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Gilets jaunes - "La question de la violence révèle une crise démocratique historique en France"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://reporterre.net/Gilets-jaunes-La-question-de-la-violence-revele-une-crise-democratique
Ce samedi marque le 19e « acte » du mouvement des Gilets jaunes. Le gouvernement a pris une posture terroriste après les dégradations du samedi 16 mars, assumant dorénavant le risque de mort. Elsa Dorlin, dans cet entretien, revient sur la place de la violence et du corps en politique.
Elsa Dorlin est professeure de philosophie sociale et politique et chercheuse au Columbia Institute for Ideas & Imagination. Elle est l’autrice de Se défendre. Une philosophie de la violence (La Découverte).
Elsa Dorlin.
Reporterre — Quel regard portez-vous sur les scènes de violence lors des mobilisations des Gilets jaunes samedi 16 mars à Paris ?
Elsa Dorlin — On pourrait utiliser d’autres mots : dégradation de biens matériels, destructions d’établissements commerciaux, mais aussi révolte, insurrection, etc. On qualifie de « violence extrême » ces actes en partie en raison d’un cadre d’interprétation qui nous est imposé : les images de ces violences et la façon dont elles sont mises en scène ont pour fonction de susciter l’indignation, la réprobation et la désolidarisation ; mais la réalité de ces affrontements offre d’autres images, d’autres façons de penser ce conflit.
Il faut donc faire un pas de côté pour parler de la violence en tant que telle. Avant l’épisode 18, le journaliste David Dufresne avait déjà recensé 202 blessures à la tête, 21 personnes éborgnées et cinq mains arrachées depuis le début de la mobilisation des Gilets jaunes. Prendre en compte ces chiffres sur les blessures faites aux corps, sur les risques — désormais assumés — de morts, permet d’adopter une autre perspective sur la violence. Je pense à Zineb Redouane, une Marseillaise de 80 ans qui a reçu en décembre dernier une grenade lacrymogène alors qu’elle était à sa fenêtre et qui est morte quelques heures plus tard. Le décès de cette femme dont on ne parle pas est d’une « violence extrême » : y compris parce qu’il semble ne jamais avoir eu lieu. On parle donc de blessures mutilantes, de séquelles à vie, voire de vies perdues dans le cadre d’un mouvement social, c’est-à-dire d’une expression censée être un droit constitutionnel.
Cela pose la question du maintien de l’ordre. Quel dispositif doit être mis en place par un régime démocratique, face aux expressions de ce droit ? Pour moi, la question de la violence doit être adressée au gouvernement et aux forces de l’ordre et elle révèle une crise démocratique historique en France.
Le 9 mars 2019, à Bordeaux, lors d’une manifestation des Gilets jaunes.
Comment analysez-vous cette violence physique exercée par l’État, par l’intermédiaire de la police, sur le corps des manifestants et des manifestantes ?
En France hexagonale, l’histoire des dispositifs de maintien de l’ordre — à la suite des grandes grèves et manifestations des années 1930, puis à celles, syndicales, sociales, anticoloniales ou estudiantines, des années 1960, 1970 et 1980 — témoigne d’une lente et difficile mutation des techniques utilisées dans le but d’éviter des pratiques létales. Cette nouvelle doctrine de maintien de l’ordre a eu pour principe de ne pas porter atteinte à l’intégrité physique des citoyens, à maintenir à distance ou à disperser les manifestations, parce que le risque qu’il y ait des morts était devenu trop « coûteux » politiquement (je pense à la démission d’Alain Devaquet à la suite de la mort de Malik Oussekine en 1986 lors du mouvement étudiant).
Or, la séquence historique qui comprend les mobilisations sur les Zad (et la mort de Rémi Fraisse en octobre 2014), les mobilisations contre la loi Travail et Nuit debout, la mort d’Adama Traoré en juillet 2016 (à la suite de son interpellation), montre que la « philosophie » du maintien de l’ordre a clairement changé. On est passé à des techniques qui abolissent la distance : le corps à corps, le ciblage individuel (en réalité assez indifférencié), le fait de « nasser » les cortèges (« kettling », en anglais), de poursuivre les individus… ce sont des pratiques de répression qui visent à blesser, à mutiler les corps, à attenter aux vies. Cela se traduit par l’usage d’armes (par exemple, le lanceur de balles de défense, LBD), de gaz incapacitants nouvelle génération, de matraques et de techniques de close combat, à l’origine mises au point par les sections d’assaut ou les unités d’élite de l’armée.
La décision de meurtrir les corps ne peut avoir qu’une fonction : non pas « maintenir l’ordre », mais faire passer l’envie aux personnes qui manifestent de revenir ; et à celles qui voudraient les rejoindre, de rester chez elles devant leur écran. Cela s’accompagne d’un imaginaire politique viriliste. Du côté de l’État, le genre est efficacement investi pour figurer la « fermeté », le « courage », « le respect » de l’État de droit ; parallèlement, l’État stigmatise les manifestants (il n’y aurait que des hommes…) comme immatures, barbares, irrationnels — comme des enfants ou des adolescents rebelles. Contre les Gilets jaunes, le gouvernement montre qu’il ne faillit pas et utilise donc un univers de mots et de représentations paternalistes. Dans les faits, c’est une politique de la trique, qui utilise la violence physique comme signifiant de l’autorité politique.
Or, cet usage de la violence, relativement inédit en France hexagonale depuis la fin des années 1980, a toujours été la norme dans les colonies, puis dans les DOM-TOM : notamment en mai 1967 en Guadeloupe, en février 1974 en Martinique, pour réprimer dans le sang les grandes grèves. Idem dans les quartiers populaires : au regard de l’histoire du colonialisme et du racisme il faut relativiser le processus d’« euphémisation de la violence policière ». Aujourd’hui, nous n’assistons pas à un retour aux années trente, mais bien à la volonté, sciemment décidée, d’exercer une violence politique sur des populations qui jusqu’ici en étaient épargnées et jouissaient pleinement de leur droits politiques — dont celui de s’exprimer dans l’espace public sans risquer de perdre un œil, une main ou la vie.
Le 23 février, lors d’une manifestation de Gilets jaunes, à Bordeaux.
Les Gilets jaunes sont surtout des personnes issues de classes populaires, de la France périphérique. Leurs manifestations près des lieux de pouvoir, les dégradations que certains commettent, peuvent-elles être interprétées comme une forme d’autodéfense face à une violence sociale d’État, à l’image de ce que vous avez observé chez d’autres groupes sociaux opprimés ?
Dans les mouvements historiques d’émancipation qui ont utilisé ou qui incarnent une philosophie de l’autodéfense, le point de basculement est le fait d’un pouvoir qui ne prend pas ou plus en considération la vie de certaines personnes. Pour ces dernières, il devient impossible de déléguer à l’État le droit de se défendre puisque, précisément, cet État met leurs vies en danger. Par exemple, en les exposant à des conditions de travail déplorables, en les maintenant dans la misère sociale, en les parquant dans des habitats insalubres, des environnements pollués, ou encore en rendant licite la violence dont elles sont la cible. En un mot, quand le pouvoir n’assure plus des conditions de vie dignes de ce nom à certains, alors l’autodéfense devient la seule ressource vitale.
L’autodéfense n’est pas réductible à l’usage de la violence pour se défendre de manière fantasmagorique ou paranoïaque. Dans l’autodéfense, la violence est l’ultime puissance qui demeure pour survivre. Derrière le fracas des bris de verre, la mise à feu et à sac, il y a des vies qui luttent dans la conscience extrême qu’elles ne valent plus rien, qu’elles peuvent crever dans le silence et l’indifférence, si elles ne se soulèvent pas. La plupart des Gilets jaunes sont issus de classes populaires dites « silencieuses », peu considérées, abandonnées progressivement à l’agonie sociale. Avant l’automne 2018, ce qui est devenu ce « peuple des ronds-points » n’avait probablement pas conscience d’être à ce point réduit à des vies qui ne comptent plus ou pas. Alors que pour d’autres populations paupérisées, racisées, descendantes de l’immigration coloniale et postcoloniale, d’autres « peuples » (des quartiers, des barres d’immeubles, des cités dortoirs ou encore des îles à touristes…), c’est un régime de vie très familier face auquel, depuis longtemps, il a fallu inventer des formes de défense de la vie sociale et politique, de la vie tout court. On voit ici que l’autodéfense comprend des pratiques de solidarité, d’auto-organisation (pour se déplacer, se loger, se soigner, se nourrir, s’éduquer…), de création d’agora, de soin de soi, de soin d’un « nous ».
À Montpellier, lors d’une manifestation commune, un débat a surgi entre des Gilets jaunes qui souhaitaient rejoindre le centre-ville et estimaient que la casse était le seul moyen de se faire entendre, et des militants climat, qui préféraient rejoindre un village des alternatives en périphérie. Que pensez-vous du dilemme entre violence et non-violence ?
Manifester à l’Arc de Triomphe, devant les grandes boutiques de marque ou, bien sûr, le Fouquet’s, sur les Champs-Élysées, dans ou aux abords des centres commerciaux partout en France, dans les grandes rues commerçantes des centres historiques des villes de France, qui sont devenues toutes les mêmes au gré des rénovations urbaines… À Noël, les Gilets jaunes ont bloqué l’accès aux clients des grandes surfaces : c’est-à-dire qu’ils ont entravé une société consumériste, rendue directement responsable de la situation économique, environnementale et sociale. La « casse », ou plutôt le « sabotage », qui me semble plus proche de ce qui se joue dans ces espaces, participe d’une reterritorialisation des luttes, c’est-à-dire d’une forme de repolitisation d’un antagonisme social (contre les « 1 % » qui seuls jouissent des profits, des dividendes, des hausses de revenus, de niveau de vie…). Il s’agit de manifester sans autorisation dans les lieux les plus représentatifs, géographiquement et économiquement, du pouvoir : là où se situent l’argent, le capital ; dans les « beaux quartiers », là où vit la grande bourgeoisie indifférente, qui jouit d’un droit de circuler, de se nourrir, de se loger, de s’instruire, de se cultiver… sans entrave. Davantage que tels ou tels lieux publics ou privés, ces pratiques de sabotage visent un système qui est spatialement matérialisé. Là encore, c’est une façon de ne pas réduire l’action politique, la vie politique à une expression encadrée : des pétitions, des manifestations sur des trajets bien délimités, à des horaires définis…
Parallèlement, en effet, il existe un autre répertoire d’action, historiquement non violent, mis en œuvre par des militants écolos mais pas seulement. Il consiste à créer des brèches, des enclaves protégées où l’on pourrait s’extraire du capitalisme et de la société de consommation et inventer d’autres façons de faire communauté. C’est en partie ce qu’a été la Zad de Notre-Dame-des-Landes. Mais la Zad a fait l’objet d’une violence démesurée, visant à l’éradiquer.
Qu’en est-il de ce qui est appelé la « casse » ? Le débat sur son utilité ou au contraire son caractère contre-productif traverse le mouvement social…
Vous avez raison et cela pose la question de la représentation de ce que l’on qualifie comme « action politique », des émotions suscitées par les mobilisations sociales et par leurs répertoires d’action. Ces dernières décennies, un des enjeux majeurs pour les collectifs militants a été l’impact médiatique de leur action, l’image qu’elle va renvoyer, le discours qu’elle va susciter et dont dépend la reconnaissance de sa légitimité : plus cette action sera perçue comme positive, joyeuse, humoristique, festive, plus la mobilisation est considérée comme « réussie » — avec l’espoir qu’elle fédère l’opinion et qu’elle soit entendue. Ce à quoi on assiste aujourd’hui, c’est bien à l’invalidation de ce type de raisonnement : les conditions exigées pour qu’une action soit « reconnue » comme « légitime » ne semblent servir qu’à épuiser les mobilisations et mouvements sociaux. Les grèves au long cours à La Poste, dans les hôpitaux, dans l’Éducation nationale ou encore à l’université…, quelle que soit la forme d’expression qu’elles prennent, ne sont pas reconnues, entendues. C’est une stratégie du pourrissement, de l’épuisement : aussi, d’un côté, vous avez une injonction à être non violent pour être entendu mais, de l’autre, si vous répondez à cette exigence de non-violence, vous êtes confronté à un silence, un effacement, une indifférence qui vous épuise.
Dans votre livre, déployer son corps dans la rue pour défendre sa vie n’est pas seulement un moyen de se faire entendre, mais change aussi son rapport à soi…
L’idée que j’ai développée est que l’histoire de l’autodéfense comme pratique d’émancipation montre que le politique passe par le corps : en déployant ses gestes, en portant sa voix, dans l’espace public, dans le monde social, en s’élevant physiquement contre l’injustice, nous devenons « sujet » politique jusque dans nos muscles, notre chair. L’autodéfense est cette forme de réanimation vitale du corps politique, cette irruption des vies politiques dans le réel. Il faut du courage, aujourd’hui, pour aller manifester quand on sait qu’on peut perdre sa vie, alors que tout est fait pour maintenir nos corps en respect. Sortir malgré tout, se rencontrer, faire corps collectivement et créer un « nous » politique, sur un rond-point ou ailleurs, produit une conscience politique dont nous faisons physiquement l’expérience et qui est une forme de résistance quand on sait que la répression vise précisément à marquer les corps à vif, à marquer les vies parce qu’elles s’abîment, pour qu’elles ne bougent plus.