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Raphael Enthoven, le maître causeur

Lien publiée le 18 avril 2019

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http://www.critiquedelacritique.fr/index.php/2019/04/18/raphael-enthoven-le-maitre-causeur/

Raphael Enthoven, Le maître causeur

(ou l’œuf mi Mollat)

« Mais il est toujours amusant à Paris, de voir naître un nouveau snobisme »

François Nourissier, « Les philosophes à Rolland-Garros », 5 juin 1977.

  • 18 heures, hier soir, chez le marchand de livres Denis Mollat qui viendra en personne recevoir le causeur avant la causerie. Une majorité de femmes dans ce parterre poivre et sel. Un rang derrière : « le voilà, en plus il est beau, il a tout pour lui. » Les dames se pâment, elles glougloutent, c’est qu’elles sont venues voir le médiatique. Celle qui lui tend le micro sur l’estrade commence par rappeler que le livre (lequel ? aucune importance, mon ami, profite d’abord du spectacle le reste va venir) est étonnement drôle. Le causeur tout sourire : « je ne pensais pas que mon livre puisse être drôle ». La salle glousse, l’ambiance est bonne, offerte à la pénétration du verbe. Oignons donc ensemble ces toutes dernières « morales provisoires ». 
  • La speakerine, mal formée comme elles le sont toutes, condition du métier, surabonde en obséquiosités ; ça dégouline un peu au-delà de l’estrade. Épongez mesdames, on patauge. La mauvaise messe commence comme la venue de l’ange, tombé du ciel. Pourquoi, justement aujourd’hui, écrire des « morales provisoires » ? Faire référence à cette formule qui était aussi celle, en 1977, d’un dénommé Bernard-Henri ? Que vaut un livre qui n’est autre que le compactage de chroniques radiophoniques ? Quel est le statut de ce discours, supposé philosophique, qui active plus les glandes que la jugeote ? Y a-t-il un problème d’ensemble ? Un système de pensée ? Des objets réels soumis aux jugements sur lesquels nous pourrions confronter nos évaluations ? Ces bonnes questions ne font pas sens dans un tel contexte promotionnel. Elles introduiraient de fait un décentrement vis-à-vis du causeur, une relativisation de l’immaculée conceptualisation, un effort de pensée peu propice au commerce de l’ange un peu passé, la seule finalité de ce dispositif en carton pâte.
  • Pour un esprit formé et au travail, écouter le maître causeur à 18h chez Mollat est une épreuve stoïcienne. Il y a une dizaine d’années, j’aurais provoqué le petit scandale, jouant dans ce théâtre des vanités le rôle du bouffon agitateur que le public aime détester. Sans lui, hélas, la soupe est forcément plus tiède. Elle le fut. Quelques minutes avant l’épreuve, j’ai pourtant feuilleté le dernier volume, celui à vingt-et-un euros aux Presses de l’observatoire, une maison d’édition machine de guerre récente qui fait dans le people. Impossible de retenir quoi que ce soit de cette succession de petits chapitres, de moignons. Le plaisir de faire des phrases l’emporte trop souvent sur l’ordre des raisons.
  • Au fond, peu importe l’objet, ce n’est pas à cela que sert le maître causeur. Sa réussite est de nous inviter, par une séduction assez sale pour celui qui ne perd pas de vue la logique du propos, à penser à côté. Les thèmes, des marottes médiatiques, sont l’occasion d’un discours convenu, trémolos et grands gestes, sur l’anti-racisme, le féminisme, la démocratie etc. Un propos suffisamment général pour ne pas se risquer sur l’écueil du réel. Une causerie qui raffole des pseudo-contradicteurs, des invectives confuses que le hâbleur compile pour faire valoir sur elles et à peu de frais l’ampleur de sa lucidité. On s’accorde ici ou là sur quelques évidences. La superdoxa n’est pas toujours à jeter. Elle remplit son office quand le temps manque pour en faire la genèse.

Le maître causeur ne pense pas des problèmes, il dit ce qu’il faut penser de ceux qui font problème.

  • Il se veut maître des consciences tout en se retirant le droit de prescrire aux autres les fruits mûrs de son « intranquillité ». Il est maître de sagesse, juge des bons points et des arguments vicieux. Il capitalise sur le sens commun qu’il auréole d’un supplément de culture (Proust, Céline, mais le bon) comme on dépose un coulis frais sur une génoise encore tiède. « Soral est une bête », le propos glisse comme une pelle à tarte. Qui en veut encore ? Les dames hochent la tête. L’une d’elle, émue, tient enfin son micro. « Vous êtes beau et vous avez quelque chose à dire aux femmes. Que doivent-elles faire ? » Le mondain est une éducation et un dressage, le maintien par ceux qui veulent en être de ceux qui comptent. Quand il s’associe au marché du désir et de la pseudo-transgression, il soutient le consensus économique. Prendre le micro à son tour ? Invectiver le maître causeur ? Casser l’ambiance ? C’est une option qui n’est jamais à exclure a priori, pourvu que l’action ne soit pas sans gaieté.
  • Pourtant, hier en fin d’après-midi, le cœur n’était pas à l’ouvrage. Nous avions (à deux le pensum est tout de même plus léger) le sentiment d’être au chevet d’un grand malade. Je ne parle pas ici du maître causeur, dont la névrose de séduction en vaut peut-être une autre, mais de l’esprit critique, exténué, dévitalisé, sans puissance. Une immense dépression de l’être au service d’un marché de pacotille, une usure terminale qu’entrevoyait déjà son père, Jean-Paul Enthoven en 1977.
  • Il aurait fallu rappeler (mais l’affligeant spectacle faisait à lui seule une totalité harmonieuse) ses propos pour expliquer clairement où nous en étions en 2019. Jean-Paul Enthoven fut en effet un des premiers, dans les colonnes du Nouvel Observateur, à soutenir le livre de Bernard-Henri, La barbarie à visage humain, et sa morale provisoireUn soutien qui prit la forme d’un appel à la sagesse et à la lucidité : « le plus sage est de hâter la lucidité publique et de ne plus se payer les uns les autres avec de la monnaie de singe. » La monnaie dont il est question se sont évidemment les idéologies politiques, marxistes en premier chef, mais pas seulement. « Cela passe peut-être, ajoute le père du maître causeur, « par une critique de ce socialisme porteur d’espérance et de foi, et qui, à force de se heurter à l’histoire, s’est confondu avec la somme des illusions que ce livre dénonce. » Dénoncer ne veut surtout pas dire opposer une idéologie à une autre. Le causeur médiatique, fils du père, est beaucoup trop « intranquille » pour se satisfaire d’une telle rigidité dogmatique. Ce sera donc, comme il y a quarante ans,« morales provisoires ». Reste la chute : « la critique devient un genre recommandé. Ce livre a le mérite de nous attendre là où nous risquons bien d’arriver. Essoufflés. » Quarante-deux ans après, nous ne sommes pas simplement essoufflés mais exténués.
  • La ligne d’arrivée déjà loin, nous nous retournons pour mesurer l’ampleur du piétinement et de la stérilité. Sous couvert de lucidité, les fils et filles de la génération du père Enthoven, revenue d’elle-même, servent depuis longtemps déjà une soupe insipide à des oreilles encirées. Quelle révolte de l’esprit peut naître d’une telle sauce ? Aucune. C’est aussi à cela que servent les maîtres causeurs : ils sont, sous couvert d’animation culturelle bon ton, les thanatopracteurs d’un ordre social qui ne saurait les desservir. Le public ébahi apprend d’ailleurs que le causeur a quitté France culture pour Europe 1 pour des raisons de pension alimentaire, « mieux payé » dit-il. Rire dans la salle, on est bien.
  • La seule question à poser serait celle-ci : qu’est-ce qui peut mouvoir encore le maître causeur dans ce bouillon qu’il qualifie lui-même de « démocratie fatiguée », sans réfléchir d’ailleurs sérieusement à la raison de cette supposée « fatigue ». Bernard-Henri, Jean-Paul, André avaient pour eux, à la fin des années 70, la volonté, non dénuée de visée publicitaire, de révoquer les maîtres penseurs tenus pour « les vrais fourriers de la thanatocratie ». Mais le maître causeur ? Que révoque-t-il lui qui accepte tout pour une pension, pour un dîner en ville avec Denis et une bonne place à Roland-Garros (allusion au texte drolatique de François Nourissier publié dans le Figaro-Dimanche, le 5 juin 1977, « Les philosophes à Roland-Garros »). Peut-être le sentiment d’en être, de participer aux bruits du monde tout en préservant sa belle âme des jugements vulgaires. Peut-être.
  • Le maître causeur confia à l’assemblée que sa réussite était toujours de serrer la main d’un adversaire après un débat cordial, de transformer l’animosité en respect mutuel : finalement, nous ne sommes pas si différents. Peut-être est-ce cela qu’il manque pour assurer à tous une place au paradis de la causerie, à cette eschatologie de la liberté « au-dessus de tout » dans les succursales feutrées et demi-molles du marché tempéré : une poignée de main collective et un clignement d’oeil. C’est peut-être pour cette raison aussi que nous nous sommes refusés le petit scandale hier soir, comme l’on se tait en face d’un malade à son chevet.
  • Nous voilà, mes amis, gouvernés par cette faiblesse terminale, cet épuisement qui faisait passer hier Emmanuel Macron pour un philosophe et Raphael Enthoven pour un maître à qui l’on demande la vérité de son petit monde. Nous sommes en face de spectres adulés par un public amnésique de demi-instruits et de rombières alanguies. Ce petit monde trafique le langage, glisse d’une allusion à l’autre, se paye le discours de sa confirmation. Il est pénible de devoir cartographier de telles ombres insaisissables. Ce problème est pourtant essentiel dans la cité. Réellement politique.
  • Parce qu’il prétend à tout et à n’importe quoi, le maître causeur prétend aussi juger en échappant aux jugements. Quel discours lui adresser encore ? Quelle forme de verticalité peut-on encore lui opposer lui qui excelle dans l’art de cirer les sols et de se fondre dans la tapisserie ? De toute évidence, les soixante-cinq « intellectuels » (il faudrait faire le tri) se sont laissés duper par un autre maître causeur il y a peu. Les maîtres causeurs, philosophes, un must en France, n’ont, en dépit de leurs faiblesses, de cette grande maladie du temps qu’ils traînent de salle en salle, aucune force en face. C’est cette puissance d’opposition à restaurer qui conditionnera en retour un sursaut politique. Ou pas.