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Le Venezuela dans le brouillard de la guerre de l’information
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://lemediapresse.fr/international/le-venezuela-dans-le-brouillard-de-la-guerre-de-linformation/
« Il y a pourtant un troisième terme dans cette opposition duelle : un grand nombre d’intellectuels de gauche ont pris des positions critiques de Maduro et de ses dérives tout en s’opposant aux tentatives de putsch fomentées aux États-Unis, qui utilisent Guaidó comme figure de proue ». Pour comprendre le moment politique vénézuélien et ses enjeux, Clausewitz convoqué par Pierre Guerlain, spécialiste de la politique étrangère américaine.
L’expression « brouillard de la guerre » a été inventée par le penseur Clausewitz (« Nebel des Krieges ») et renvoie au fait que, durant les opérations militaires, les informations dont disposent les combattants sont floues et incertaines. « La guerre est le domaine de l’incertitude » dit-il. En ce qui concerne l’information, les choses sont très semblables. Ce que l’on appelle la « guerre de l’information » n’est pas qu’une opposition frontale entre médias occidentaux et médias russes, voire chinois, mais une guerre généralisée où ce qui compte comme information varie selon les préférences idéologiques et les parti-pris plus ou moins conscients.
Que l’on connaisse le Venezuela ou pas, que les journalistes soient sur place ou pas, l’accès à l’information est difficile. Depuis plusieurs semaines, la guerre de l’information concernant le Venezuela bat son plein. Elle dure en fait depuis presque 20 ans et l’arrivée au pouvoir de Chávez, décrit comme « populiste » ou socialiste anticapitaliste selon les médias. Dans ces situations de guerre de l’information, il est courant de réduire la guerre à une opposition frontale entre deux camps. Ainsi, sur ce pays, il y aurait uniquement les pro-Maduro ou les pro-Guaidó, le président auto-proclamé. Dans cette bataille où chacun doit choisir son camp, les informations gênantes sont tues et les faits indéniables sont interprétés de façon tendancieuse.
Il y a pourtant un troisième terme dans cette opposition duelle : un grand nombre d’intellectuels de gauche ont pris des positions critiques de Maduro et de ses dérives tout en s’opposant aux tentatives de putsch fomentées aux États-Unis qui utilisent Guaidó comme figure de proue. Il faut ici distinguer ce qui est du ressort de l’analyse de ce qui se passe au Venezuela des considérations portant une intervention, militaire ou non, des États-Unis dans ce pays d’Amérique latine.
Des auteurs comme Chomsky, Dorfman, Wood ou Weisbrot, qui se classent tous à gauche, ont exprimé diverses critiques à l’égard des dérives de Maduro. Ces critiques renvoient à l’autoritarisme du régime, à la corruption, à la trop grande dépendance vis-à-vis de la rente pétrolière, aux mauvais choix en matière de politique monétaire. Il est clair que les dirigeants vénézuéliens sont en partie comptables de la crise qui secoue le pays. Il y a débat pour savoir si l’autoritarisme de Maduro, qui n’a pas le charisme de son mentor, Chávez, est le fruit de sa personnalité, d’une évolution du régime ou s’il est la conséquence des sanctions des États-Unis qui ne datent pas de l’arrivée de Trump au pouvoir, même si ce président les a considérablement aggravées. La baisse des prix du pétrole a bien évidemment eu un impact sur un pays qui dépend des exportations de ce produit pour financer ses programmes sociaux.
Manifestation de l’opposition au président Maduro. Sur la pancarte, il est écrit « Non aux balles, oui à la nourriture ». Crédits : Eneas de Troya / Flickr – CC.
La crise qui frappe le Venezuela est très grave et les images des émigrants qui le quittent sont parlantes. La question concernant les causes de cette crise est plus difficile qu’il n’y paraît : si les erreurs économiques et l’autoritarisme du régime sont, bien évidemment, une des causes du marasme, les sanctions et l’acharnement à détruire les institutions vénézuéliennes qui sont pilotées depuis les États-Unis en sont une autre.
La nomination d’Elliott Abrams, le 25 janvier 2019, comme envoyé spécial au Venezuela est en soi un symbole : Abrams a soutenu les régimes despotiques d’Amérique latine, organisé des coups et coups fourrés et a été condamné dans le cadre du scandale Iran-Contra. Il avait notamment fait acheminer des armes dans des convois présentés comme des aides humanitaires. Une expertise certainement utile au moment où une autre forme d’aide humanitaire est promise au Venezuela. Il est donc le spécialiste des coups d’État en Amérique latine où, dans les années 1980, du temps de l’administration Reagan, il visait le Nicaragua. Il a soutenu les milices salvadoriennes responsables de massacres et organisé l’intervention des États-Unis au Panama contre un ancien allié qui avait désobéi, Noriega. Il a soutenu le Général Efraín Ríos Montt du Guatemala qui était sous le coup d’une accusation de génocide avant sa mort en 2018. Fervent soutien d’un génocidaire, il avait occupé un poste au titre orwellien de « secrétaire d’État adjoint pour les droits humains et les affaires humanitaires ».
Cette simple mention de l’implication d’Abrams dans la crise suffit à déconstruire toute rhétorique parlant de liberté et de démocratie. La liberté et la démocratie, pas plus que la situation humanitaire effectivement catastrophique, ne sont ce qui motive Washington et son candidat aux responsabilités suprêmes à Caracas. Abrams rejoint ainsi les néoconservateurs pro-guerre qui entourent Trump, Bolton et Pompeo. Ils ont tous évoqué la possibilité d’une intervention militaire états-unienne au Venezuela et Bolton a publiquement évoqué la possibilité de faire intervenir les compagnies pétrolières américaines pour gérer le pétrole vénézuélien.
La tentative d’organiser un coup d’État n’est plus cachée dans l’ombre ou sous une avalanche de démentis. Trump parle ouvertement de prendre le pétrole ou d’intervenir dans des pays qu’il juge ennemis des États-Unis et Bolton évoque la possibilité d’envoyer Maduro à Guantanamo, la prison illégale étatsunienne sur l’ile de Cuba où l’on pratique la torture. Triomphe de la novlangue orwellienne : le symbole même de la violation du droit, droit international comme droit des accusés à un procès équitable, Guantanamo, est convoqué pour soutenir Guaidó et la démocratie !
Nicolas Maduro, lors d’une allocution télévisée. Crédits : Eneas de Troya / Flickr – CC.
L’organisation de ce coup d’État, dont les étapes sont connues et recoupent les déplacements de Guaidó à Washington, au Brésil auprès du néo-fasciste Bolsanaro et en Colombie, s’appuie sur le mécontentement bien réel de pans entiers de la population vénézuélienne mais n’a rien de démocratique. Sa structure évoque les coups d’États du Chili en 1973, sans utilisation directe de l’armée locale, qui, au Venezuela est moins acquise à l’extrême droite que l’armée chilienne, mais avec une technique que Kissinger avait décrit comme « faire hurler l’économie ».
Comme pour les interventions en Irak, Libye ou Syrie, les dirigeants sont décrits comme des dictateurs qui mettent en danger leur population et la stabilité du monde. Que le gouvernement à abattre soit démocratique comme au Chili en 1973 ou en Iran en 1953, tyrannique comme en Irak en 1991 ou 2003 et alors que cette tyrannie avait été l’alliée des États-Unis, théocratique mais non dangereux pour les États-Unis comme pour l’Iran dont John Bolton souhaite actuellement également renverser les dirigeants, la formule du coup d’État est la même : une intense campagne médiatique pour faire des dirigeants à éliminer des monstres, un vaste soutien médiatique au nom de la défense de la liberté et de la démocratie et des interventions pour étouffer l’économie au moyen de sanctions soit directes soit sur les clients des puissances visées.
Dans le brouillard de la guerre d’information, on entend peu parler du fait que l’opposition à Maduro, qui comprend d’anciens chavistes, est très fragmentée et n’approuve pas toute entière la démarche de Guaidó. Surtout, même parmi les Vénézuéliens désespérés, beaucoup refusent une intervention militaire étrangère.
Le Mexique, présidé depuis le mois de décembre 2018 par un homme de gauche, Andrés Manuel López Obrador, dit AMLO, n’a pas reconnu le président auto-proclamé, donc non élu, lequel fait une utilisation abusive du paragraphe 233 de la Constitution vénézuélienne pour tenter de légitimer son coup de force. AMLO propose une médiation pour sortir de la crise. Il s’agit bien évidemment de la voie à suivre si l’on veut éviter les bains de sang, remettre l’économie en état de marche et réconcilier les diverses factions très polarisées de la société. AMLO n’a pas pris position pour Maduro mais pour la justice et la survie des Vénézuéliens. Les États-Unis et leurs alliés, qui incluent le Canada et la France, ont reconnu Guaidó, ce qui pose problème sur le plan de respect du droit et au regard du fait que ces pays ne se soucient guère de liberté et de démocratie dans des pays tels que l’Égypte ou l’Arabie saoudite. Le président français a sans doute voulu ne pas laisser à son homologue américain le prix de la meilleure déclaration en novlangue orwellienne lorsque, depuis les salons où le recevait le dictateur égyptien al-Sissi, il a voulu donner une leçon de liberté et de démocratie à l’autoritaire président vénézuélien.
Dans un quartier de Caracas s’alignent les portraits des figures historiques de la gauche sud-américaine. Crédits : Eneas de Troya / Flickr – CC.
Si la voie de la négociation est la voix de la raison, on peut douter que celle-ci s’impose dans un contexte où les forces golpistes (de golpe, coup d’État, en espagnol) se pensent si près du but. En 2018, déjà, l’ancien premier ministre espagnol Zapatero avait réussi, après deux ans de travail, à élaborer un accord entre gouvernement et opposition. Cette dernière a refusé, il y a un an, en février 2018, de signer cet accord et donc a préféré une stratégie de la confrontation totale. Même en l’absence d’une intervention militaire dont les conséquences désastreuses sont connues, puisqu’elles ressembleraient à celles qui ont fait suite aux guerres d’Irak ou de Libye, la stratégie de l’étouffement risque de primer sur la négociation.
Plus l’économie saigne, plus la pénurie règne, plus les mécontentements s’affirment et font donc baisser la popularité, déjà faible, des gouvernants. Cette stratégie de la destruction économique pour chasser les dirigeants est celle que Trump a menacé d’utiliser contre la Turquie, pourtant un pays allié, membre de l’Otan. Il importait peu que Saddam Hussein soit un tyran lorsqu’il était allié des États-Unis ou que Noriega soit un trafiquant de drogue, MBS un assassin au cœur du pouvoir saoudien. Il importe peu que Maduro soit socialiste, autoritaire ou corrompu : ce qui compte est le contrôle ressources pétrolières, les considérations géopolitiques face à la Chine et à la Russie et le triomphe des marchés.
Bolton évoque la « troïka de la tyrannie », c’est à dire Cuba, le Nicaragua et le Venezuela, que les États-Unis proposent de faire disparaître comme autrefois il s’agissait de s’attaquer aux pays de « l’axe du mal » au Moyen-Orient. Les néoconservateurs ont réussi à mettre le feu à cette région où la guerre et les dévastations ont non seulement grandement favorisé la montée des groupes terroristes comme Al-Qaida puis Daech, mais sont aussi responsables d’un grand nombre de déplacements de population, de morts et de réfugiés. Bolton, qui avec Pompeo, semble plus décisionnaire sur cette affaire que Trump, qui fait ses habituelles déclarations incendiaires, veut certainement rééditer le grand succès moyen-oriental de la stratégie du chaos.
Nous sommes bien loin d’une opposition manichéenne entre un mauvais Maduro autoritaire et un espoir démocratique qui aurait le visage de Guaidó. La démocratie et la liberté ne guident pas les actions des néoconservateurs étatsuniens, ni celles du néofasciste Bolsonaro et les erreurs et manquements démocratiques de Maduro, indéniables, ne sont qu’une excuse pour le complexe militaro-industriel des États-Unis.
Une véritable sortie de crise devrait inclure des accords politiques sur des élections mais aussi un arrêt de l’étranglement économique du pays. Ceux qui aujourd’hui disent offrir une aide humanitaire sont ceux qui œuvrent à l’étranglement des populations dont ils disent se soucier. Il n’est pas indifférent que ces populations soient le plus souvent composées de gens de couleur alors que la foule autour de Guaidó est blanche et visiblement non affamée. Greg Palast voit même dans la comparaison des foules un indicateur racial de première importance. Guaidó est le visage avenant qui cache ses soutiens d’extrême-droite : son projet politique n’est pas humanitaire ou démocratique mais proche de Bolsonaro et d’Abrams. Le coup d’État qui se prépare de longue date éliminerait certainement Maduro mais pas la misère du peuple vénézuélien. La voie mexicaine est celle de la démocratie et de la raison : c’est elle qu’une Europe qui se dit démocratique devrait suivre.
Pierre Guerlain est professeur émérite de civilisation américaine à l’Université Paris X – Nanterre. Cet article a été publié une première fois sous la forme d’une chronique de la revue Recherches Internationales.