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culture

Lien publiée le 23 avril 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.monde-diplomatique.fr/2018/06/DUSSERT/58767

Créées dans le sillage de la Révolution française, les bibliothèques ont longtemps été considérées comme de précieux lieux d’éducation populaire. Désormais, elles sont incitées à prouver leur rentabilité sociale en promouvant le « vivre-ensemble », censé garantir une plus grande démocratisation culturelle.

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Vikram Kushwah. – « Emily Falling in the Library » (Emily tombant dans la bibliothèque), 2012

Bridgeman Images

Le documentariste Frederick Wiseman a récemment consacré un film, Ex Libris (1), à la New York Public Library, vaste réseau de 92 bibliothèques disséminées dans New York, aussi bien sur la cinquième Avenue que dans le Bronx. Comme pour illustrer la phrase de Toni Morrison, Prix Nobel de littérature, citée dans le film, « Les bibliothèques sont les piliers de notre démocratie », l’institution est montrée en lieu d’éducation populaire, où, à côté de la communication de livres, de films ou de musique, on trouve des leçons de danse, des spectacles, des conférences et toutes sortes de services, tels que l’aide à l’intégration, à la recherche d’emploi ou à la création d’entreprise. Très présent, le souci des minorités se traduit par des cours de soutien, d’alphabétisation, des groupes de parole — minorités ethniques, handicap, genre, etc. Une dimension importante, qui contribue à légitimer les demandes de financement. Car les bibliothèques américaines ne sont pas seulement subventionnées par les collectivités publiques : le mécénat joue un rôle déterminant, et la concurrence entre institutions culturelles est rude.

S’il existe des différences notables entre le système américain et le système français, il n’en demeure pas moins que, dans les deux cas, les accents portés sur les diverses activités censées relever des bibliothèques sont toujours politiques. La bibliothèque publique (nommée ainsi par opposition à la bibliothèque privée) à la française a une longue histoire. Dès le début du XVIIe siècle, Gabriel Naudé souligne dans son Advis pour dresser une bibliothèque (1627) qu’elle doit être ouverte à chacun, préfiguration de la « république des lettres » qu’elle contribuera à faire advenir. À partir du XVIIIe siècle, la Bibliothèque royale s’ouvre effectivement de plus en plus aux savants et aux profanes. Ayant mis à la disposition de la nation les bibliothèques ecclésiastiques, puis celles des nobles ayant fui le pays, la Révolution en entreprend l’inventaire, la conservation, et salarie un corps de professionnels. En 1803 sont créées les bibliothèques municipales. Il faudra en revanche attendre 1879 pour que soit institué le diplôme de bibliothécaire (pour les bibliothèques universitaires). Le décret du 19 août 1945, enfin, fonde la direction des bibliothèques et de la lecture publique ; il s’agit de développer une véritable politique de lecture auprès de l’ensemble de la population, et l’adjectif renvoie à l’enseignement public. En 2009, elle est remplacée par le service du livre et de la lecture. Si la tutelle d’État définit toujours le cadre législatif et les conditions de soutien aux établissements, il n’est pas certain en revanche que les objectifs n’aient pas changé.

Car ce qui est aujourd’hui plus ou moins discrètement remis en question, c’est la rentabilité sociale de la bibliothèque, même ouverte — et depuis longtemps — à d’autres médias, et devenue médiathèque. En d’autres termes, la légitimité des dépenses est questionnée en France, tout comme elle l’est à la New York Public Library... Les bibliothécaires, dans la volonté de faciliter l’accès à la culture, ont toujours interrogé l’équilibre à trouver entre les ouvrages savants, ou peu consultés, ou peu connus, et ceux qui sont plus familiers ; de surcroît, ils ont toujours pratiqué le conseil, l’orientation du lecteur, qui peut alors être conduit à découvrir ce vers quoi il ne se serait pas spontanément tourné. D’où, notamment, l’importance du fichier, organisant le savoir, en démultipliant les facettes et permettant de répondre, par toutes sortes d’entrées, aux questions les plus diverses.

Aujourd’hui, cette mission ne semble plus aller de soi. Suspect d’élitisme, ne répondant que de façon (évidemment) insatisfaisante aux objectifs de la fameuse démocratisation culturelle, le modèle est mis en doute, y compris au sein de la profession. À quoi bon des livres qui ne sont pas populaires ? Internet n’implique-t-il pas de tout changer ? En résonance supposée avec les transformations actuelles de la société, une nouvelle conception de la bibliothèque s’impose depuis une dizaine d’années : celle du « troisième lieu », propre à la faire entrer dans la modernité.

Ce concept est dû à l’Américain Ray Oldenburg, professeur de sociologie urbaine à l’université de Pensacola, en Floride. En 1989, il proposait une étude sur « the great good place » (« l’endroit formidable ») (2), ce troisième lieu qui se distingue du premier, le foyer, et du deuxième, celui où l’on travaille. Fait pour la vie collective et régi de manière informelle, entre l’agora antique et le grand café de Vienne, ce troisième lieu était, selon lui, en déclin depuis la fin de la seconde guerre mondiale, en raison notamment de l’urbanisme et des « automobile suburbs » américaines, ces banlieues sans véritable centre. Espace neutre et vivant, à l’abri des intempéries, accueillant des habitués, comme à la maison, dans une ambiance d’œcuménisme social et propice au débat, il offrait pour lui la possibilité de lutter contre l’effritement du lien social en s’opposant à l’hégémonie du mode de vie individualiste induit par la culture consumériste.

Sans surprise, le concept a été vite intégré par le marketing et le commerce — Starbucks (3), par exemple, avec ses canapés en cuir et ses prises pour brancher son ordinateur, se définit comme un « troisième lieu, entre la maison et le travail ». Mais l’écho rencontré par son essai dans le monde des bibliothèques, aux États-Unis d’abord, puis, quelques lustres plus tard, en Europe, aura probablement surpris Ray Oldenburg... Le troisième lieu paraît bien devenir en effet une évidence, symbolisant un moment de transformation du rapport au savoir (jugé discriminant ?), une ouverture vers une politique tournée sereinement vers la demande plutôt que basée sur l’offre d’une connaissance, même s’il n’est pas certain que tous les personnels soient favorables à cette évolution.

« Afin d’attirer en leurs murs des publics habituellement peu réceptifs, elles procèdent à une redéfinition de leur sémantique architecturale, scellant définitivement la rupture avec les bibliothèques temples du savoir. Le passage du sacré au profane est consommé (4).  » Si l’on en croit la présentation de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib) (5), qui forme les conservateurs, les bibliothèques deviennent alors les lieux de rencontres informelles, au plus près des usages des « fréquentants »,développant le fonctionnement participatif et entreprenant de « favoriser la construction d’une société inclusive » — anglicisme qui semble signifier « ouvert à tous ». La relation entre les bibliothécaires, ces regrettables « sachants », et les « usagers » se doit d’être transformée pour toujours plus de « proximité ».

Commandé par la ministre de la culture, le récent rapport de l’inspecteur général des affaires culturelles Noël Corbin et de l’écrivain Erik Orsenna, « Voyage au pays des bibliothèques » (6), confirme la progression de ces idées dans la doxa française, même si la notion n’y figure qu’implicitement. Ses dix-neuf propositions ont certes pour but affiché de répondre à l’engagement de campagne du président Emmanuel Macron : « ouvrir mieux, et donc plus, les bibliothèques ». C’est simple : il suffira d’ouvrir en soirée et le week-end, ce qui avait déjà été traité dans un rapport remis à la ministre Fleur Pellerin en 2015  (7) et envisagé dans la loi de finances pour 2018, qui prévoit de soutenir — à hauteur de 8 millions d’euros — deux cents projets de ce type. « Une première pierre de ce plan, c’est la connaissance précise, dans chaque bassin de vie, de l’existant et des besoins », écrivent les rapporteurs. « Quels que soient les usages des bibliothèques, il faut que leurs horaires d’ouverture concordent avec les temps réels de la cité. » En clair, les bibliothèques doivent avoir des amplitudes d’ouverture similaires à celles des commerces, sinon plus grandes : vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, c’est ce que souhaitent les auteurs.

Mais leur projet ne s’arrête pas là. S’ils soulignent flatteusement « l’envie, ce désir de faire et ce plaisir de l’action qui ont soulevé [leur] admiration » chez le personnel des bibliothèques françaises, ils ne s’attardent pas sur les contenus. C’est logique, puisqu’il s’agit en fait de « renouveler » l’idée même de bibliothèque en la transformant en centre d’activité publique indifférenciée : un point poste (réception des colis du commerce en ligne), Pôle emploi, des services municipaux, des salles de travail en commun, une zone de restauration rapide, une autre de repos et de somnolence protégés par la collectivité, mais aussi des prises électriques pour les appareils téléphoniques et informatiques, etc. : il y aura tout, ou presque, dans la « maison de service public culturel de proximité » — ainsi que la désigne le site du ministère de la culture.

La bibliothèque, ses livres, son organisation scientifique du savoir s’éclipsent au profit d’espaces conviviaux et utilitaires, tout comme le lecteur disparaît au profit du « fréquentant », plus banalement nommé « usager ». Comme le soulignent les auteurs, quoi de mieux que l’expérience menée en Seine-Saint-Denis, où sont installés des distributeurs automatiques de livres ? Mais sans obligation de consommer : comme quoi, c’est encore plus sympa que le café.

Ainsi, « le “culturel”, tel un grand fleuve en crue, sort de son lit et se mêle de “social” » ; les « lieux du livre » deviennent aussi « lieux du vivre », où activer « tout ce qui facilite les mobilités et permet d’échapper aux déterminismes de tous ordres ». Lire n’est plus exactement une priorité, et, quand on évoque le « partage des savoirs », il s’agit de ceux des « designers, entrepreneurs, bricoleurs »rencontrés sur le « lieu du vivre ».

À l’heure du « dégraissage » de la fonction publique, l’extension des horaires peut sembler lourde de complications à venir. À vrai dire, même sans extension, les bibliothèques souffrent déjà : en 2014, sept bibliothèques fédérales ont fermé au Canada, dispersant ou mettant au pilon des milliers d’ouvrages scientifiques ; depuis 2011, grâce aux politiques d’austérité, 441 bibliothèques municipales ont dû fermer au Royaume-Uni... Pour animer le troisième lieu, il va falloir pratiquer un « nouveau métier », et compter sur les « bénévoles ». La nécessité de faire appel à des fonctionnaires spécifiquement formés risque d’être jugée nettement moins pressante. Étonnante régression ; sacré symbole. Hier, la bibliothèque traduisait la volonté publique de contribuer à l’émancipation de chacun. Désormais, elle doit aider à « tisser du lien social », et à ce que « chacun puisse vivre sa culture ». Triomphe du client roi sous couvert de pseudodémocratisation ?

Éric Dussert & Cristina Ion

Respectivement écrivain, auteur d’Une forêt cachée. 156 portraits d’écrivains oubliés, La Table ronde, Paris, 2013 ; et auteure, avec Yves Charles Zarka, de Machiavel : le pouvoir et le peuple, Éditions Mimésis, Paris, 2015.

(1) Frederick Wiseman, Ex Libris : The New York Public Library, DVD, Blaq Out, 2018, 197 minutes, 18,90 euros.

(2) Ray Oldenburg, The Great Good Place : Cafés, Coffee Shops, Bookstores, Bars, Hair Salons, and Other Hangouts at the Heart of a Community, Da Capo Press, New York, 1989.

(3) Lire Benoît Bréville, « Starbucks et Subway, l’illusion des fast-foods nouvelle génération », Le Monde diplomatique, août 2015.

(4) Agnès Camus, Jean-Michel Cretin et Christophe Evans, Les Habitués. Le microcosme d’une grande bibliothèque, Bibliothèque publique d’information –- Centre Georges-Pompidou, coll. « Études et recherche », Paris, 2000.

(5) « Bibliothèque troisième lieu », 26 novembre 2015, www.enssib.frCf. aussi Mathilde Servet, « Les bibliothèques troisième lieu », mémoire d’étude, Enssib, Villeurbanne, janvier 2009.

(6) Erik Orsenna et Noël Corbin, « Voyage au pays des bibliothèques. Lire aujourd’hui, lire demain... », ministère de la culture, Paris, février 2018.

(7) Sylvie Robert, « L’adaptation et l’extension des horaires d’ouverture des bibliothèques publiques », ministère de la culture et de la communication, novembre 2015.