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Ce que les bêtes nous apprennent de la politique

Lien publiée le 8 avril 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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Auteurs : Brian Massumi
Traduction de l'anglais (Canada) : Erik Bordeleau
Genre : Philosophie
Nombre de pages : 176
Prix : 16 euros
ISBN : 978-2367510118
Date de sortie : 04 avril 2019




Présentation de l'ouvrage
Il ne s’agit pas dans cette étude philosophique de penser quelle pourrait être une politique humaine envers les animaux, mais de penser le politique à partir de l’animal. Cette tache implique de suspendre les connotations péjoratives qui imprègnent la pensée moderne concernant le caractère « primitif » de l’état de nature. Ce que les bêtes nous apprennent de la politique propose de revenir sur le concept de nature en développant les notions de jeu et de sympathie par lesquelles le corps animal exprime une capacité à s’abstraire de ses limites formelles et fonctionnelles. Pour Massumi, les humains et les animaux existent dans un continuum. Comprendre ce continuum tout en rendant compte des différences requiert une nouvelle logique de « l’inclusion mutuelle ». Ce faisant, ce livre questionne non seulement le thème du comportement animal, mais également celui de la pensée animale au regard des aptitudes qui définissent, dans la plupart des doctrines, le propre de l’humain : le langage et la conscience réflexive.


L'auteur
Brian Massumi (1956) est professeur retraité de l’université de Montréal. Ses recherches portent sur la philosophie de l’expérience, les théories de l’art et des médias, et la philosophie politique. Traducteur de Mille Plateaux de Deleuze et Guattari en anglais, il a joué un rôle central dans la diffusion de leur pensée avec son ouvrage devenu classique A User's Guide to Capitalism and Schizophrenia: Deviations from Deleuze and Guattari (MIT Press, 1992). Il publie en 2002 Parables for the Virtual: Movement, Affect, Sensation (Duke University Press). Ses ouvrages les plus récents comprennent L'Économie contre elle-même (Lux, 2018) et 99 Theses on the Re-Evaluation of Value. A Post-Communist Manifesto (University of Minnesota Press, 2018).



Extrait : p. 13-19
Ce que les bêtes nous apprennent de la politique
Brian Massumi


Ce que les bêtes nous apprennent de la politique… Voici une proposition, à première vue, qui ne semble pas des plus prometteuses. Qu’est-ce que les animaux auraient à nous apprendre ? Mis à part la résignation face aux dures nécessités d’une nature indifférente, la lutte acharnée pour la survie, ou encore la guerre cruelle de tous contre tous, au sein de laquelle ce qui se rapprocherait le plus de la victoire consisterait en une paix provisoire consécutive à une adaptation réussie, fragile îlot de normalité dans la mer tumultueuse d’une vie « hargneuse, brutale et brève », pour reprendre les termes consacrés que Hobbes emploie pour décrire l’état de nature à l’aube de l’ère moderne. 
Mais pour nous qui, rétrospectivement, n’avons jamais été modernes, l’état de nature n’est plus ce qu’il était. La loi de la compétition a dû se plier à une bonne dose de coopération : la contribution cruciale de celle-ci dans l’évolution des espèces est aujourd’hui largement reconnue, comme en témoigne le processus de symbiose désormais considéré comme étant à l’origine même de la vie multicellulaire. À la lumière de ces découvertes, il devient nécessaire de placer la sympathie sur un pied d’égalité avec l’agressivité en tant que facteur déterminant dans l’ordre naturel. De même, l’image rigide de l’animal présenté comme une machine animée par l’automatisme de l’instinct tend à s’assouplir. La reconnaissance des variations individuelles progresse, comme le montre la naissance de nouveaux domaines de recherche en éthologie consacrés à la « personnalité » des animaux. Comme nous le verrons, l’instinct lui-même fait preuve d’élasticité, voire d’une créativité qu’on nous pardonnera sans trop de mal de qualifier d’artistique.
« Sympathie », « créativité » : quand ces mots apparaissent un peu trop étroitement associés à l’« animal », une sonnette d’alarme retentit. L’accusation d’anthropomorphisme s’ensuit. Difficile d’en réchapper lorsqu’on s’attèle à la tâche d’intégrer de telles notions au concept de nature, notions marginalisées pendant si longtemps par les courants dominants de la biologie évolutionnaire, de l’étude du comportement animal et de la philosophie. C’est le caractère qualitatif de ces termes qui fait problème. « Qualitatif » renvoie à « subjectif ». Le simple fait de prononcer ces mots ouvre la porte à ce que David Chalmers appelle « le difficile problème » de la conscience, cet hôte malvenu qui rôde aux abords des pavillons des sciences. Il en va non seulement du comportement animal, mais aussi de la pensée animale et la distance ou la proximité que cette dernière entretient avec ces capacités dont nous-autres animaux humains nous nous attribuons le monopole, et qui font notre fierté immodérée en tant qu’espèce : le langage et la conscience réflexive.
J’assumerai volontiers, dans les pages qui suivent, et cela afin de suivre la piste du qualitatif et du subjectif dans la vie animale, et de la créativité dans la nature, le risque d’être accusé d’anthropomorphisme. Loin des pavillons des sciences et au fil des méandres de la philosophie, j’entre­prends ce travail dans le but d’envisager une politique d’un autre genre : non pas une politique humaine de l’animal, mais une politique intégralement animale libérée des paradigmes traditionnels sur l’état de nature hargneux aux présuppositions concernant l’instinct qui imprègnent tant d’aspects de la pensée moderne. 
Des recherches récentes qui partagent avec les nôtres un même intérêt pour la créativité dans la nature ont pris comme point de départ de leurs investigations la parade nuptiale. Ce point de départ oriente la discussion autour de la sélection sexuelle. Pour des raisons qui iront s’éclairant au fil de cet essai, ce n’est pas la voie qui sera empruntée ici. L’analyse de la sélection naturelle menée par Elizabeth Grosz remet efficacement en question la doctrine néo-darwinienne selon laquelle la mutation aléatoire est la seule source de variation de la vie, en relativisant le rôle joué par le pur hasard dans le processus de morphogénèse – la genèse des formes du vivant. Elle questionne également la doctrine correspondante selon laquelle le seul principe de sélection opérationnel au sein de l’évolution est l’adaptation aux circonstances externes. Dans le domaine de la parade nuptiale, la qualité de l’expérience vécue fait l’objet de la sélection. L’accent porte sur la créativité plutôt que sur la conformité adaptative aux contraintes des circonstances données. La sélection sexuelle exprime une inventivité animale exubérante liée aux qualités vitales, sans valeur instrumentale ou de survie. Comme Darwin l’a lui-même souligné, la prodigalité de la sélection sexuelle ne peut être décrite que comme l’expression d’un « sens de la beauté » (demandez à une paonne, elle vous dira ce qu’elle en pense). La présente étude s’accorde avec toutes ces remarques. Néanmoins, la principale raison pour laquelle nous ne prendrons pas la sélection sexuelle comme point de départ est que celle-ci nous contraint d’écarter la majeure partie des formes de vie qui peuplent la terre, comme les créatures dont l’accouplement est moins ostentatoire ou plus « primitif », sans parler des animaux « inférieurs » qui persistent à se reproduire asexuellement.
Nous porterons donc plutôt notre attention sur le jeu animal, en nous appuyant sur le célèbre essai de Gregory Bateson qui traite de la question. Le jeu prend son envol en tant qu’activité indépendante chez les animaux dits « supérieurs » qui ont atteint un certain niveau de complexité, en particulier chez les mammifères. Mais comme nous le verrons, comprendre le déploiement du jeu à ce niveau exige de repérer à la fois les poussées de sympathie et de créativité et le rôle du qualitatif et du subjectif dans l’ensemble du continuum de la vie animale. Par conséquent, la nature même de l’instinct – et par-là même de l’animalité – doit être revisitée. 
Ce projet requiert donc de replacer l’être humain dans le continuum animal. Cela doit être fait de manière à respecter et à ne pas effacer les différences propres à l’humain tout en amenant ces différences à une nouvelle expression dans ce continuum : immanente à l’animalité. L’appartenance singulière de l’humain au continuum animal comporte des implications politiques, comme il en va pour toutes les questions d’appartenance. En dernier ressort, les enjeux de ce projet sont politiques : découvrir quelles leçons peuvent être apprises en faisant intervenir l’animalité contre nos manières habituelles, et par trop humaines, de penser et de faire politique. Nous nourrissons l’espoir qu’au cours de notre enquête, nous soyons amenés à dépasser l’anthropomorphisme que nous entretenons à l’égard de nous-mêmes : cette image qui nous tient humainement à distance des autres animaux ; notre vanité invétérée concernant notre présumée identité en tant qu’espèce, fondée sur les bases spécieuses de notre propriété exclusive du langage, de la pensée et de la créativité. Nous verrons ce que les oiseaux et les bêtes ont instinctivement à nous dire à ce propos.
Cet essai se présente comme une expérience de pensée prolongée à propos de ce que pourrait être une politique animale. Il vise à élaborer ce concept et à le porter à la limite de ses possibilités, avec sympathie et créativité, en commençant dans le jeu et en se terminant dans le jeu (un peu à la manière de Whitehead lorsqu’il dit que la philosophie commence dans l’émerveillement et que « quand tout a été fait et dit, l’émerveillement demeure »).