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Lordon: Invasion de la charité privée
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.monde-diplomatique.fr/2006/04/LORDON/13372
Article d'avril 2006... plus que jamais d'actualité !
Par Frédéric Lordon
Une annonce récente parmi tant d’autres : la restauration de la première partie de la galerie des Glaces à Versailles est achevée. On la doit à la générosité de l’entreprise de travaux publics Vinci. Son directeur de la communication explique à France 2 que sa société est fière d’avoir « offert » à la nation l’entretien de son patrimoine (1). Rien de plus n’est dit, mais tout le monde comprend : l’Etat est au choix démissionnaire ou financièrement incapable, les entreprises sont citoyennes, au surplus elles ont les moyens ; les capitalistes ne sont pas émus que par les dividendes – par la culture aussi.
Il y a plusieurs manières de considérer cette tendance munificente du capital, certes pas tout à fait neuve, mais d’ampleur croissante. On peut y voir les compétitions de philanthropie ostentatoire ou les manœuvres de légitimation de fortunes faites dans des conditions plus ou moins avouables (2). Mais ces opérations, quoique encore ponctuelles en France, dessinent un horizon beaucoup plus général, une nouvelle frontière libérale dont la cohérence s’annonce autrement radicale que tout ce que le libéralisme a pu montrer jusqu’à présent. Comme toujours, il suffit de tourner le regard vers l’autre côté de l’Atlantique pour en avoir une préfiguration déjà parlante, à ceci près que, même là-bas, le modèle en est encore au seul stade de la pratique, et qu’il faudra probablement le passage à l’étape « doctrinale » pour lui donner l’impulsion décisive vers sa réalisation complète. Or il est possible qu’il y ait avantage à devancer les doctrinaires libéraux dans leur effort. Exprimer avant eux ce qu’ils ne tarderont pas de toute façon à dire eux-mêmes est moins leur prêter assistance que désamorcer par anticipation l’effet de surprise intellectuelle.
Les chaires d’université portent le nom des industriels qui les financent, les banques d’affaires sponsorisent les expositions, des fortunes privées soutiennent la recherche médicale... Il faut saisir la cohérence d’ensemble que dessine de manière pointilliste cette multiplicité d’initiatives séparées : tous les domaines de l’action publique sont potentiellement candidats à l’envahissement par la charité privée. Mais alors, s’il en est ainsi, quelle raison d’être reste-t-il à l’Etat ? Poser la question sur fond de paysage charitable généralisé, c’est y répondre. C’est bien ce que diront – et ce que disent déjà – les libéraux : l’Etat n’est plus seulement importun et inefficace, il est inutile.
C’est ici que commencera l’effort doctrinal, avec pour projet d’appeler à penser l’ordre politique de l’action collective sur le même modèle que l’ordre économique du marché, à savoir comme ordre décentralisé. La défaite historique du socialisme a favorisé l’idée qu’une économie ne saurait être organisée depuis un centre unique. La force du marché, répète de longue date le dogme néoclassique, consiste à ne requérir aucune instance de coordination centrale et à laisser les agents à leurs seules décisions privées, sans pour autant qu’il en résulte du chaos : le mécanisme impersonnel des prix se charge d’ajuster ces myriades d’offres et de demandes individuelles. La multiplicité des constructions sociales qui coordonnent de fait les agents économiques – le droit, la monnaie, les règlements..., l’Etat ! –, et sans lesquelles le capitalisme ne saurait fonctionner, n’empêche pas un instant les libéraux de croire au marché comme horloge autorégulée, pure collection d’individus promis à l’harmonie marchande spontanée pourvu que personne ne se mêle « d’en haut » de leurs petites affaires.
Or, puisque l’ordre décentralisé a fait ses preuves dans le domaine économique sous la figure du « marché », disent déjà certains, pourquoi ne pas en finir avec l’Etat, « centre » nécessairement malvenu dans une philosophie sociale qui ne veut connaître que les individus séparés et leurs libres interactions ? Pourquoi la vie collective devrait-elle être organisée par un pouvoir central, les transferts financiers passer par un impôt autoritaire et spoliateur ? Le Gosplan a échoué comme opérateur économique ; l’Etat n’est-il pas en train d’échouer comme opérateur politique, et sa « faillite » financière ne l’atteste-t-il pas déjà ?
Mais, au fait, une fois l’Etat disparu, et l’ordre politique pareil au marché, quel motif convaincra les agents privés de s’engager dans le financement des besoins collectifs ? La réponse américaine est déjà prête : c’est la morale. A l’unicité totalitaire du circuit financier de l’Etat fiscal se substituera la prolifération des transferts caritatifs privés, chacun étant bien mieux placé que la puissance publique pour savoir à qui et à quelle cause il entend donner, comme il était mieux placé pour savoir ce qu’il voulait offrir et demander sur le marché. Ce que faisait faire de mauvais gré la coercition de l’impôt, le libre élan charitable le prendra désormais en charge.
Qui peut assurer, dans cette nouvelle configuration, que sera satisfaite la variété des besoins collectifs ? La doctrine libérale répondra que les choix de donation sont souvent le reflet d’une sensibilité particulière du donateur, développée à l’occasion d’une expérience personnelle : ceux qui ont eu à souffrir des accidents de la route donnent à la prévention routière, de telle maladie à la recherche médicale spécialisée, etc. C’est donc, poursuivra la doctrine, la diversité des expériences qui garantira l’harmonieuse répartition de l’effort charitable global. L’impulsion générale de la morale, supposée uniformément partagée, et la « variété naturelle des sensibilités » joueront ensemble dans l’ordre politique décentralisé le même rôle d’harmonisation spontanée que le système des prix dans l’ordre du marché. Mais la « variété des sensibilités » de qui, au juste ? Des donateurs potentiels significatifs – les plus fortunés. Diversité assez restreinte à vrai dire, celle d’un isolat social qui saura sans doute s’émouvoir pour la haute culture ou déplorer les ravages des mines antipersonnel, mais qui, passé « naturellement » et sans problème, c’est-à-dire sans problématisation, par les grandes universités, pensera peut-être plus difficilement au financement des écoles de quartier, pour ne rien dire de l’aide aux chômeurs – responsables de leur sort.
Il ne faut pas s’y tromper : remettre ainsi aux agents privés le soin de se faire les opérateurs de l’action collective est autrement plus radical que ne l’est une simple stratégie de privatisations et de concessions de services publics. C’est une extinction pure et simple de l’idée d’action publique, et peut-être même de la catégorie du politique, entièrement dissoute dans la morale du transfert charitable. De ce point de vue, il y a là une fracture dans l’unité du projet moderne, entendu comme visée simultanée de l’autonomie individuelle et de l’autonomie collective. Si la dynamique historique de la modernité a porté un idéal d’émancipation des individus des liens de la tradition et des assignations coutumières, elle a également formulé l’objectif d’une maîtrise par les hommes de leur destinée commune, laquelle suppose alors un lieu central de la délibération politique. Or l’idée d’un ordre politique décentralisé en est la négation même ; la collectivité n’y existe plus que sous la forme inférieure de l’agrégation. Le destin « collectif » n’est plus ni désiré ni discuté par personne. C’est bien de cette non-intentionnalité que se félicitent les apôtres du marché pur et parfait, sans voir que son extension à l’ordre politique détruirait ipso facto l’idée moderne du gouvernement, du corps politique par lui-même. Après une alliance de plusieurs siècles, la pensée économique individualiste du marché évincerait la philosophie politique des Lumières, avec laquelle elle aura eu un long compagnonnage, mais qui a fini par lui faire obstacle à force de s’accrocher ainsi à l’idée de l’autodétermination collective – le marché, lui, a horreur du collectif et ne veut voir que des individus.
Tout se tient : l’évanouissement du politique comme pratique collective, supposant par construction un degré minimal de centralisation, abandonne le terrain à la morale individuelle, seule forme de régulation sociale tolérée par le libéralisme. Des lois pour personne, de l’éthique pour tout le monde ! On peut sans doute mesurer les progrès du libéralisme à ceux du moralisme généralisé, substitué de plus en plus à l’action de l’Etat social réputé totalitaire, même si, par un paradoxe typique du libéralisme, seul l’Etat policier-carcéral échappe à ce glissement de terrain et n’a aucune inquiétude à se faire ; le noyau dur résistant de l’Etat, une fois tout le reste enlevé, ce sera lui : s’il est une chose que les plus riches continueront d’accepter de financer de leurs impôts, ce sera le maintien de leur ordre. Pour le reste, la morale fera l’affaire. Transformer la politique publique en moralisme ploutocratique, et prononcer ainsi la dissolution définitive de l’Etat social, voilà peut-être la nouvelle – l’ultime – frontière libérale.
Frédéric Lordon
Economiste, auteur de La Crise de trop. Reconstruction d’un monde failli, Fayard, 2009.
(1) Journal de 13 heures, France 2, 19 décembre 2005.
(2) Lire Nicolas Guilhot, Financiers, philanthropes, Raisons d’agir, Paris, 2004.