un cadre démocratique.
Mieux vaudrait donc recourir à la (re-)régulation du marché du travail et de la finance, ainsi qu’à des incitations à la relocalisation économique et au développement de l’économie sociale et solidaire. Cette attention au renforcement de « formes non capitalistes d’organisation économique » serait plus modeste qu’une rupture brutale avec le capitalisme, mais représenterait une avancée radicale inédite pour une social-démocratie s’étant historiquement diluée dans les appareils d’État.
L’argument déçoit quelque peu, cependant. Tout ce que Wright évoque est désirable et mérite d’être défendu, mais nécessite une conflictualité bien supérieure à celle qui avait été atteinte lors des heures glorieuses de la social-démocratie. Celle-ci avait alors bénéficié d’un environnement géopolitique (l’existence du bloc communiste rival) et productif (des niveaux de croissance exceptionnels) qui a disparu. Lorsque les intérêts capitalistes ont modifié les institutions et les règles dans leur sens, ils l’ont fait par crainte du pouvoir associatif atteint par le mouvement ouvrier, mais aussi parce qu’ils ont saisi une fenêtre d’opportunité, à savoir le dysfonctionnement durable des solutions fordistes et keynésiennes qui avaient servi à l’inclusion des masses dans les démocraties capitalistes. Si cette tâche est à reprendre, elle l’est dans un contexte changé et plus adverse.
De plus, l’argument du temps est laissé de côté par Wright, qui était pourtant bien placé pour souligner la situation dangereuse, sinon tragique, dans laquelle nous nous trouvons. Le camp de l’émancipation et du mouvement social dispose de moins de pouvoir et de positions institutionnelles qu’à la fin des années 1970 (ce qui n’empêcha pas qu’il fût défait!), alors qu’il dispose de délais très courts pour imposer des transformations sociales à la hauteur du dérèglement climatique et de la sixième extinction de masse. À cet égard, ce qui devrait être en jeu est bien la démocratisation des grands choix d’investissement et d’allocation des ressources, précisément ce stade qui effraie les détenteurs de capitaux, puisqu’il touche au coeur de leur pouvoir et dépasse le point d’équilibre social-démocrate.
Ces objections n’en rendent pas plus crédibles « le repli consolateur sur les mirages néo-communautaires ou la fétichisation esthétisante de l’émeute » (U. Palheta). La clarté analytique, les propositions stratégiques et les alertes démocratiques de Wright devraient même être assimilées au plus vite par la gauche prétendant offrir une alternative au néolibéralisme dérivant autoritaire. Son œuvre, aussi stimulante soit-elle, ne répond certes pas à tous les problèmes que devra inévitablement affronter le camp de l’émancipation. Dans le chaos ambiant, mieux vaut cependant avoir cette boussole en tête que de s’en passer.