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Gilets jaunes, cinq mois après : insurrection urbaine, démocratie diffuse, contre-pouvoir social

Gilets-jaunes

Lien publiée le 20 avril 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.platenqmil.com/blog/2019/04/12/gilets-jaunes-cinq-mois-apres--insurrection-urbaine-democratie-diffuse-contre-pouvoir-social

Nous publions une analyse de fond du mouvement des GJ, qui essaye de faire le point après cinq mois de mobilisation, dans un moment de passage délicat de cette longue séquence de lutte. Après avoir pris en considération les éléments épars qui ont fait de la mi-mars un moment particulièrement fort de l'affrontement social en cours (pt. 0), l'article revient sur les transformation des formes d'organisation qui ont eu lieu entre janvier et l'acte XVIII (pt. 1), pour analyser ensuite la réponse étatique et gouvernementale qui en est suivie (pt. 2). Le coeur du texte (pt. 3) consiste à examiner les phénomènes saillants des GJ, notamment la rédéfinition du binôme grève/blocage (pt. 3.1), l'articulation entre lutte économique et lutte politique (pt. 3.2) et la centralité des enjeux démocratiques, à savoir la critique de Macron (pt. 3.3.1), l'importance du RIC (pt. 3.3.2) et l'hypothèse de Commercy/St. Nazaire (pt. 3.3.3). L'éditorial se conclut (pt. 4) en esquissant quelques perspectives à venir, dont dépendra le futur du mouvement des GJ.

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0. Point de basculement ?

Le mouvement des GJ s'approche désormais de son cinquième mois d'existence, dont le début a coïncidé avec la conclusion du soi-disant « grand débat national ». Ce moment a inauguré le lancement de la campagne pour les élections européennes du 26 mai 2019, avec son cortège de détournements méprisants du petit peuple dont les classes dominantes possèdent le secret. Il s'agit d'un point de passage important dans la séquence sociale et politique en cours : d'un côté le gouvernement a dit avoir fait œuvre d'ouverture à l'égard de la citoyenneté et de la société civile ; de l'autre, loi anti-casseur à l'appui, il se sent davantage légitimé à radicaliser la répression de celles et ceux qui s'obstinent à manifester dans les rues : le discours de lundi 18 mars du Premier ministre Philippe et le remplacement de l'ancien préfet de Paris par Lallement le montrent bien ! C'est pourquoi, parmi les GJ, certain.es ont identifié avec intelligence tactique la mi-mars comme une date à investir. La France en colère !!! a appelé à intensifier les initiatives pour les weekends du 8-10, 15-17 et 22-24 mars, alors que d'autres GJ ont invité tout le monde à converger sur Paris samedi 16 mars pour poser un ultimatum à Macron&consorts et faire de l'acte XVIII un moment mémorable. Comme cela a bel et bien été le cas. Toujours samedi 16 mars ont eu lieu deux autres événements – prévus de longue date – qui se sont articulés de manière significative avec les revendications des GJ, en provoquant des contaminations intéressantes : la marche pour la solidarité avec les familles des victimes de violences policières et la marche globale contre le réchauffement climatique. De son côté, la CGT aussi, décidément extérieure à la dynamique et aux contenus de la mobilisation, après les échecs du 14 décembre et du 5 février derniers a proposé pour mardi 19 mars une troisième journée nationale d'action, qui n'a pas véritablement dépassé l'annonce politicienne séparée des réalités sociales et militantes. Alors que – facteur très prometteur – vendredi 15 mars, 50.000 élèves et étudiant.es ont envahi les rues de Paris, en pratiquant une « grève écologique » dont la résonance transnationale est en ligne avec la portée systémique, tant structurelle que globale, de la question écologique.

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1. Antécédents

1.1 Manifestations

Entre-temps, en région parisienne le mouvement des GJ a connu des transformations d'ampleur, concernant les pratiques autant que les formes d'organisation. Si vers la mi-janvier les manifs déclarées et les services d'ordre comptant dans leurs rangs des néo-fascistes bien connus pouvaient faire craindre une normalisation à droite du mouvement, les GJ ont su réagir et s’en libérer par eux-mêmes, en marginalisant dans les groupes et lors des manifs les tendances confusionnistes et complotistes, proches de la fachosphère : « on a fait le ménage chez nous ! », comme on l'a souvent entendu dire dans les assemblées locales en région parisienne. Après ce changement de phase dans les rapports de force, les samedis de manifestation ont tout de même été caractérisés par des cortèges combatifs réunissants régulièrement des dizaines de milliers de GJ. Une telle dynamique a bien évidemment connu lors du désormais fameux acte XVIII son apogée, avec les Champs Elysées – une fois de plus – transformés en plus belle avenue du monde : pendant cette après-midi émeutière, où le jaune des gilets et le noir des k-ways se sont soutenus réciproquement, toutes les vitrines et les magasins qu'incarnent matériellement le grand capital ont été dévastés, alors que les manifestant.es de tous bords présent.es sur place ont défendu et appuyé des actions offensives... très offensives [1] !

Compte-tenu de l’envergure de l'événement, les GJ ont spontanément décidé de ne pas reproduire des appels nationaux pour un certain moment (le 13 avril à Toulouse, le 20 avril et le 1er mai à Paris) et de revenir à nouveau sur les territoires locaux, où les pratiques du blocage et de la démocratie trouvent leur terrain d'expression.

1.2 Blocages

Pour ce qui est des blocages, on a assisté non seulement à une démultiplication des initiatives, mais aussi au déplacement des lieux ciblés ainsi qu’à des connexions prometteuses en termes d'alliances et de subjectivations politiques. En fait, à part des barrages filtrants les lundis soirs à Rungis, à Paris et dans sa proche banlieue jusqu'à la mi-décembre les GJ n'étaient pas parvenus à créer une dynamique de blocage pendant la semaine. C'est surtout à partir du mois de janvier que les blocages ont commencé à s'enchainer de façon régulière, en visant bien évidemment les ronds-points et les péages, mais aussi les portails des usines et des entrepôts, des plateformes ou des zones logistiques, des ports et des aéroports, voire les nœuds de la circulation qui amènent à La Défense, ce lieux sacré du pouvoir économique et financier. Cette rencontre entre gilets jaunes et gilets rouges – qui reste partielle et à renforcer – offre un terrain politique fructueux en termes de discussions, d'organisation et d'actions. Et si elle n'a pu s'effectuer que tardivement en région francilienne, cela est dû au fait que le mouvement n'a réussi à s'implanter dans certains quartiers parisiens et dans plusieurs villes limitrophes qu'avec un certain retard par rapport à ce que l'on avait vu ailleurs.

Or, un des points névralgiques des discussions qui ont notamment eu lieu à l'assemblée des assemblées de St-Nazaire le weekend dernier a justement consisté à relancer les blocages, en appelant tous les GJ de France à « une semaine d'actions » pour la fin avril/le début mai.

1.3 Assemblées locales

C'est pendant les vacances de Noël et dans les semaines suivantes que plusieurs assemblées populaires se sont installées à Paris et dans sa ceinture : Belleville, XIIIème et XVIIIème arrondissement, Champigny, Gennevilliers, Ile St. Denis, Ivry, La Courneuve, Montreuil, Pantin, Pierrefitte-sur-Seine, Plaine St. Denis, Rungis, Vitry, etc. Ces espaces, qui peuvent réunir une fois par semaine plusieurs dizaines de GJ [2], se sont vite constitués en noyaux de confrontation et d'auto-organisation, en devenant des milieux d'échange pour affiner les perspectives politiques et enrichir les pratiques. C'est ici que l'on retrouve le cœur même des GJ ; c'est ici qui se construisent les liens de solidarité et que s'exerce l'intelligence collective. Et c'est toujours ici que la pratique de l’horizontalité, le désir de re-territorialiser la politique et la volonté de s'engager activement par soi-même débouchent sur des propositions concrètes de différentes natures : planification d'actions le long de la semaine, modalités collectives pour descendre dans la rue les samedis, rédaction d'appels ou de textes et, surtout, nouage de relations interpersonnelles – ce tissu de sociabilité qui alimente la cohésion du groupe et approfondit les processus de subjectivation. Comme la rencontre récente de St-Nazaire (avec ses 230 assemblées et 800 participants) l'a démontré une fois de plus, l'expérimentation et la réinvention de la démocratie représentent un des enjeux principaux du mouvement des GJ.

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2. Contre-mesures étatiques

Face à une telle résolution éhontée, qui inquiète tuteurs de l'ordre et adeptes du capital, un gouvernement de plus en plus aux abois n'est pas en reste. Il s'est appliqué de la façon la plus zélée à (tenter de) dompter la révolte. Et pour remplir sa mission répressive, il en est arrivé à combiner des techniques carrément autoritaires avec des remèdes simplement abjects : quand la pratique de l'objectif va de pair avec le cynisme le plus immonde ! Vu que les forces sociales et politiques qui s'identifient à Macron n'ont pas la moindre intention de concéder quoi que ce soit, un ensemble de faits récents laisse entrevoir des scénarios très sombres pour les mois à venir. Si, en effet, la dérive sécuritaire des régimes néolibéraux ne peut surprendre que les naÏfs qui croient à l'unité indissociable entre « capitalisme » et « démocratie », la France contemporaine se distingue tout de même en négatif, et ce à plusieurs égards. Tout d'abord elle a institué l'état d'urgence suite aux attentats de novembre 2015. Elle l'a ensuite prolongé à de nombreuses reprises. Elle a gravé ses principes fondamentaux dans le droit commun en septembre 2017. Elle vient d'approuver une loi – dite anti-casseurs – qui a été qualifiée par des députés réactionnaires (opportunisme oblige) de « digne de Vichy » et qui a été partiellement censurée par la Conseil Constitutionnel. Et suite à l'acte XVIII, elle a 1. interdit l'accès lors des samedis à certains lieux publics (places, quartiers), 2. déployé des contingents de l'armée dans les rues pour l'exercice du maintien de l'ordre et 3. durci ultérieurement – autant que possible – les mesures sécuritaires de contrôle. Objectif politique explicite de cette batterie de manœuvres ouvertement autoritaires ? Prévenir et punir ! Si à cela on ajoute l'instrumentalisation honteuse des actes antisémites [3] répugnants perpétrés au mois de février nous nous retrouvons face à un tournant alarmant. Les chiffres de la répression en cours sont d'ailleurs ahurissants, du côté de la justice autant que du côté de la police : environ 10.000 interpellations, 6.000 gardes-à-vues et 2.000 déferrements ; plus de 200 blessé.es graves à la tête, 22 éborgné.es et 5 mains arrachées (un bilan à la baisse et à mettre à jour sans cesse, mais qui dépasse déjà de loin ce à quoi on a eu droit d'assister depuis plusieurs décennies)... Nous pouvons donc avancer l'hypothèse qu'à la lutte de classe le néolibéralisme actuel préfère la guerre civile – signe ultérieur, si encore il en fallait un, de l'aiguisement de la crise en cours [4] !

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3. Force des Gilets Jaunes, richesse du possible

Or, l'approfondissement des traits autoritaires propres à tout État capitaliste est le revers de la médaille de la reconfiguration de l'État-providence en un sens workfariste, de la précarisation du monde du travail et du verrouillage néolibéral des politiques économiques. Le fait – hautement politique – que les GJ aient non seulement bloqué l'agenda des réformes (retraites et chômage in primis), mais aussi mis en crise l'appareil gouvernemental et la machine étatique et policière nous parle de sa force réelle et de sa richesse possible. Les GJ le savent bien et ils persistent à déstabiliser le système politique. De plus, le spectre de la remise en cause de l'existant dont est capable ce mouvement est très ample et varié. En ce sens, le travail, dans la multiplicité de ses formes contemporaines, reste certes au centre des préoccupations d'une composition de classe qui excède le salariat et dont le champ des revendications ne se réduit pas à cette question. On a plutôt affaire à une politisation de plusieurs domaines ayant trait aux « modes de vie » d'aujourd'hui, dont le potentiel de transformation sociale et politique est inouï. Et encore une fois, plus que les discours, ce sont les pratiques et les formes d'organisation des GJ qui nous le montrent. À cet égard, il nous faut considérer trois éléments qui distinguent le soulèvement en cours : a) la redéfinition opérée par le mouvement des GJ du binôme grève/blocage ; b) la ré-articulation entre « lutte économique » et « 

lutte politique » ; et c) l'invention de nouvelles formes démocratiques.

3.1 Grève/blocage

Le premier point est décisif. Les GJ sont en train de redéfinir, de façon ingénieuse, le rapport entre la « grève », entendue dans sa forme classique, et un ensemble hétéroclite de pratiques de « blocage de l'économie ». Nous savons très bien qu'il s'agit pour le moment d'expérimentations, et que ces expérimentations n'ont pas encore atteint une capacité d'extension décisive. Mais il convient d'insister sur ce phénomène. En premier lieu, les manifestions du samedi, dénommées « actes » : si dans une optique syndicale traditionnelle manifester le samedi pourrait apparaître comme un positionnement politique extérieur au conflit capital/travail, il se révèle en réalité comme une forme pleinement développée de socialisation de la grève [5]. Face aux défaillances des formes de grève classiques – déterminées par la crise du syndicat – les GJ ont choisi, dès le début, de faire irruption sur la scène publique et dans l'espace urbain chaque semaine. Loin de constituer des défilés innocents, les manifestations du samedi ont visé les quartiers centraux des villes françaises, toutes dimensions confondues. Comme cela a été montré par la journée du 16 mars, les quartiers bourgeois ne constituent pas simplement les lieux matériels et symboliques du pouvoir institutionnel, mais aussi des espaces privilégiés de la consommation de masse – et, dans certaines zones, comme autour des Champs-Élysées, de la consommation de biens de luxe. Les manifestations du samedi dans les centre-ville entravent la sphère de la circulation et de la consommation des marchandises, tout autant que leur exposition symbolique. Nombreuses boutiques et plusieurs grands magasins se plaignent des lourdes pertes économiques, et cela non seulement à Paris, Nantes, Bordeaux ou Toulouse, mais un peu partout en France. Ce n'est donc pas un hasard que les frais des assurances pour reconstruire les vitrines augmentent après chaque Acte. Ces manifestations montrent clairement que la ligne qui sépare la sphère de la production de celle de la consommation n'est pas si nette que cela, et que frapper la consommation peut donc impliquer, directement ou indirectement, de frapper la production.

Un discours semblable vaut aussi pour d'autres formes de blocage économique, qui expriment à leur tour une socialisation de la grève : grève logistique, blocage de la circulation, formes d'auto-réduction dans les péages, blocage du marché international de Rungis, piquets à répétition devant Amazon, etc. La ré-articulation du rapport entre la grève et les pratiques de blocage passe par la reconnaissance du fait que la frontière qui sépare la production de la circulation, comme celle entre la production et la consommation, s'estompe. Ce qui n'implique pas d'abandonner les formes traditionnelles de blocage de la production, mais au contraire : de les repenser à ce niveau, qui est celui de la production sociale diffuse à l'échelle métropolitaine. De ce point de vue, il n'est pas sans importance de reconnaître que, face à la démolition des services publics locaux, le mouvement s'est enclenché à partir de la contestation contre l'augmentation du prix de l'essence. Ce refus a mis au centre un fait élémentaire : quand on utilise un véhicule privé, comme la voiture, pour aller au travail, ou quand la voiture constitue le moyen de travail en tant que tel (comme pour les VTC, par exemple), on a affaire à un élément déterminant pour le fonctionnement des processus économiques. C'est pour cette raison que l'insistance sur l'augmentation du pouvoir d'achat, à notre avis, ne concerne pas l'abandon du thème du salaire, mais au contraire sa requalification dans les termes de sa socialisation. Salaire social qui – afin d'éviter tout malentendu – n'a rien à voir avec la revendication du revenu social garanti, mais se réfère à l'ensemble des protections sociales financées par le prélèvement sur les produits de l’exploitation du travail vivant.

3.2 Lutte économique/lutte politique

Les GJ en plaçant au centre le pouvoir d’achat et donc aussi, de ce fait, le salaire socialisé, nous ont mis face à la fin de la « sectorialité » de l'agir syndical et, plus largement, de la sectoralité tout court d'un certain type de lutte économique. De ce point de vue, ils ont de facto ré-articulé le rapport entre « lutte économique » et « lutte politique ». En premier lieu, l'occupation des espaces urbains, des quartiers bourgeois de l'Ouest parisien et de la rive gauche, l'assaut des boutiques de luxe, etc., ont toujours été accompagnés par une référence constante aux symboles de la République, à la mise en lumière de l'hypocrisie et de l'illégitimité d'un ordre du discours républicain qui a coupé les liens avec la justice sociale et fiscale, pour sombrer dans les thématiques sécuritaires.

Une telle ré-articulation entre lutte économique et lutte politique passe ensuite par la combinaison entre ce que les GJ qualifient de « justice économique » et ce qu'ils qualifient de « démocratie » (mais nous pourrions aussi ajouter de « justice écologique »). Si certain.es à gauche voient dans les revendications des GJ, en ce qui concerne la justice fiscale par exemple, un stade « arriéré » de la subjectivation politique du mouvement, nous défendons une lecture radicalement différente, qui met en lumière les aspects innovants promus par le mouvement, même sous une forme impure voire contradictoire. Ce qui, très souvent, est interprété par certain.es comme un élément de faiblesse, nous paraît au contraire constituer un de ses points forts.

Regardons de plus près cette combinaison de justice sociale et fiscale. Si, par exemple, le mouvement s'adresse à l'État en ce qui concerne la fiscalité, le salaire minimum, les services publics, etc. (et que dire des revendications qui insistent sur « zéro SDF », des mesures de soutien aux personnes handicapées, la proposition de socialiser le système bancaire ?), il le fait non parce qu'il a une conscience claire de l'ensemble des rapports sociaux et des figures du commandement capitaliste d'aujourd'hui mais parce qu’il identifie l'État contemporain comme un acteur économique majeur qui contribue à l’exploitation et à la domination capitalistes. Plus précisément, c'est la fonction qu'il remplit en termes d' « extraction » dans les processus de la valorisation contemporaine qui est refusée. Le caractère extractiviste de l'État, c'est-à-dire son rôle dans la logique extractive du capitalisme actuel, se manifeste doublement : à travers la dépossession des services publics et des biens communs (d'où la centralité au sein du mouvement de la question des services locaux et nationaux) ; via le levier fiscal (et donc l'endettement). Le levier fiscal et l'endettement constituent d'ailleurs deux expressions très concrètes de la redéfinition des logiques d'exploitation qui aujourd'hui agissent directement sur les formes de vie (consommations, accès aux services publics, dépenses scolaires, frais universitaires, santé, vacances, etc.).

De ce point de vue, plutôt que de lire les demandes fiscales comme le « côté » droitier des revendications du mouvement, il faudrait au contraire essayer de lire ces demandes à partir de la condition sociale de pauvreté que ce mouvement à mis en lumière en tant que trait spécifique des subjectivités mobilisées. Une pauvreté qui possède un caractère pleinement productif. La pauvreté, le déclassement, la prolétarisation émergent en fait comme une condition qui touche à toutes les strates sociales qui participent à la production de richesse. Nous ne sommes donc pas en train de parler d'une pauvreté « marginale », au sens d'une condition qui caractérise des sujets « exclus » du circuit de la production de richesse. Au contraire, les pauvres correspondent aux sujets qui revêtent aujourd'hui une centralité productive incontournable dans les secteurs les plus disparates : tertiaire, services publics, écoles, mairies, hôpitaux, mais aussi les travailleurs de la logistique, des plateformes comme Uber, Deliveroo, etc.

C'est pour cette raison que le mouvement insiste sur la revalorisation d'ensemble du travail (« nous voulons vivre de nos métiers »), revalorisation qui passe soit par une insistance directe sur le salaire, soit par des demandes indirectes, comme l'équité fiscale, le partage des richesses, la fin des privilèges, l'accès aux services publics, etc. Cet ensemble d'éléments nous montre combien la portée du mouvement des GJ est générale, par sa capacité à investir à la fois le terrain de la production et la reproduction du capital [6], tout en initiant une réinvention des pratiques démocratiques.

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3.3 Et vogue la démocratie

Vue la crise irréversible de la médiation sociale et de la représentation politique, les GJ ont de plus en plus accentué les pratiques d'horizontalité et d'auto-organisation. Si le besoin de démocratie 

directe et participative est d'emblée paru comme le trait saillant du mouvement – un vaccin formidable contre toute tentative maladroite de le récupérer – il s'agit d'un phénomène à même de se décliner non seulement de façon pratico-organisationnelle, mais aussi destituante et constituante. À cet égard, nous pouvons donc souligner trois dimensions : la critique de Macron et de la Vème République ; la proposition du RIC ; la prolifération des assemblées locales.

3.3.1 Rage against the Macronism

Bien plus que la « volonté générale », Emmanuel Macron représente l'incarnation du mépris de classe des nouveaux riches. Ses discours contre les loosers, les fainéants, celles et ceux qui ne réussissent pas leur vie, etc. ont scandé la campagne électorale et la première phase de son quinquennat, voué à transformer la vielle France de l'assistanat en start-up nation. Loin du style discret des gris technocrates bruxellois ou des fonctionnaires anonymes de l'État profond, sa figure hautaine de manager dynamique a longtemps nié de la façon la plus ostentatoire la moindre légitimité à un mouvement qui demandait « plus d'argent » et « plus de participation ». Au contraire, il a parfaitement assumé son rôle de monarque à la tête d'un échafaudage institutionnel hautement centralisé et verticalisé comme celui issu du coup d’État militaire de 1958. Si l’une des caractéristiques propres à « la crise actuelle de la démocratie » consiste justement en un musellement du parlement par l'exécutif, voilà que la formule Macron + Vième République s'est révélée un cocktail explosif. Personne ne s'étonnera donc du fait que la destitution de Macron – et la critique de la constitution en vigueur – soit si centrale pour les GJ.

3.3.2 Oser le RIC

En deuxième lieu, la proposition du RIC. Plusieurs composantes de la gauche engagée dans le mouvement manifestent une certaine perplexité vis-à-vis d'une telle revendication. Malgré le fait qu'elle contienne le risque réel d'une torsion purement formaliste et procédurale, il faut reconnaître que, jusqu'à présent, ce danger a été repoussé, car la revendication du RIC, bien plus qu'une fétichisation abstraite des processus démocratiques, a exprimé en contrepoint une instance matérielle de réappropriation du pouvoir politique. Cette volonté de réappropriation du pouvoir politique se déploie dans les termes d'une décentralisation du pouvoir lui-même, c'est-à-dire dans l'affirmation d'une conception non-monopoliste de la prise de décision politique. Bien que l'application concrète du RIC pose des interrogations tout à fait légitimes, il faut l'interpréter comme une des instances « découvertes » par le mouvement, comme une des alternatives à son « devenir-parti » et à sa participation aux élections, mais aussi comme une « solution » à l'effacement des corps intermédiaires opérée par Macron en tant que trait distinctif de son populisme d'en haut. Il faut donc admettre que le RIC, dans son caractère contradictoire et problématique, a néanmoins permis aux GJ de refuser la voie empruntée par le Mouvement Cinq Etoiles en Italie et par Podemos en Espagne, le premier étant devenu un parti d'establishment qui gouverne avec l'extrême-droite de Salvini, le deuxième se déchirant dans des querelles intestines qui l'ont complètement séparé des luttes sociales.

L'issue de tout processus référendaire, nous le savons, dépend toujours des rapports de force en jeu. Faisons des exemples : le référendum en Californie a légalisé la marijuana, en Suisse il a été utilisé contre les immigrés et à des fins islamophobes, dans l'histoire italienne il a consenti de faire approuver le droit à l'avortement, repousser le nucléaire et défendre l'eau publique. Dans tous ces cas la présence ou l'absence de luttes et de mouvements qui « portent » et essayent de déterminer les processus référendaires est apparue décisive. Bien que le RIC n'ait plus la centralité que le mouvement lui accordait dans ses premières phases, il ne faut non plus sous-évaluer un autre aspect : il représente le visage formel de ce pouvoir de véto et de révocation des décisions gouvernementales que le mouvement expérimente de façon efficace chaque samedi dans les rues.

3.3.3 Voulez-vous Commercy/St-Nazaire avec nous ?

Le troisième point concerne les assemblées populaires, leur renforcement local, leur prolifération sur l'ensemble du territoire et leur mise en réseaux. Cette question – qui nous paraît une hypothèse très fructueuse – combine l'expérimentation concrète d'une pratique directe et participative de la démocratie au quotidien avec la réinvention d'une forme de confédéralisme démocratique. La proposition provenant de Commercy, relancée par St-Nazaire et recueillie par des centaines d'assemblées populaires dans tout l'Hexagone constitue une perspective originale et riche de potentiel. La démultiplication de ces foyers de lutte et la consolidation de leurs connexions représentent un enjeu dont pourrait dépendre le futur de la lutte de classe en France. Ces assemblées matérialisent en effet des formes embryonnaires de contre-pouvoir social qui, pour l'instant, ont non seulement stoppé la longue marche de la restructuration néolibérale, mais aussi affirmé une autre manière d'entendre et de vivre la politique. Force critico-destituante et puissance positive, le mouvement des GJ trouve ses organes vitaux dans ces cellules de valorisation du savoir et du savoir-faire de tout un chacun !

À cet égard, l'assemblée des assemblées de St-Nazaire a très clairement montré la détermination à structurer le mouvement sur le long terme, en articulant la pluralité des niveaux territoriaux à travers laquelle il se déploie : zones rurales (agricoles et touristiques), petites villes/zones périurbaines, grandes et moyennes villes. La prolifération du mouvement sur l'ensemble du territoire français et sa présence constante et résolue dans le temps sont en fait le signe clair et net d'une volonté de réappropriation concrète du pouvoir politique qui va bien au-delà du dégagisme anti-macronien ou du simple sentiment de méfiance vis-à-vis de la représentation.

4. Perspectives à venir

Après avoir échappé à la menace de la capture électorale, le mouvement des GJ a les cartes en main pour s'opposer aux pouvoirs en place et imposer ses exigences. À cet égard, trois questions nous paraissent contribuer à alimenter son déploiement :

- tout d'abord, la construction de liens entre les différentes assemblées populaires présentes à un niveau local ;

- ensuite, la mise en relation de ces assemblées avec les autres foyers de lutte (syndicaux, anti-racistes, féministes, écologiques, étudiants, etc.) qui existent aux côtés des GJ ;

- enfin, l'articulation entre les pics d'intensité antagoniste qui déstabilisent le système politique avec la capacité de blocage qui déstructure le régime économique.

La combinaison de ces trois perspectives représente le défi des mois à venir : comment tenir ensemble l'irruption événementielle avec l'entretien de la dynamique processuelle ? Comment faire en sorte que le mouvement s'enracine toujours plus dans les espaces sociaux et géographiques et se reproduise avec encore plus de puissance dans le temps sans renoncer à ses caractéristiques propres, qui font toute sa force ? Un défi qui – s'il est gagné – remettra pas mal de chose en question, en France comme ailleurs.

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[1] Cf. l'article en une de Le Monde le soir même de l'événement, qui montre comme une composition sociale, géographique et générationnelle transversale et bigarrée a fourni son soutien aux actes de casse, de pillage et de saccage.

[2] Alors que, dans certaines petites villes ou dans certains villages, les comités continuent à avoir une participation jusqu'à plus d'une centaine de GJ...

[3] Ils nous semblent à cet égard toujours d'actualité les contenus d'un tract des GJ que nous avons relayé sur fb et diffé massivement dans les manifs au début de l'année, dans lequel il est souligné comme la question de l'antisémitisme et de la lutte contre les soraliens ne peuvent et ne doivent pas être relativisées au sein du mouvement.

[4] A cet égard, J.M. Apathie – commentateur de temps en temps aigu comme tout réactionnaire digne ce nom – parle de « éléments épars de guerre civile ».

[5] Dans l'histoire du mouvement ouvrier et révolutionnaire, la « grève économique » concerne des revendications ayant affaire au salaire et aux conditions de travail, alors que la « grève politique » concerne des revendications ayant affaire à des situations d'ordre politique (corruption, changement de gouvernement, etc.). Depuis le tournant des années 70 – et notamment avec le mouvement féministe global depuis 2016 – la pratique de la grève a aussi de plus en plus été adoptée pour des luttes concernant un spectre plus ample de questions : racisme, sexisme, violences de genre, sphère de la reproduction sociale, etc. L'expression « grève sociale » tente de définir d'un point de vue théorique et politique cette pluralité de luttes.

[6] En ce qui concerne l'importance de la sphère de la reproduction dans les luttes contemporaines et dans celles des GJ, cf. notre premier éditorial.