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Mécénat. Comment le luxe a domestiqué l’art
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.anti-k.org/2019/04/28/mecenat-comment-le-luxe-a-domestique-lart/
Alternatives économiques, 25 avril 2019
Les dons faramineux promis par LVMH et la famille Pinault pour la reconstruction de Notre-Dame ne sont que l’un des aspects de la stratégie des géants du luxe pour investir les secteurs de l’art et du patrimoine.
Elles tournent sur elles-mêmes en faisant scintiller 3 000 cristaux Swarowski, grâce à des milliers de lampes LED, brillant au-dessus de l’eau qui court à leurs pieds. Prouesse technique, magie artistique… les six nouvelles fontaines du Rond-Point des Champs Elysées à Paris, œuvre des designers Ronan et Erwan Bouroullec sont aussi un bon point de repère pour les touristes en quête du nouveau magasin des Galeries Lafayette, à trois pas de là. Logique, puisque parmi les mécènes qui ont apporté les 6,3 millions d’euros que coûte l’œuvre d’art, on trouve les frères Houzé, propriétaires des Galeries.
Celles-ci, d’ailleurs, aiment les artistes. Ne viennent-elles pas d’ouvrir, près de l’Hôtel de ville, une galerie à leur intention, dénommée « Lafayette Anticipations » et dessinée par le prestigieux architecte Rem Koolhas ? En janvier, on pouvait y admirer l’exposition du Britannique Simon Fujirawa, baptisée « Révolution ». Selon le blogueur Mterrisse, l’artiste y délivrait « un message fort et subversif qui dénonce la société de consommation, tout en produisant des œuvres qui sont des objets de consommation ». Comme quoi les artistes savent jouer sur tous les tableaux. « Quoi d’étonnant, puisque Aï WeiWei, célèbre dissident en Chine, décore le Bon Marché à Paris ? », commente l’anthropologue Marc Abelès, auteur d’Un ethnologue au pays du luxe, (chez Odile Jacob, 2018).
Paris, quadrillée par les fondations privées
Marc Abelès, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, est un des rares chercheurs à s’intéresser au luxe, champ un peu abandonné depuis Roland Barthes, c’est-à-dire l’autre siècle ! Pourtant, argue-t-il, « travailler sur le luxe, au temps de la mondialisation, c’est bien travailler sur le capitalisme ».
Vernissage de l’exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier, en avril 2013. Photo : ©DENIS/REA.
Paris constitue à ce propos un très bon point d’observation, tant la carte culturelle de la capitale apparaît quadrillée par les fondations privées et les entreprises mécènes. La vénérable Fondation Cartier expose les artistes africains ou sud-américains boulevard Raspail, dans un immeuble de Jean Nouvel et achète aussi leurs œuvres (1 500 en réserves). Fondée en 1984, elle agit avec un principe fort, affirmé par son président (et fondateur), Alain-Dominique Perrin : « ne jamais faire de mélanges entre les artistes que nous soutenons et la création de nos produits. Nous refusons tout amalgame ou mercantilisme. Nous sommes là pour aider les artistes et non pour les utiliser. » 1
L’installation de sa collection à la bourse du commerce intéresse François Pinault aussi comme marchand et actionnaire de la maison d’enchères Christie’s
Pas sûr que les nouveaux mécènes puissent reprendre une telle maxime. La « Pinault collection » s’installera à la fin de cette année dans l’antique Bourse du commerce, reliftée par l’architecte Tadao Ando et meublée par les Bouroullec, encore eux. L’homme d’affaires François Pinault y exposera une partie de sa collection, riche de 3 000 œuvres, pour la satisfaction esthétique, bien sûr, mais aussi dans le but de vendre, comme déjà à Venise dans le Palais Grassi et la Dogana.
Francois Pinault lors de l’annonce par la mairie de Paris de la création d’un nouveau musée à la Bourse de commerce, consacré a la collection d’art Pinault, en avril 2016. Photo : ©RGA/REA
Il s’agira donc d’une immense galerie d’art, où les tableaux et sculptures serviront à afficher leurs prix, et éventuellement à les former, puisque l’exposition est un vecteur important de valorisation de l’art contemporain. Or François Pinault est triplement intéressé : comme collectionneur, comme marchand, mais aussi comme actionnaire de la maison d’enchères Christie’s. L’homme a du nez : le marché mondial de l’art se porte comme un charme, soutenu par l’abondance des liquidités des riches actionnaires américains ou chinois, mais aussi par l’appétit des musées du Moyen-Orient. Selon Artprice, il s’élevait en 2018 à 14 milliards de dollars, en croissance de 4 % par an.
LVMH, maître de l’« artketing »
On entre dans une tout autre dimension avec la Fondation Louis Vuitton. Le groupe LVMH pratique sans vergogne l’« artketing », où les œuvres soutiennent les marques et réciproquement. Avec quelquefois des mises en abîme vertigineuses. Louis Vuitton a ainsi produit des sacs avec une reproduction d’une peinture de Van Gogh, ainsi présenté sans complexe par le site du maroquinier : « Artiste comptant parmi les plus célèbres de l’art contemporain, Jeff Koons apporte aux produits Louis Vuitton des images de son œuvre « Gazing Ball Paintings » – reproductions peintes à la main-d’œuvre de Grands Maîtres. » Pour parfaire le kitsch de l’histoire, la collection fut présentée en 2017 au Louvre, dont LVMH est sponsor, sous le portrait de la Joconde…
La cour des comptes constate l’apparition « d’un nouveau type de mécénat. Ce dernier est conçu comme un vecteur essentiel de l’image de l’entreprise et s’intègre pleinement, par ses retombées médiatiques qui peuvent être considérables, dans une politique de communication globale » 2. De quoi donner raison aux artistes et critiques, philosophes signataires en 2014 d’une pétition visant LVMH et intitulée « L’art n’est-il qu’un produit de luxe ? », s’insurgeant contre « un monde où la marchandise serait de l’art parce que l’art est marchandise, un monde où tout serait art parce que tout est marchandise ». 3
L’art et les artistes redonnent une virginité à un luxe galvaudé
Comment comprendre l’enjeu pour des groupes comme LVMH, Kering et autres, des mastodontes mondiaux, au-delà de l’appétit esthétique de leurs dirigeants de s’afficher avec des vedettes de la scène artistique ? La réponse se trouve dans la contradiction fondamentale des marques de luxe, tiraillée entre l’exception que le client est censé acheter et la massification qu’entraîne la mondialisation. Ainsi, la dernière « mode », si l’on peut dire, chez les géants du luxe serait de communiquer au travers des « influenceurs » des réseaux sociaux. Mais un quelconque épigone de Kim Kardashian revêtue de Saint-Laurent ou de Chanel, renforce-t-elle la marque ou contraire la vulgarise-t-elle définitivement ?
Ruée vers le patrimoine
A force de démultiplier leur présence aux quatre coins du monde réel ou virtuel, les marques se sont trivialisées, entraînant un ralentissement de la croissance des Gucci, Prada, et autre Vuitton. « Pour retrouver les caractéristiques du luxe – le superflu, l’exceptionnel –, on revient à un élément essentiel : l’authenticité. On exalte les racines, on crée un récit qui ressemble parfois à une fiction, alors que la généralisation de la circulation de la marchandise a brouillé le message », écrit Marc Abelès. L’art et les artistes redonneraient une virginité à un luxe galvaudé.
Les groupes italiens investissent donc dans la restauration du patrimoine : Todd’s au Colisée, Fendi à la fontaine de Trevi, Ferragamo aux Offices de Florence… LVMH, leader mondial, joue pour sa part sur tous les registres : sa fondation expose les toiles de Takashi Murakami qui dessine aussi les pyjamas de Louis Vuitton à 1 400 euros.
Exposition de Takashi Murakami à la fondation Louis Vuitton. Photo : Xavier POPY/REA.
Surtout, la Fondation Louis Vuitton, avec son bâtiment emblématique du bois de Boulogne (voir encadré) est devenue en quatre années un acteur majeur des expositions. L’impressionnante collection Chtchoukine (sur les impressionnistes) en 2017 a enregistré 1,2 million d’entrées, à deux doigts du record de Toutankhamon en 1967. Celles réunissant Basquiat et Schiele ont accueilli 676 000 admirateurs en 2018-19, soit davantage que « Picasso bleu et rose », pourtant record d’entrée au musée d’Orsay (670 000 visiteurs en 2018). Les grands groupes du luxe font coup double : en annexant les artistes, ils se refont une beauté. En les exposant, ils s’ouvrent un nouveau marché, celui des musées. Pour pasticher Baudelaire, qui fut aussi un féroce critique d’art : ici, tout n’est que luxe, art et profitabilité…