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Mexique. Les premiers cent jours du gouvernement d’AMLO
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Manuel Aguilar Mora
Les cent premiers jours du gouvernement d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO) et ceux qui l’ont suivi jusqu’ici ont déjà caractérisé une situation qui sera le propre d’une période très conflictuelle d’une durée de six ans. Conflictuel en termes de politique intérieure et de politique étrangère, comme on le dit traditionnellement. En réalité, il s’agit d’une seule politique avec ses facettes internes et externes. Examinons quelques exemples. Que signifie la création et l’établissement de la Garde nationale (GN) si ce n’est le renforcement des appareils répressifs de l’Etat mexicain que les groupes capitalistes dominants internes et externes exigent pour la stabilité de leurs très grandes entreprises? Les Slim [Carlos Slim Helú, dont la fortune est estimée à 60 milliards de dollars], Salinas Pliego [à la tête du groupe Salinas actif dans les télécommunications, les médias, la finance, la distribution], Azcárraga [dynastrie capitaliste mexicaine], Alberto Bailleres [à la tête du conglomérat Bal, un des personnages les plus riches du Mexique] et German Larrea [PDG du groupe Mexico, un des leaders de la production de cuivre], ainsi que les puissantes transnationales opérant au Mexique, applaudissent la création de la Garde nationale pour que la violence déclenchée dans le pays depuis plus d’une décennie se calme ou du moins soit mieux contrôlée.
Pour sa part, Trump ne peut que reconnaître que le renforcement des appareils répressifs est aussi une réponse à ce qu’il a exigé d’AMLO en étalant ses simagrées, ses emportements et ses menaces scandaleuses. Et AMLO a été contraint de faire le sale boulot et d’arrêter les flux permanents de migrant·e·s venant d’Amérique centrale qui traversent le territoire mexicain pour rejoindre la frontière avec les Etats-Unis.
Une militarisation accrue
AMLO a confirmé que le commandant en chef du GN sera un militaire d’active dont l’identité ainsi que celle des membres de l’état-major général de la structure (un de l’armée, un autre de la marine et un de la police fédérale) seront publiées dans les prochains jours. Cette confirmation suscite la controverse parmi les parlementaires qui estiment que le président ne respecte pas la loi instituant la GN, qui indiquait que son commandement serait attribué à des civils (La Jornada, 06.04.2019). [Le 11 avril, AMLO a nommé le général Luis Rodríguez Bucio à la direction de la GN, un militaire qui avait fait carrière dans les services de renseignement]. Quelles que soient les affirmations décidées de la présidence, il s’avère que le GN sera une sorte d’extension des forces armées, rattachée au Secrétariat de la sécurité nationale mais contrôlée par le Secrétariat de la défense nationale (Sedena).
De cette façon, AMLO est sur le point de concrétiser les objectifs de stabilité et de paix de la réforme constitutionnelle promue par son Mouvement national de régénération (Morena), avec l’appui du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel). Cette politique «remplace» celle de la «sécurité nationale» de Felipe Calderón [président de 2006 à 2012] et Peña Nieto [président de 2012 à 2018], considérée par AMLO comme maladroite et inefficace. Cependant, ce qui se passe, c’est que la GN est en fait un produit de l’obradorisme qui suit les étapes de la politique de militarisation de la sécurité publique des présidents précédents, la surpassant dans de nombreux aspects quantitatifs et qualitatifs.
La réforme constitutionnelle approuvée est dite guidée par «l’attachement au respect des garanties fondamentales». La GN participerait dès aujourd’hui à «la sauvegarde de la liberté, de la vie, de l’intégrité et des pleins droits des personnes, en protégeant leur sécurité, leurs biens, ainsi qu’en préservant l’ordre de la paix publique, les biens et les ressources de la Nation». Pour cet ambitieux programme gouvernemental, seules les ressources répressives, celles liées aux méthodes policières et militaires, sont clairement définies. A cette fin, il y a aujourd’hui 220’000 membres de l’armée de terre, 40’000 de la marine et seront incorporés, au cours des trois prochaines années, entre 50’000 et 60’000 nouveaux militaires qui vont intégrer directement la GN. Une augmentation considérable par rapport aux 37’000 soldats que le président Calderón a incorporés en 2006. Cette militarisation croissante correspond à la tendance accentuée de la participation des forces armées aux activités de sécurité publique qui s’étend à toute l’Amérique latine (le Mexique et le Brésil sont les deux pays d’Amérique latine où la participation militaire aux gouvernements s’est renforcée au cours des vingt dernières années).
Au seuil d’une nouvelle crise politique
La question de la GN est très importante car c’est le projet phare d’AMLO, qui constitue pour lui la garantie du succès initial de son gouvernement, au risque de se contredire et de revenir sur beaucoup de ses promesses électorales. Pendant la période de gestation de la réforme constitutionnelle, qui a passé au travers du labyrinthe législatif et juridique constitutif des procédures du Congrès des Etats unis du Mexique, face aux critiques de l’opposition et même des secteurs de son propre parti, AMLO a répondu en colère et parfois ouvertement en colère: «Ne vous contentez pas de critiquer, proposez quelque chose.» Bien sûr, mais aujourd’hui, face au soutien écrasant reçu par AMLO, un délai de temps est nécessaire pour que des propositions qui contrastent avec les siennes puissent commencer à avoir plus d’écho et de crédibilité. Mais ce n’est pas la question de l’insécurité qui va être au premier rang d’une approche critique de la politique d’AMLO. Pour que l’on comprenne dans les milieux populaires les plus larges que la sécurité nationale se construira d’en bas, rue par rue, municipalité par municipalité, dans une mobilisation sociale indépendante et démocratique – évidemment sans la participation hégémonique des forces armées répressives –, il faudra que du temps passe.
Entre-temps, bien que le triomphe électoral incontestablement écrasant d’AMLO lui donne une très large marge de manœuvre, qui se reflète dans les pourcentages élevés d’approbation dans les sondages, des fissures et des contradictions significatives ont commencé à apparaître dans ce soutien social et politique. La première a trait à la manière brutale dont AMLO a agi en imposant le Projet Intégral de Morelos (la centrale thermoélectrique de Huexca) qui englobe les villes de Puebla, Morelos et l’Etat du Mexique. Dans sa campagne électorale, il avait promis d’opposer son veto à un tel projet qui affecte l’approvisionnement en eau de toute la région. Toutefois, aujourd’hui, il en fait cyniquement la promotion en s’attaquant à ceux qui s’y opposent, même comme provocateurs. Ces gens ont voté massivement pour lui et pourtant AMLO a fait preuve d’une vulgarité et d’un manque total de sensibilité lorsque son principal dirigeant a été assassiné peu après le 1er décembre dernier.
Quelque chose de similaire est en train de se produire avec la promotion d’une étude «sur mesure» qui est en préparation pour construire le train maya à Tabasco, Campeche, Yucatán et Quintana Roo et le projet Transismic à Veracruz et Oaxaca. Les secteurs indigènes et métis principalement affectés par ces projets sont ceux regroupés autour du Congrès National Indigène et du Réseau National des Peuples et Communautés, une large coalition profondément influencée par l’EZLN. Certes, la politique de l’EZLN à l’égard d’AMLO a été caractérisée par un ultimatisme sectaire qui, au lieu de l’aider à affaiblir l’encerclement gouvernemental par les pouvoirs traditions, a renforcé son isolement face aux grandes concentrations urbaines du centre et du nord du pays. Néanmoins, l’énorme prestige dont l’EZLN continue de jouir auprès de nombreux secteurs populaires en fait une référence incontestable à l’embryon d’une opposition anticapitaliste massive.
C’est précisément le message, clairement et sans équivoque anticapitaliste, que le vieux patriarche intellectuel de la gauche nationale et du socialisme traditionnel, étroitement lié depuis 1994 à l’EZLN, le sociologue et ancien recteur de l’UNAM, Pablo González Casanova, a lancé dans son récent manifeste intitulé «Où va le Mexique?». Dans les dernières lignes de son manifeste, il affirme:
«Il est vrai qu’à la surprise de beaucoup, la restructuration du pouvoir au même titre que son exercice du pouvoir […] ont plus à voir avec le néolibéralisme populiste dans ses explications et dans ses réformes ou projets de réforme institutionnelle. Et il n’est pas exagéré d’affirmer que ces réformes sont d’ordre néolibéral dans la mesure où elles donnent plus d’importance à la corruption qu’au capitalisme comme cause de l’immense inégalité et des menaces d’écocide avec leurs projets mortels, à la fois isolés des besoins de la population et dont l’origine renvoie à la corruption et non au mode de domination et d’accumulation mû par la maximisation du pouvoir et de la richesse du capitalisme. Dans leur immense majorité, les mesures que l’exécutif prend pour le développement des politiques mortifères à l’échelle micro à macro conduisent à un désastre pour la vie sur Terre.» (La Jornada, 07.04.2019)
Dans d’autres milieux, plus liés au mouvement ouvrier organisé, celui des enseignants indépendants de la Coordination Nationale des Travailleurs de l’Education (CNTE), qui dans leur écrasante majorité ont voté pour AMLO, ces derniers se sont heurtés au mur de l’intransigeance d’AMLO, qui est plus porté à maintenir la «réforme éducative» de Peña Nieto, conçue selon le mode de fonctionnement de grandes entreprises, qu’à tenir ses promesses de retirer cette réforme tel qu’il l’avait dit aux enseignants rebelles pendant la campagne électorale.
Et les vents contraires commencent à souffler venant de directions inattendues ou simplement parmi des secteurs jusqu’ici silencieux. Ainsi, les travailleuses et les travailleurs des maquiladoras [entreprises de montage], propriété de groupes américains, japonais, coréens du Sud, etc. – qui se sont implantées au cours des trois dernières décennies comme des champignons le long de la frontière nord de Tijuana à Matamoros –, ont commencé à faire grève. Certains pour la première fois dans leur histoire de travailleurs surexploités (surtout des femmes) [voir à ce propos l’article publié sur ce site en date du 9 avril 2019, intitulé «Printemps ouvrier ou Mexique?»].
En février et mars, des milliers de travailleurs et de travailleuses se sont mis en grève, principalement à Matamoros, et les nouveaux secrétaires d’Etat du gouvernement d’AMLO ont été jugés maladroits et inefficaces dans leur façon d’aborder ces conflits. Un processus plein de potentiel a également lieu ici parce que le leader des métallurgistes Napoléon Gómez Urrutia, sénateur de Morena, prépare la fondation d’une nouvelle centrale syndicale, qui provoque déjà controverse et friction avec l’un des secteurs les plus réactionnaires et contre-révolutionnaires hérités de l’ancien empire PRI: le «charrisme» [structure syndicale jaune, collaborant avec le gouvernement du PRI] syndical.
Ainsi, au cours des cent premiers jours et au plus fort du gouvernement d’AMLO, commencent à se dessiner des lignes de fractures et de conflits, certes que potentielles dans leur ampleur, étant donné la situation politique privilégiée dont jouit un président arrivé au Palais national avec un soutien social colossal. (Mexico, le 8 avril 2019; traduction A l’Encontre)
Manuel Aguilar est historien, auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire mexicaine contemporaine.