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Face aux trottinettes électriques, le piéton devient une espèce menacée
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https://reporterre.net/Face-aux-trottinettes-electriques-le-pieton-devient-une-espece-menacee
Les transports motorisés, « nouveaux petits dinosaures du quotidien » empoisonnent la vie des passants. Pour ne pas qu’ils conquièrent les territoires urbains, contre l’automobile a jadis conquis la chaussée, l’auteur de cette tribune appelle à stopper cet « engrenage nocif ». Et fait l’éloge des piétons.
Laurent Castaignède est ingénieur de l’École centrale Paris, fondateur du bureau d’études BCO2 Ingénierie (www.bco2.fr) et auteur de Airvore ou la face obscure des transports, écosociété, 2018.
Le piéton sera-il l’une des prochaines victimes de l’effondrement de la biodiversité, menacé par la prolifération d’espèces invasives, telles les trottinettes, sur son pré carré : le trottoir ? La restriction progressive de l’espace vital du passant, déjà mis à mal dans les campagnes par la disparition de multiples chemins ruraux, pourrait contribuer à sa mutation vers l’homo motorus, individu systématiquement équipé sur la voie publique d’un exosquelette roulant motorisé (bientôt volant, promettent les inconditionnels de la technologie).
Un petit retour historique est éclairant car l’expérimentation de la motorisation des trottoirs n’est pas nouvelle. Dès 1900 à Paris fut installé, tout autour du site de l’exposition universelle, un trottoir mobile de trois kilomètres de long perché sur une passerelle, dénommé pompeusement « rue de l’avenir ».
La chaussée est devenue en quelques décennies le territoire presque exclusif de l’automobile
Très vite ensuite s’opéra dans la jurisprudence un renversement notable des responsabilités à l’encontre des passants (et aussi des chevaux) : la cour d’appel de Bruxelles débouta un piéton gravement accidenté, arguant qu’il aurait dû prendre ses précautions, étant donné qu’il est « plus facile pour lui de se dérober aux obstacles que pour un conducteur » [1]]. La chaussée devint alors, en l’espace de quelques décennies, le territoire presque exclusif de l’automobile, donc de l’automobiliste. La définition du passant évolua de pair, ainsi que l’indique le dramaturge Sacha Guitry : « Le piéton, en vérité, c’est l’individu dont la fonction naturelle est d’empoisonner la vie de ceux qui possèdent des automobiles [2]. » Ce même piéton est-il de nouveau en train d’évoluer pour empoisonner également celle des adeptes des micro-engins urbains ?
Certains de ces nouveaux moyens de locomotion individuels urbains motorisés nous sont présentés comme parfaitement « écologiques », donc « dans le vent », mais comme dans le cas de tout nouveau concept de véhicule, fort de nos deux siècles d’expérience du sujet en terme de pollution induite de l’air par les transports, il est important de poser d’emblée les questions qui fâchent : quel est l’impact de leur fabrication, se substituent-ils ou s’additionnent-ils à d’autres moyens existants de déplacements, quel mode de production d’énergie les abreuve, allongent-ils les distances parcourues des déplacements qu’ils suscitent et, enfin, quel sera leur destin en fin de vie ?
Nous voilà vite renvoyés vers des considérations sur la disponibilité des métaux, sur notre capacité à installer suffisamment de moyens supplémentaires de production d’énergie renouvelable, sur l’étalement urbain et le traitement des déchets. Combien de ces engins se substitueront-ils à la marche ou bien, s’ils conduisent à allonger les trajets, au bon vieux vélo ? La multi-modalité bon marché est-elle un progrès ou une dépendance ? Sans recul pour juger d’emblée leur efficacité globale, il est a minima permis de douter des prétendues vertus de l’électrification de la micro-mobilité individuelle...
Luttons contre la conquête des territoires urbains par les transports motorisés
Faut-il d’urgence adapter l’urbanisme à cette intrusion hégémonique, comme dans le cas de l’automobile ? Doit-on bientôt équiper chaque porte d’entrée ou portail débouchant sur un trottoir d’un petit feu de signalisation détectant l’approche d’un engin ? Faut-il protéger le piéton en l’affublant d’un casque équipé de rétroviseurs connectés, de coudières clignotantes et d’un catadioptre sur l’arrière-train ? Faut-il prendre des mesures conservatoires de sauvegarde de l’espèce en interdisant drastiquement tout engin motorisé dans les allées des zoos, afin que l’on permette sa parfaite observation « en milieu naturel » ? [3]
Sans sombrer dans le fatalisme d’une nouvelle adaptation imposée au passant, il conviendrait plutôt d’urgence d’atténuer les nuisances dues à la poursuite de la conquête des territoires urbains par ces nouveaux petits dinosaures du quotidien que sont devenus les transports motorisés. Cela nécessiterait d’inverser le sens de la chute des dominos qui ont conduit l’automobile (et les poids lourds) à exclure les bicyclettes (et les tramways) de la chaussée principale, renvoyant les survivants sur des pistes dédiées, phénomène qui se développe actuellement avec les trottinettes. Retourner cet engrenage nocif consisterait d’abord à exclure des voies publiques les véhicules inutilement gros, tempérer et assainir les motorisations, alléger les carrosseries, les renchérir, pour in fine que les usages conviviaux redeviennent la norme, dans les esprits comme dans les usages… Vaste programme !
[1] [Pierre Souvestre, La jurisprudence, Histoire de l’automobile, Paris, Éditions H. Dunod et E. Pinat, 1907
[2] [Sacha Guitry, Le piéton, le Monde Illustré, hors-série du 2 octobre 1937
[3] Le terme « on » inclut les autres espèces animales, jusqu’au singe posté devant sa grille.