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"Transformer le travail afin qu’il soit soutenable pour tous"
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Alternatives économiques, 29 avril 2019
Les recherches de Dominique Lhuilier, psychologue du travail et professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), portent essentiellement sur la problématique santé et travail. Depuis quelques années, elle mène des enquêtes qualitatives sur la santé des chômeurs. Elle a dirigé une dizaine d’ouvrages scientifiques dans le champ de la psychologie du travail et des organisations, dont Que font les dix millions de malades ? Vivre et travailler avec une maladie chronique (avec Anne-Marie Waser, Erès, 2016), et Se doper pour travailler (avec Renaud Crespin et Gladys Lutz, Erès, 2017). Pour Dominique Lhuilier, les chômeurs sont des travailleurs, mais qui ne sont plus considérés comme telles. Elle revient sur les processus aboutissant à cette relégation, alors que les principaux protagonistes se défaussent de leurs responsabilités.
Vos recherches actuelles portent sur la santé des chômeurs et de tous ceux qui ont été écartés de l’emploi pour raisons de santé. Connaît-on le nombre de salariés en risque de désinsertion professionnelle pour ces motifs ?
Le dernier rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) traitant du risque de désinsertion professionnelle pour raisons de santé précise qu’il n’existe aucune mesure directe du nombre de salariés en risque de désinsertion professionnelle. Il est estimé que 2,3 millions de salariés sont considérés comme étant en situation de handicap « au sens large, c’est-à-dire en incluant ceux dont le handicap n’est pas reconnu administrativement mais qui déclarent un problème de santé durable et des difficultés importantes dans les tâches quotidiennes ». En 2012, il y a eu environ 850 000 avis d’inaptitude avec réserve et 160 000 avis d’inaptitude prononcés par les médecins du travail en ce qui concerne les salariés du privé. Sur ces bases, il y aurait donc entre un et deux millions de salariés menacés à court et moyen termes par un risque de désinsertion professionnelle, soit 5 % à 10 % des salariés. L’Igas pointe que parmi les différents métiers, « les ouvriers sont particulièrement représentés, ainsi que les métiers des secteurs sanitaires et sociaux ».
Le rapport de l’Igas souligne que plus d’un quart des inscriptions à Pôle emploi se font suite à un licenciement pour inaptitude médicale
Selon ce même rapport, plus d’un quart des inscriptions à Pôle emploi se font suite à un licenciement pour inaptitude médicale, révélant ainsi des problèmes de santé antérieurs à l’entrée au chômage. De même, Pôle emploi souligne que le nombre de personnes inscrites suite à ce type de licenciement tend à croître au cours de ces dernières années, soit + 11,6 % entre 2013 et 2015. Les études épidémiologiques en France montrent en effet que les chômeurs sont particulièrement exposés aux inégalités de santé. Ils sont en moins bonne santé que les actifs occupés du même âge, sur plusieurs indicateurs : santé perçue, morbidité, épisodes dépressifs, recours et accès aux soins. Une récente étude de l’Inserm met en évidence une association entre le chômage et une moins bonne santé cardiovasculaire, en contrôlant les effets de l’âge. Les chômeurs ont ainsi un risque d’AVC et d’infarctus augmenté de 80 % par rapport aux actifs.
Les chômeurs ont un risque d’AVC et d’infarctus augmenté de 80 % par rapport aux actifs
Dans l’avis du Conseil économique, social et environnemental (Cése) sur la question, il est mentionné que « 10 à 14 000 décès par an lui sont imputables, du fait de l’augmentation de certaines pathologies, maladie cardiovasculaire, cancer… ». Le risque est aussi multiplié de connaître un épisode dépressif (24 % des hommes et 26 % des femmes).
Pôle emploi donne également des informations intéressantes sur le pourcentage croissant de demandeurs d’emploi avec des problèmes de santé et donc des difficultés accrues de retrouver un emploi. Mais très peu de travaux de recherches portent sur la santé des chômeurs
Qu’est-ce qui vous a amenée à vous y intéresser ?
Mon intérêt pour la question du chômage est venu en travaillant sur la santé au travail. Je me suis rendu compte que de plus en plus de salariés voyaient leur santé se dégrader pour différentes raisons et qu’il y avait une vraie difficulté à considérer les chômeurs comme des travailleurs. Comme si, dès lors que des personnes basculent dans le chômage, il n’y avait plus besoin de faire des recherches sur leur santé ! En 2000-2001, j’ai travaillé et publié un livre à propos des « placardisés » . 1Je voulais comprendre ce qui se passait pour toutes les personnes qui étaient toujours en emploi, mais à qui le travail avait été retiré.
Il y a une vraie difficulté à considérer les chômeurs comme des travailleurs
J’ai alors rencontré beaucoup de personnes placardisées, ce qui était pour le moins paradoxal à une époque où tous les discours étaient centrés sur la rationalisation de la gestion des entreprises et la réduction des coûts. Il y avait une énigme : pourquoi donc payer des salariés à ne rien faire ? Il n’existe évidemment pas de données, puisqu’il n’y a pas de statut de « chômeur interne ». Comparé à l’ampleur des travaux de recherches de différentes disciplines sur la santé des travailleurs – pour lesquels on dispose, et heureusement, de beaucoup d’informations –, il n’existait pratiquement rien sur la santé des chômeurs.
C’est donc le trou noir de la recherche ?
Oui, et c’est celui aussi des représentations sociales : très peu de médias, d’émissions de télévision explorent cette question. Le traitement médiatique et politique du chômage s’aborde en termes de masses, de flux, d’âge, de différence hommes-femmes… C’est également le trou noir des dispositifs de santé ciblés sur cette population, dans la mesure où dès que l’on quitte son emploi, il n’y a plus de suivi de sa santé au titre de son statut de travailleur. Les personnes doivent consulter les médecins de ville, globalement peu formés aux problématiques du lien entre santé et chômage, sachant qu’ils ne sont déjà pas particulièrement formés pour penser le lien entre santé et travail…
L’investigation est compliquée, les demandeurs d’emploi évitant dans toute la mesure du possible d’évoquer leurs problèmes de santé
On sait beaucoup de choses sur la santé des travailleurs grâce aux retours de la médecine du travail, mais on en sait peu sur celle des chômeurs, qui de plus recourront de moins en moins aux soins à mesure que le chômage dure. Les quelques études dont on dispose montrent en effet qu’il y a une diminution du recours aux soins chez les demandeurs d’emploi, car c’est l’un des postes budgétaires sur lequel ils économisent en premier lieu. A l’époque de l’ANPE, il y avait des médecins attachés aux ANPE, qui avaient pour rôle d’aider les conseillers à construire des projets professionnels pour les demandeurs d’emploi ayant des problèmes de santé.
C’est ainsi que j’ai engagé avec des collègues un travail de recherche sur la santé des demandeurs d’emploi. Mais l’investigation est compliquée : les demandeurs d’emploi ne parlent pas aisément de leur santé. On a essayé de voir si Pôle Emploi pouvait être un partenaire de recherche. Mais on s’est vite rendu compte que rencontrer des demandeurs d’emploi au sein de l’institution était délicat. Ce n’est pas le bon espace pour aborder en confiance ces problèmes. Car un demandeur d’emploi doit être en bonne santé, et il n’est pas « vendable » sur le marché du travail s’il parle de ses problèmes de santé. Ils évitent donc dans toute la mesure du possible d’en parler.
Quelles observations sur l’état de santé des chômeurs pouvez-vous faire à partir de vos enquêtes qualitatives ?
Nous avons schématiquement repéré trois grands types de situations. La première concerne les personnes qui entrent au chômage parce qu’elles ont des problèmes de santé (accidents du travail, maladies professionnelles, maladies chroniques). La deuxième est constituée des personnes qui vivent un choc traumatique en entrant dans le chômage. Leur monde s’est écroulé. C’est notamment le cas pour ceux qui n’ont connu que des emplois stables durant leur vie professionnelle. A contrario, d’autres arrivent à Pôle emploi usés par de longs parcours dans le précariat. La troisième rassemble les personnes qui pâtissent des conséquences du chômage de longue durée. Pour cette dernière catégorie, on dispose de pas mal de données et on connaît les effets du chômage sur la désocialisation et sur la santé psychique.
L’intense climat de compétition qui règne dans certaines entreprises peut mettre en danger celui qui sera jugé comme vulnérable
Dans le premier cas, les personnes entrent massivement au chômage pour des raisons d’inaptitude médicale à tout type de postes. L’employeur est censé chercher dans un premier temps un reclassement sur un autre poste en interne. Une fois qu’il a cherché – ou fait semblant de chercher –, il déclare qu’il n’existe pas de solutions en interne. J’ai l’exemple d’un service social avec lequel je travaille, chargé de l’accompagnement de travailleurs du BTP qui ne peuvent plus continuer à travailler sur des chantiers pour des raisons de santé, avec des causes multiples allant de l’usure professionnelle, des suites d’accidents du travail, de troubles musculo-squelettiques (TMS), de suites de cancer…
Que nous dit la santé des chômeurs des transformations à l’œuvre dans le monde du travail ?
Aujourd’hui, l’intolérance des organisations du travail à la fluctuation des capacités productives est telle qu’il faut taire ces fluctuations et donc ces problèmes de santé dans toute la mesure du possible. Il faut donner le change, cacher ses difficultés pour éviter la relégation ou l’affectation à un poste de travail déqualifié ou déqualifiant. Cela peut être aussi par crainte des réactions des collègues. L’intense climat de compétition qui règne dans certaines entreprises et certains secteurs peut mettre en danger celui qui sera jugé comme vulnérable. La vulnérabilité perçue est un handicap dans un climat compétitif. C’est encore le cas dans certains milieux de travail masculins, avec des valeurs viriles très fortes. La fragilité déroge aux valeurs du milieu et expose au soupçon de défaut de fiabilité. Pour garder la confiance de ses collègues, il faut là aussi masquer la réalité.
Dans le secteur du BTP, où il y a peu de diplômés, comme dans d’autres, le premier capital social, c’est le corps
Dans le secteur du BTP, où il y a peu de diplômés, comme dans d’autres, le premier capital social, c’est le corps. Etre malade, c’est risquer de perdre ce sur quoi on s’est appuyé toute sa vie pour exister socialement, pour avoir des revenus, pour assumer son rôle dans une sphère familiale souvent marquée par une division genrée des tâches. Ainsi, elle explose souvent lors de l’entrée au chômage, notamment des hommes. Dans ces milieux, l’homme qui perd son travail n’est plus un homme. Il ne perd donc pas seulement son emploi, il perd tout.
N’y a-t-il pas aussi un contexte d’intensification du travail ?
L’intensification mais aussi l’individualisation et la précarisation du travail impactent en effet fortement les marges de manœuvre dont chacun peut disposer, individuellement et collectivement, « pour faire avec » des problèmes de santé. C’est-à-dire trouver des manières de travailler qui permettent de s’économiser et d’ajuster son rythme de travail à son énergie et à ses capacités du moment. Car la vie avec des problèmes de santé est souvent signe d’instabilité de l’énergie et des ressources : on peut être bien un jour et mal de lendemain ; ou on est en forme le matin, mais pas l’après-midi.
C’est souvent l’enchaînement de quelques arrêts maladie qui va sortir le salarié de la « clandestinité » en révélant l’existence de problèmes de santé
En apprenant à vivre avec ses problèmes de santé, la personne peut construire des modes opératoires qui vont lui permettre de répondre aux exigences, mais à condition de disposer de cette marge de manœuvre et de liberté en matière d’organisation. Sinon, elle sera contrainte à des gestes et à des rythmes qui vont lui coûter et qui vont l’amener, tout en essayant d’être la plus discrète possible sur ces questions et donc tout en gérant de manière très solitaire ses problèmes, à une usure. La personne va décrocher. C’est souvent l’enchaînement de quelques arrêts maladie qui va la sortir de la « clandestinité » en révélant l’existence de problèmes de santé.
Le médecin du travail est alors alerté et intervient, en faisant une évaluation de la compatibilité de son poste avec son état de santé. Cela peut être dans un premier temps des restrictions d’aptitude (par exemple, pas de station debout ou de port de charges lourdes). La personne va se retrouver confrontée à ses collègues, car bien souvent les restrictions d’aptitude ne s’accompagnent pas d’une réorganisation du travail. Cela signifie que les collègues devront faire ce que le salarié malade ne peut plus faire.
Les entreprises ne se réorganisent-elles pas régulièrement ?
Oui, tout à fait, mais il domine dans ces réorganisations incessantes une approche strictement individuelle, qui ne permet pas de prévenir la survenue de conflits. Il est indispensable que des mesures de restriction d’aptitude s’accompagnent d’une réflexion allant au-delà de l’aménagement du poste de travail de la personne ayant des restrictions, prenant en compte toute l’équipe. La plupart du temps, les tâches qu’un salarié ne peut plus accomplir sont implicitement confiées à ses collègues, qui les prennent volontiers en charge pendant un certain temps.
Il domine dans les réorganisations incessantes des entreprises une approche strictement individuelle, ne permettant pas de prévenir la survenue des conflits
Mais bien souvent, ils ont tellement souvent eux-mêmes la tête sous l’eau qu’ils ne peuvent assurer dans la durée ces délégations de charges de travail. Des conflits et des soupçons se font jour. On trouve donc beaucoup de salariés qui ne se conforment pas à leurs restrictions d’aptitude.
Quel est le rôle précis du médecin du travail aujourd’hui ? Sert-il vraiment l’intérêt du salarié ?
Il est vrai que le médecin du travail est le seul à pouvoir délivrer les restrictions d’aptitude ou les inaptitudes au travail. C’est donc une sorte de juge, qui peut être parfois perçu comme menaçant. Car en protégeant le salarié et sa santé, il ouvre la porte du risque du licenciement. En effet, quand un salarié est déclaré inapte, dans beaucoup de secteurs d’activités privés, il n’est, la plupart du temps, pas reclassé mais licencié. Il y a une très forte augmentation du nombre d’inaptitudes, et donc du nombre de licenciements pour inaptitudes, de même qu’une très nette augmentation du nombre de pensions d’invalidité. 10 % des postes, soit environ 2,3 millions des « couples salarié-emploi », ont fait l’objet d’une ou plusieurs mesures d’aménagement ou de restriction de la part de la médecine du travail à un moment donné, selon l’Igas.
Il y a une très nette augmentation du nombre de pensions d’invalidité
Une enquête très intéressante effectuée en 2015 par la Direccte dans la région Aquitaine, montre que les décisions d’inaptitudes à tous postes dans le régime général ont augmenté de 29 % entre 2006 et 2014. Les pathologies qui en sont à l’origine sont les TMS (44 %), les troubles mentaux (33 %), et les autres maladies chroniques.
Que deviennent ces salariés inaptes ?
39 % sont licenciés, sans projet ni solution, 27 % sont mis en invalidité, 26 % sont licenciés mais ont un projet identifié, et 6 % partent en retraite… Quant à l’invalidité, près d’un million de pensions d’invalidité ont été servies en 2015, et elles sont en nombre est croissant : + 16,6 % sur la période 2005-2015 et + 1,6 % en moyenne annuelle, tous régimes confondus.
Quelles sont les responsabilités respectives des entreprises et des pouvoirs publics dans cette situation ?
Il y a une responsabilité partagée. Les entreprises, en se « débarrassant » des salariés à la santé fragilisée renvoient aux finances publiques la prise en charge de ces situations, qu’elles ont contribué à fabriquer. Je dis « contribuer », car un employeur ne peut être tenu pour responsable, par exemple, de la sclérose en plaques de son salarié. Mais il faut être logique : si on dit que les TMS sont la première maladie professionnelle reconnue aujourd’hui, allons jusqu’au bout du raisonnement. Pour se maintenir en activité avec une TMS, maladie très douloureuse et qui a tendance à se chroniciser, on va être obligé de consommer des analgésiques, dont on devra augmenter les doses au fur et à mesure que le corps s’habitue, jusqu’au moment où cela ne sera plus possible. Il y a donc beaucoup de licenciements pour cause de TMS.
Pourquoi les chercheurs ne vont-ils pas jusqu’au bout de l’analyse des trajectoires des personnels souffrant de TMS ?
Quelque chose alors m’interpelle : pourquoi les chercheurs ne vont-ils pas jusqu’au bout de l’analyse des trajectoires des personnels souffrant de TMS ? Il est bien sûr essentiel de travailler sur la prévention. Du coup, on met un projecteur, et c’est capital, sur tout ce qui peut favoriser la prévention de ces troubles, et sur la façon d’aménager les postes de travail des personnes qui en sont atteintes, mais on s’arrête là. Or, il faut bien voir que le chômage est de plus en plus la destinée de ces problèmes de santé que l’entreprise ne veut ni prévenir ni gérer au sens de l’aménagement des postes de travail.
Je travaille souvent avec les psychologues du travail au sein de Pôle emploi dans différentes régions. Elles sont devenues – ce sont en grande majorité des femmes – les spécialistes de l’accompagnement des demandeurs d’emploi ayant une santé fragilisée. Car, à côté de ceux qui sont autonomes, qui gèrent seuls leurs recherches d’emploi, il y a tous ceux qui ont besoin d’être accompagnés par un conseiller.
Le chômage est de plus en plus la destinée de ces problèmes de santé que l’entreprise ne veut ni prévenir ni gérer au sens de l’aménagement des postes de travail
Quand ce dernier repère des problèmes de santé, il les adresse aux psychologues de Pôle emploi. Ce sont donc elles qui sont en première ligne sur ces questions de santé. Elles disent qu’à côté des problèmes de santé « historiques », comme les séquelles d’un accident du travail, elles voient beaucoup de personnes en burn-out, en dépression suite à du harcèlement, de la maltraitance ou de l’épuisement professionnel. Ces psychologues repèrent ces problèmes comme étant une transformation importante des problèmes de santé des demandeurs d’emploi. Ils ont décroché du travail, ils ont basculé dans l’arrêt maladie, puis ils ont été licenciés ou ils ont démissionné, et ils ont basculé dans le chômage.
Ce sont donc des personnes qui sont éjectées du système…
C’est tout à fait ça. En témoignent les débats sur la question de la reconnaissance des maladies professionnelles, notamment de celle des maladies psychiques telles que les troubles anxio-dépressifs, la dépression, du burn-out. Elles sont très nombreuses, mais elles ne sont pas inscrites au tableau des maladies professionnelles. Cependant, on peut construire des dossiers pour faire la preuve que l’altération de la santé psychique est bien en lien avec le travail. A partir de ce dossier, on peut faire une demande de reconnaissance. On assiste à une forte augmentation du nombre de dossiers constitués pour tenter de faire la preuve que l’épuisement et les troubles psychiques sont attribuables au travail.
Un tel parcours du combattant est encore plus difficile pour une personne qui a déjà perdu son emploi
Mais un tel parcours du combattant est encore plus difficile pour une personne qui a déjà perdu son emploi – sachant que l’isolement est la caractéristique première d’un demandeur d’emploi. Il n’a plus la possibilité de s’appuyer sur ses collègues, sur son encadrement, sur la médecine du travail ou le DRH. Toutes ces ressources lui font défaut et il est renvoyé à lui-même, avec les ressources sociales ou familiales dont il peut disposer.
Entre le travail en santé et le chômage, il y a aussi la situation de ceux qui essaient tant bien que mal de se maintenir en emploi. Certains recourent aux médicaments et aux substances psychoactives. Est-ce fréquent ?
Quand nous avons fait nos entretiens individuels et collectifs avec des chômeurs, on a été frappés de la fréquence de la consommation de médicaments. Quand on parle de substances psychoactives et chômage, dans les représentations collectives, on pense par exemple à l’alcool. Mais ce n’est pas du tout dominant. En revanche, ce qui l’est, c’est la fréquence du recours aux anxiolytiques, aux antidépresseurs et aux somnifères. Et d’ailleurs, les gens disent, que lorsqu’ils tournent en rond à la maison, quand ils n’ont pas de réponse aux candidatures qu’ils envoient, quand ils réalisent que Pôle emploi ne va pas être une véritable ressource pour les aider à retrouver du travail, que leurs revenus diminuent et que les conflits s’installent dans la sphère familiale, qu’ils font appel au médecin. Et le médecin prescrit… Et la personne commence à se lancer dans cette consommation de médicaments.
Il y a aussi des personnes qui entrent dans cette consommation de médicaments au travail avant le chômage, notamment tous ceux qui sont confrontés à la souffrance au travail : on essaie de tenir, mais au bout d’un moment on faiblit et on prend des antidépresseurs pour pouvoir continuer à venir travailler, ou encore pour contenir les symptômes anxio-dépressifs. Au début, cela peut être une prescription médicale, mais on voit bien comment petit à petit, parce qu’il y a la nécessité d’augmenter les doses, on peut basculer dans une autoprescription (en changeant de médecin, en achetant les médicaments sur Internet, etc.).
On ne dit jamais à ses collègues en arrivant le matin : « veux-tu partager ma tablette d’antidépresseurs ? »
Michel Hautefeuille, un psychiatre addictologue qui travaille au Centre médical Marmottan qui est un centre pour toxicomanes, a raconté dans un livre Dopage et vie quotidienne2,
une anecdote très parlante. Il voit un jour arriver un jeune cadre en costume et cravate, un profil tout à fait étrange par rapport à celui des patients toxicomanes habituels de ce centre, qui lui dit : « Je ne suis pas toxicomane, mais j’ai un problème avec les médicaments. Voilà ma situation : je suis un jeune cadre qui travaille à la Défense. Nous avons à relever de nombreux challenges. Je suis dans une période d’essai. Et il faut que je réussisse. Je partage mon bureau avec un autre jeune cadre et je vois bien qu’il est beaucoup plus performant, beaucoup plus réactif que moi. Il abat une quantité de travail énorme. Le stress a commencé à monter, je ne dormais plus et suis allé voir mon médecin qui m’a prescrit des somnifères. Du coup, le matin, je n’arrivais plus à fonctionner… Je suis retourné voir mon médecin, qui m’a donné un stimulant. J’ai dû augmenter les doses, puis retourner voir mon médecin qui les a augmentées. Ma consommation s’est emballée. J’ai tenté d’arrêter tout seul, mais je n’y arrive pas. J’ai donc besoin d’aide. » Le psychiatre lui a alors proposé de faire une cure de sevrage.
Quelque temps plus tard, il voit arriver une personne présentant exactement le même profil, avec les mêmes souffrances et la même demande. Il se trouve qu’il s’agissait de son collègue de bureau. Mais ils ne s’en étaient pas parlé.
Ce sont des consommations individuelles, cachées, dont on ne parle pas non plus au médecin du travail, peut-être aussi parce que celui-ci ne pose pas trop de questions
Cela en dit long sur le fait que la consommation de médicaments au travail est un sujet tabou. On ne dit jamais en arrivant le matin à ses collègues : « Veux-tu partager ma tablette d’antidépresseurs… ? » Ce sont donc des consommations individuelles, solitaires, cachées, et dont on ne parle pas non plus au médecin du travail, peut-être aussi parce que celui-ci ne pose pas trop de questions. Car il part du principe que si un travailleur consomme ce type de médicaments, c’est qu’il y a une prescription médicale. Or, le médecin du travail n’est pas un prescripteur.
Quelles sont vos recommandations ?
On ne peut pas juste attendre que les entreprises prennent la responsabilité de se transformer elles-mêmes. Si on décide d’appliquer une logique de « pollueur-payeur », seul le pouvoir politique pourra l’imposer. Il existe déjà des pénalités au regard des accidents du travail et des maladies professionnelles – ce qui explique que parfois les entreprises ne les déclarent pas. Mais on pourrait de la même manière pénaliser les entreprises qui licencient abusivement pour raisons de santé. Il y a certainement des mesures à prendre fortement incitatives pour amener les entreprises à assumer le « service après-vente », si je puis dire. Au sens où si elles fabriquent de la pénibilité et donc de l’usure prématurée, il faut aussi qu’elles assument leur personnel usé ou s’attachent sérieusement à prévenir leur « inemployabilité ».
On ne peut pas juste attendre que les entreprises prennent la responsabilité de se transformer elles-mêmes
Quand les fabricants automobiles ont mis en place le lean management, ils ont fabriqué de l’usure prématurée dans le travail à la chaîne, et il y a eu énormément de placardisés. C’est-à-dire des ouvriers qu’ils avaient retirés de la chaîne sur demande du médecin du travail et dont ils ne savaient plus que faire. Leur licenciement aurait sans doute été préjudiciable à l’image de l’entreprise et au climat social. Mais ils étaient finalement dans la même situation que les agents des collectivités territoriales, où il y a des métiers très usants, avec un vieillissement prématuré des agents, et où nombre d’entre eux sont en attente de reclassement vers un autre poste plus compatible avec leur état de santé.
Mais il va bien falloir trouver ces postes puisqu’on a fabriqué les conditions de cette dégradation des conditions de travail et de leur santé ! Une alerte l’été dernier a semblé réveiller les politiques : l’accroissement de l’absentéisme. Le gouvernement s’est alors rendu compte que c’était peut-être les entreprises qui ne faisaient pas ce qu’il fallait pour maintenir une organisation des conditions de travail en santé et il a été question de pénaliser les entreprises en fonction de leur taux d’absentéisme. Ce qui a évidemment soulevé un tollé. Une étude a souligné le lien très fort entre l’augmentation de la courbe des absences au travail et la réforme des retraites, avec l’augmentation du nombre de seniors au travail, l’avancée en âge étant synonyme d’altérations de la santé, plus ou moins graves ou invalidantes.
Le monde du travail fabrique des « rebus » et s’en moque. Tout le monde se refile la patate chaude
Le monde du travail fabrique des « rebus » et s’en moque. Tout le monde se refile la patate chaude. La seule solution, c’est de transformer le travail, afin qu’il soit soutenable… mais ce n’est pas du tout ce vers quoi on va. La soutenabilité du travail pour tous permettrait à la fois de penser aux seniors, aux travailleurs dont la santé est fragilisée, à la prévention de l’usure prématurée. L’enjeu est finalement l’amélioration du travail pour tous.
Si on ne reste que dans cette logique d’aménagement des situations individuelles, on ne fait que vider la mer à la petite cuillère. On est arc-boutés sur la question d’un économicisme courtermiste et partiellement aveugle. Tous ces processus de relégation sont pourtant extrêmement coûteux. Le principe de base devrait être d’avoir un travail soutenable, car les enjeux et les coûts humains, sociaux et économiques sont colossaux.
Les rapports alarmants des CHSCT finissent dans un tiroir, comme si cette expertise suffisait à montrer qu’on avait tenté quelque chose
Et il est impératif de penser la prévention. Il faut par exemple préserver la santé des jeunes, à qui on confie volontiers les tâches que les personnes plus âgées ne peuvent plus accomplir, et qui, du coup, s’usent plus vite. Il y a une multiplicité des rapports alarmants des CHSCT, qui finissent pour la plupart dans un tiroir, comme si cette expertise suffisait à montrer qu’on avait tenté quelque chose.
Je pense que la responsabilité des entreprises est véritablement en cause, et qu’elles n’ont pas vraiment pris la mesure des problèmes qu’elles contribuent à créer. Elles ont par ailleurs démissionné sur de nombreux points, comme la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, l’accès à la formation tout au long de la vie… Alors que les changements se multiplient dans le travail, on jette ceux qui ne parviennent pas à s’adapter. Il est plus facile d’individualiser les difficultés de santé rencontrées par un salarié, en se disant : « elle n’est pas parvenue à gérer sa charge de travail » ; « il n’a pas su gérer son stress » ; « il y a eu des antécédents » ; « elle ou il est fragile », etc.
Les prescripteurs du travail définissent des objectifs et des organisations conçus pour des salariés de fiction, genre Robocop ou Wonderwoman
La fragilité est aujourd’hui vue comme une caractéristique personnelle et donc différentielle ; elle est pourtant une caractéristique du vivant. Quand on parle des « salariés fragiles », des « vulnérables », cela signifie-t-il donc qu’il y aurait des « invulnérables » ? Tout le monde peut un jour rencontrer des difficultés, à l’occasion du retour d’un congé maternité, d’un cancer, d’un événement de la vie, ou de l’accompagnement d’un parent âgé… Les prescripteurs du travail définissent des objectifs et des organisations déréels, conçus pour des salariés de fiction, genre Robocop ou Wonderwoman ! La réalité est tout autre et la fluctuation des capacités productives tout au long de la vie est consubstantielle à l’humain, comme sa finitude.