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Sur deux livres: "Révolution" de Bantigny et "Peuple" de Cohen

Bantigny

Lien publiée le 14 avril 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://dissidences.hypotheses.org/12128

Le mot est faible.

Une collection, deux ouvrages, un parti-pris.

Un billet de Vincent Chambarlhac

Anamosa, jeune maison d’édition, lance une nouvelle collection dirigée par Christophe Granger,Le mot est faible. De courts opus, des textes brefs, « aux souffles décapants » selon l’incipit, s’attachent à un mot « dévoyé », démonétisé, qu’il « s’agit de rendre à ce qu’il veut dire ». Une collection militante donc qui, dans l’ordre éditorial et militant, semble une mise en abyme d’un collectif « les mots sont importants » et son livre éponyme, à moins que ce ne soit la collection « Les Mots », des PUM (Presses universitaires du midi). Ici, le mot est faible, ces ouvrages entendent en recharger le sens. Il y a là également comme l’écho d’une proposition ancienne d’Eric Hazan sur la Linguae Quintae Respublicae (LQR), forgée par analogie avec le travail de Victor Klemperer sur la LTI qui permit l’acceptation du nazisme : la proposition visait alors à saisir comment, par les mots, les expressions et les syntagmes le néo-libéralisme impose en France son horizon d’attente sous la Ve République. L’ouvrage date de 2006, sa portée est déconstructrice1. En 2019, Le mot est faible s’engage dans une voie davantage constructiviste, puisqu’il s’agit « d’arracher le mot à la langue du pouvoir » (i.e., la LQR semble-t-il donc).

Deux, mots, deux textes, deux historiennes de l’équipe du GRHis à l’Université de Rouen dont l’un des axes porte sur la Révolution française, les révolutions des XIXe au XXIe siècle2. Ludivine Bantigny s’empare du mot « révolution », Déborah Cohen de « peuple ». Plus qu’une recension de chacun des titres, on discutera l’un et l’autre ici pour se saisir de la collection, des virtualités qu’elle implique, d’une manière d’intervention de l’historienne (i.e. l’historien) qu’elle suppose. Les deux ouvrages semblent l’expression d’un moment politique de la société française, celui d’une séquence sans doute ouverte par l’expérience de Nuit debout (que cite Déborah Cohen), poursuivie par le mouvement contre la loi travail, au présent aujourd’hui du mouvement des gilets jaunes. Mouvement qui affleure parfois sous la plume de Ludivine Bantigny (p. 52), davantage présent par la question du peuple contre l’élite, contre le pouvoir, chez Déborah Cohen (p. 15, 23, 32…).

Révolution, peuple donc : deux formes d’écriture pour arpenter ce lexique. La révolution est un sujet qui parle, dit je, un rêve, des futurs et des passés, un horizon chez Ludivine Bantigny. Le modèle d’écriture, où se joue la subjectivité de l’historienne, s’inscrit dans un ton déployé en 1989 par Daniel Bensaïd, première référence de l’ouvrage3. Il s’agissait là d’une remembrance, aujourd’hui le mot de révolution sort « brisé » de ses sens dévoyés (p. 15). Devant ce constat, Ludivine Bantigny use d’un ton enlevé, rythmé, parfois lyrique, pour se saisir du « temps hors de ses gonds » qu’est la révolution (p. 27), pour « redonner du sens » aux possibles d’aujourd’hui (p. 99). L’écriture n’hésite pas à recourir aux poètes de Shakespeare à Maïakovsky, via Breton… et le recours aux ouvrages d’historiens procède de quelques notes de bas de pages. A contrario, point de notes de bas de page chez Déborah Cohen, mais une courte bibliographie en fin d’ouvrage. L’historienne travaille le langage, acte les effets sur l’analyse du politique du tournant linguistique (p. 19). Son écriture est davantage attachée à l’analyse linguistique, au heurt de l’agir et de pouvoir (de se) nommer puisque le peuple n’est peuple dans l’acception représentative qu’en tant qu’il parle, qu’il articule. Dès lors, quand les éditorialistes lui dénient toute parole intelligible, il n’est pas de peuple, une foule, une populace seulement. Le peuple se comprend en rapport. Laissons la démonstration, bien plus riche que ces quelques lignes, toujours en situation.

Deux manières d’être en historienne (historien) aux mots objets de la collection s’esquissent dans le frottement de ces écritures. Toutes deux disent l’historienne certes, mais toutes deux en regard de l’incipit de la collection questionnent le mot. Le rythme imprimé aux pages sur la révolution bute parfois sur une forme de possibilité de l’utopie (telle que l’on peut la retrouver chez Ernst Bloch4) où la révolution est un possible lointain. Le sentiment est d’autant plus fort finalement dans l’écriture qu’hors le spectre de la révolution française, le souvenir de la révolution soviétique semble tenir, dans l’horizon de la collection (rendre le mot à ce qu’il veut dire) du non contemporain. La dernière génération d’octobre5 s’épuise, appartient au siècle d’avant. Sous la plume de Ludivine Bantigny, l’actualité du mot surgit surtout de ses marges, ainsi de courtes pages consacrées « aux casseurs » ( p. 51, 52). Octobre est là finalement un soleil noir tant il incarne un mot que pourtant l’on retrouve aussi, en fin d’ouvrage, accolé à la question du désir, des mondes possibles. La « révolution » est là lestée d’un poids encore fortement empreint des acceptions communistes au sens large d’une révolution politique, quand sa contemporanéité peut sans doute recourir à d’autres filiations libertaires et utopiques. Évoquer ici la révolution participe sans doute de la posture mélancolique et politique repérée par Enzo Traverso6. Par frottement, « peuple » chez Déborah Cohen affirme, dans les contextes discursifs qu’il implique, une conflictualité davantage contemporaine. Signe du temps sans doute, et d’une actualité brulante. Cette contemporanéité, couplée à un style plus analytique, somme l’écriture de s’engager : il est régulièrement question d’un « nous », qui n’est pas le « je » d’un historien (p. 48, 50, 53…), mais un « nous » politique.

Ces deux mots se rendent-ils ainsi à ce qu’ils veulent dire ? Oui, mais c’est là autant l’effet d’une démonstration que d’un style : à la révolution la mélancolie politique, au peuple l’interrogation contemporaine sur ce eux et nous. On posera l’hypothèse ici et maintenant qu’au mot son style, ou à tout le moins que le style dit l’usage des états contemporains du mot. Le style est là fils de la commande éditoriale, ressource épistémique. Ces livres, comme la collection, sont d’actualité. Ils participent de l’essai d’historiennes, renouent avec une littérature d’intervention, rehaussée par les innovations typographiques d’Anamosa. Ils s’inscrivent dans une topique éditoriale où ressurgit la brochure, les textes engagés, comme chez Gallimard avec les textes d’Erri de Luca, Régis Debray. Le champ éditorial est aussi un terrain politique où se joue le sens des mots. Tels quels, ces deux ouvrages prennent ainsi place dans une histoire éditoriale du mouvement social et politique qui reste encore à écrire.

1Eric Hazan, LQR La propagande du quotidien, Paris, Raison d’Agir, 2006.

2http://grhis.univ-rouen.fr/grhis/

3Daniel Bensaïd, Moi la Révolution, remembrance d’un bicentenaire indigne, Paris, Fayard, 1989.

4Ernst Bloch, Du rêve à l’utopie. Entretiens philosophiques, Textes choisis et présentés par Arno Münster, Paris, Hermann, 2016.

5Benjamin Stora, La dernière génération d’octobre, Paris, Stock, 2003.

6Enzo Traverso, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXe siècles), Paris, La Découverte, 2016.

Nous remercions Vincent Chambarlhac pour avoir autorisé Dissidences à mettre en ligne sur son blog cet article, publié précédemment (20 mars 2019) dans Territoires contemporains, revue en ligne du Centre Georges Chevrier (Dijon), UMR 7366-CNRS-uB, « Sociétés et sensibilités »,http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/TC_VARIA/CR_ouvrages/chambarlhac_mars2019.html