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Pierre Goldman, la farce armée

Lien publiée le 28 avril 2019

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https://next.liberation.fr/livres/2019/04/26/pierre-goldman-la-farce-armee_1723587

Réédition du seul roman du révolutionnaire et gangster assassiné en 1979.

Pierre Goldman (au centre), à Paris en mai 1968.Pierre Goldman (au centre), à Paris en mai 1968. Photo Archives Jean Ber. Aurimages 

Son unique roman. «La main armée du destin va réduire son œuvre d’écrivain (cette expression aurait suscité en lui un haut-le-cœur ou un grand éclat de rire) à deux livres.» C’est dit par Philippe Gumplowicz dans une préface attentive. De cette phrase, on voit surgir deux images : un assassinat qui coupe court à une vie et une personnalité rebelle à deux faces. Et il y a le bilan d’écriture, bien sûr. Un premier titre autobiographique, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, a été publié en 1975 et a connu un vif succès. Le second, de la fiction pour le coup, toujours avec un titre impossible à caser sur une ligne de couv, l’Ordinaire Mésaventure d’Archibald Rapoport, paru en 1977. Au Seuil, maison éditrice du précédent, Claude Durand préféra ne pas le prendre. Chez Julliard, Bernard de Fallois l’accueillit en y décelant une promesse, une étoffe. Mais il eut moins de fortune. Et sulfureux, Archibald était devenu introuvable. Séguier le réédite.

La Havane

Impossible d’en parler sans revenir sur la légende. Pierre Goldman a été figé pour toujours en plein mouvement, dans la fin de la décennie de l’après-68. Célébré comme un de ses astres, sans y avoir vraiment participé. Né le 22 juin 1944 de parents juifs polonais grands résistants, il est instable, bagarreur, autodidacte et milite à l’Union des étudiants communistes. Goldman rêve de révolution, d’en découdre, rejoint La Havane, revient, repart pour le Venezuela, pour la guérilla, et pour un méga hold-up de banque. A son retour à Paris, il dépense sa part de butin sans compter, écoute de la musique latino, joue du tumba, refait le monde la nuit au rhum. Le 8 avril 1970, coup de tonnerre, il est arrêté pour le meurtre de deux pharmaciennes lors d’un hold-up manqué boulevard Richard-Lenoir le 19 décembre 1969.

Après une enquête de police qu’on dira bâclée, des témoignages approximatifs, les assises le condamnent pour le double meurtre à la réclusion criminelle à perpétuité. Des quartiers de haute surveillance, Pierre Goldman écrit en forme de défense un récit foudroyant, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France. Le premier verdict cassé, un second procès le reconnaît innocent (une biographie parue en 2005 démonte son alibi pour le boulevard Richard-Lenoir). Mais il écope d’une peine de douze ans pour trois autres braquages qu’il a lui-même revendiqués.

Il ne restera que quelques mois sous les barreaux. Après six ans à l’ombre, il est libéré le 5 octobre 1976. C’est à Fresnes que Pierre Goldman a commencé à écrire l’Ordinaire Mésaventure d’Archibald Rapoport, qu’il a poursuivi ensuite dans son petit appartement de la rue de la Colonie où il habitait avec sa femme Christiane. «Pourquoi Archibald ?» demande, dans les premières pages du livre, l’employé de mairie à Liouba qui vient enregistrer l’acte de naissance du petit, né en 1943. Liouba est la sœur du père d’Archibald, juif guillotiné pour avoir commis un attentat antifasciste, sa mère s’est suicidée après avoir égorgé un officier SS. «C’est le seul prénom véritablement absurde que j’aie trouvé», répond Liouba, qui a décidé de le baptiser du double «Archibald Israël» : «Il fallait qu’une absurdité atténuât et cachât la pesanteur du second prénom.»

Absurde, c’est le mot. Aussi bien qu’outrancier. «Archibald est tout à la fois un manifeste tragique, une cocasserie grinçante, un jeu de rôles poussé jusqu’à l’absurde, un récit d’une liberté absolue, une farce inspirée», écrit aussi Philippe Gumplowicz. Né de parents juifs et résistants, décédés violemment comme on vient de le voir, Archibald sera élevé par sa tante, ancienne prostituée et tenancière de bordel qui le fait déniaiser par ses servantes. Erudite, elle l’emmène en Pologne, aux Etats-Unis, en Argentine, à Cuba où il est bouleversé par la musique noire. Cuba où il retournera apprendre l’art de la tumba, se lier à des révolutionnaires, faire le guérillero cinq ans durant, par «soif d’errance expiatoire»«J’aurai une jeunesse intense, décida-t-il, je ne veux pas que l’amertume des rêves avortés aigrisse un jour ma mémoire.» La partie d’errance, de quête philosophique, d’expédients sexuels en tous genres précède l’«histoire judiciaire». Car vient la bascule avec une folie meurtrière de quelqu’un qui a depuis tout petit été hanté par la mort. «Toujours est-il qu’Archibald Rapoport lorsqu’il entre dans sa trente-sixième année vit seul, occupe ses loisirs à philosopher, exerce le métier de malfaiteur, pratique le vol à main armée.» Notre homme se met donc soudainement à tuer, avec un P38, quatre policiers, deux magistrats, un avocat, en déposant auprès de chacun un godemiché. Et de décider «à l’aube du sixième jour de ce mois de septembre un samedi» qu’il n’a plus envie d’enlever la vie.

Solitaire extraverti

Pierre Goldman ne s’est imposé aucune limite morale dans le scabreux et la violence. Une liberté transcendée par une autodérision poussée, un style déchaîné de solitaire extraverti et un talent pour l’absurde qui donne à la réalité un air de farce tragique et presque drôle. «Il m’apparaît que l’auteur des meurtres est fou ou gauchiste», avance le garde des Sceaux. Le commissaire Langlois, qui se tirera une balle dans la bouche en pleine réunion de crise, éclaboussant de cervelle ledit garde des Sceaux, se dit : «J’entendrai Freud à titre confidentiel mais je n’en laisserai pas mention écrite dans la procédure.»

Son personnage de tueur philosophe juif n’est-ce pas Pierre Goldman au fond, réécrivant une nouvelle autobiographie sous des travers de fiction ? Non, affirme-t-il dans une note personnelle, citée par le préfacier. «Voilà ce contre quoi je tenais à vous prévenir : ce récit, ni roman, ni nouvelle, ni essai, ni rien d’autre qui possède appellation, est pure fiction.» Après sa sortie de prison, Pierre Goldman a vécu intensément, collaboré à Libération, aux Temps modernes, joué de la tumba dans les bars à Salsa, fait naître, fait tuer et fait mourir Archibald Rapoport. Le 20 septembre 1979, peu après 12 h 20, Pierre Goldman est abattu en pleine rue du XIIIe arrondissement par un commando se revendiquant du groupuscule Honneur de la police. Il y a quarante ans, que ce personnage fascinant et ambivalent, révolutionnaire et gangster, habité par son judaïsme, tombait sous les balles. A 35 ans. Au même âge, Archibald par la plume de Goldman dit : «Il forma le projet d’écrire, et de périr pour que le récit de sa vie pût être publié.»

Frédérique Roussel

Pierre Goldman

L’Ordinaire Mésaventure d’Archibald Rapoport

Séguier «l’Indéfinie», 189 pp., 20 €.