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L’Humanité, 25 avril 2019
La monnaie unique européenne était censée assurer une convergence de richesses entre pays de la zone euro. Elle a surtout dopé les paradis fiscaux.
La promesse de ses promoteurs était belle. La monnaie unique allait tirer tout le monde vers le haut, les pays les moins riches, comme la Grèce ou le Portugal, allaient rattraper l’Allemagne ou la France. Prospérité et égalité, que rêver de mieux ! Le miracle devait venir de l’intensification des échanges commerciaux entre pays européens, et du fait que les capitaux, totalement libres de leurs mouvements, iraient s’investir là où ils seraient le mieux rémunérés. Soit des pays du nord de l’Europe vers ceux du Sud, où les taux d’intérêt étaient plus élevés, qui verraient ainsi leur développement accéléré.
Mais les fameux « critères de convergence » imposés aux candidats à l’euro, puis les règles de gouvernance de la zone euro (voir encadré) ont écrit une tout autre histoire. Une compétition de tous contre tous, avec pour certains de gros boulets aux pieds. Des pays de niveaux de richesse très variables, avec des appareils productifs très différents, se retrouvaient avec la même monnaie, contraints à l’austérité budgétaire, et sans mécanismes de solidarité qui auraient permis des transferts importants d’argent public au sein de la zone euro des régions les plus riches vers les plus pauvres – pour investir dans les infrastructures, l’éducation…
Pour être « compétitif » quand on ne peut pas dévaluer sa monnaie, reste à baisser « le coût du travail » – soit les salaires et les protections sociales. Et pour attirer les capitaux privés, une fiscalité douce aux multinationales et aux fortunés est bienvenue. Au risque de se retrouver pris au piège de la spéculation. Si au début de la création de la zone euro, les pays les moins développés économiquement ont effectivement reçu un flux de capitaux étrangers, ceux-ci se sont orientés surtout vers l’immobilier et la finance, jusqu’à l’explosion des bulles spéculatives nourrissant la crise de 2008-2011, qui a lourdement frappé l’Irlande, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Grèce…
Résultat : vingt ans après la naissance de l’euro, les écarts de richesses se sont creusés entre pays participants. Dans les années 1980, l’écart entre le produit intérieur brut par habitant le plus élevé et le plus faible au sein des pays devenus la zone euro (hors Europe de l’Est) était de 2,5. Il est aujourd’hui de près de 4. Plus précisément, alors qu’en 2000, le PIB par habitant de la Grèce ou celui du Portugal étaient inférieurs de respectivement 29 % et 31 % à celui de l’Allemagne, ces écarts sont passés, en 2017, à 45,5 % pour la Grèce et 38 % pour le Portugal. La France et l’Italie, qui avaient des PIB par tête très proches de celui de l’Allemagne, accusent désormais des retards de respectivement 16 % et 22 %.
Reste qu’au sein de la zone euro, si certains s’appauvrissent (en valeur relative tout au moins), si l’Allemagne – bousculée par les guerres commerciales de Trump – semble au bout de son « modèle » et de sa splendeur, les paradis fiscaux prospèrent. Le Luxembourg caracole toujours en tête et hors concours. Son PIB par tête a augmenté de 56,8 % entre 2000 et 2017. Il est toujours deux fois plus élevé que celui de l’Allemagne (et 2,4 fois plus élevé que celui de la zone euro prise dans son ensemble). Malte, entrée dans l’UE en 2004 et qui a adopté l’euro en 2008, a vu depuis dix ans son PIB par tête croître de 40 %, et atteindre le niveau de l’Italie. En 2017, les Paradise Papers (enquête menée par un consortium international de journalistes) ont mis en lumière le savoir-faire de l’île en matière d’« optimisation fiscale ». Les propriétaires de yachts – comme Xavier Niel, par exemple, fondateur d’Iliad, la maison mère de Free – sont ravis d’un système permettant d’acquérir le bateau de leurs rêves en location-vente en divisant par trois le taux de TVA. Et les hommes d’affaires ne résistent pas au très léger impôt sur les sociétés (5 %).
Le plus frappant reste le miracle irlandais. Selon les statistiques officielles, le PIB par tête irlandais a plus que doublé de 2000 à 2017 (+ 105 %). Déjà supérieur de 10 % à celui de l’Allemagne en 2000, il le dépasse désormais de 46 %. La crise financière colmatée, l’Irlande a en effet affiché des taux de croissance mirobolants (+ 25,6% en 2015). Mais ces chiffres sont très largement un mirage, gonflés par les pratiques douteuses des multinationales, qui, pour bénéficier de la faible imposition du pays (12,5 % sur les bénéfices, avec de nombreuses réductions), établissent comptablement leurs opérations en Irlande, alors qu’elles sont physiquement réalisées ailleurs. Par exemple, la multinationale vend à bas prix à sa filiale irlandaise sa production réalisée dans un pays où les impôts sont plus élevés, puis la filiale irlandaise la réexporte beaucoup plus cher, les profits seront donc en Irlande et très peu imposés. Il suffit alors de gâter les actionnaires… les travailleurs irlandais eux – comme tous les travailleurs des pays paradis fiscaux – ne voient pas la couleur de cette richesse. Malgré un PIB par tête avantageux, 22,7 % de la population est en situation de risque de pauvreté ou d’exclusion (17,1 % en France).
Si les arguments de vente des promoteurs de l’euro se sont révélés bidon, le sort des travailleurs européens aurait-il évolué de meilleure façon sans la monnaie unique ? Difficile à dire. La construction et la gestion de l’euro n’ont fait que reprendre la doxa néolibérale qui sert de bible au capitalisme mondial, et sa domination actuelle sur le monde du travail, tout comme les rapports de force internes, lui permettent de la mettre en œuvre sans beaucoup d’obstacles.
UNE SEULE TÊTE, ET AU CARRÉ !
Pour intégrer le club de l’euro, les pays candidats devaient – et doivent toujours pour ceux, comme les États d’Europe de l’Est, censés l’être dans les années à venir – respecter un certain nombre de critères dits « de convergence » définis dans le traité de Maastricht de 1992 : maîtrise de l’inflation, maîtrise des finances publiques (dette publique inférieure à 60 % du produit intérieur brut, déficit public inférieur à 3 % du PIB), stabilité des taux de change, modération des taux d’intérêt à long terme (en se rapprochant de ceux des pays membres réalisant les meilleures performances en la matière), que doit permettre une rigoureuse gestion des finances publiques.
Ces critères sont le fruit d’un compromis entre la France et l’Allemagne. La première voulait la monnaie unique pour tenter de reprendre un peu de pouvoir, alors que l’Allemagne donnait le « la » dans le « système monétaire européen » (système d’encadrement et de stabilisation des cours des monnaies européennes entre elles mis en place en 1979). La seconde n’en voulait pas, il fallait donc la rassurer en lui assurant que la monnaie unique serait forte, comme le Deutsche Mark, gérée à l’allemande par une banque centrale indépendante du pouvoir politique. Après les « critères de convergence », le « pacte de stabilité et de croissance », puis le « traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance » ont gravé l’austérité budgétaire comme seul horizon de la zone euro.