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La Maman et la Putain : du soulèvement manqué à la révolution en chambre

Lien publiée le 30 avril 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://comptoir.org/2019/04/30/la-maman-et-la-putain-du-soulevement-manque-a-la-revolution-en-chambre/

À l’heure où François Ruffin et Gilles Perret nous offrent « J’veux du soleil », film qui rend grâce aux gilets jaunes (il serait prématuré de rendre hommage), on se souvient du film-mythe de Jean Eustache sorti en 1973, et de cette génération désarmée après Mai 68, que d’aucun n’ont si bien dépeint que le cinéaste déchu. Rendant palpable l’impossible réconciliation des idéaux avec le réel, il a surtout construit son film autour de ces antagonismes avec lesquels on n’a de cesse de s’opposer encore aujourd’hui : tradition et progrès.

C’est évidemment par son a-temporalité que ce joyau fait toujours effet aujourd’hui, mais surtout par cette efficacité à révéler la vérité, et ce parce qu’il est profondément dialectique. Le film opère une critique de l’hypocrisie progressiste par cette négativité hégélienne qui permet à la contradiction de faire jaillir la vérité. Instituant le clinquant de la modernité de l’époque, entre ses vinyles, ses mœurs délibérées, son dandysme et ses institutions telles que le Café de Flore, on retrouve pêle-mêle, dénoncés ou moqués, le MLF, la « nouvelle société » (projet d’une société jeune et prospère par le premier ministre de Pompidou, en 1969), les supermarchés, La classe ouvrière va au paradis (drame social de 1972), les parisiens qui s’activent dans les rues, l’avortement, etc. Soit, des contraires qui parcourent ces 3h27 de dialogues, et dont on se résigne autant qu’on s’y oppose.

Car, ce que met en scène Eustache, c’est autant la petite bourgeoisie oisive de Saint-Germain-des-Près que des anonymes las qui ne portent leur mécontentement que dans l’intimité de leurs discours et qui, au fond, ne sont pas oisifs par moyens financiers mais par revendication un peu lâche. En s’attardant sur le paysage professionnel, on constate que les profils sont à la fois distincts mais convergent vers un même quotidien et des aspirations semblables, à l’exception de Gilberte (Isabelle Weingarten) ancienne amante d’Alexandre (Jean-Pierre Léaud) – le personnage principal –, et qui cristallise bons nombres des critiques déclamées. C’est à elle que l’on doit la posture moderniste de l’époque, lorsqu’elle annonce son mariage à Alexandre et que ce dernier lui répond : « Vous ferez un couple très nouvelle société« , mais c’est elle aussi qui semble exercer la seule profession honorable du film, enseignante d’université, quand les autres occupent des fonctions presque par défaut. On ne voit plus les étudiants de Mai 68 mais les enseignants. Gilberte est rigide, arbore une coiffure dont aucun cheveux ne dépasse et ne semble animée d’aucune passion, fusse-t-elle politique, sociale ou amoureuse. Elle serait ainsi le fantôme de l’après 68, le fruit pourri d’un panier tentant mais peu reluisant à mesure que l’on s’y approche.

« Je n’ai jamais compris les gens qui, sans se connaître, trouvent des sujets de conversation. Je crois qu’il faut se taire, se regarder en silence. Ou bien parler beaucoup parce que cela revient au même. » La Maman et la putain, extrait

Nulle révolte, nul heurt, mais des postures impeccables ou soignées, des vies bien rangées ou silencieuses. On pourrait ainsi se demander : à quoi bon une quatrième semaine de congés payés obtenue quand, 40 plus tard, beaucoup de français n’ont pas les moyens de s’échapper au soleil, ou ailleurs ? Alors, nulles revendications salariales non plus. Marie (Bernadette Lafont), la maman, est auto-entrepreneur, elle gère une boutique de vêtements et se permet des séjours londoniens pour faire prospérer son activité. Campant l’idéal de la femme moderne, un brin libérale, mais peu animée par son travail, elle finit par tenter d’avaler une boîte de somnifère quand son compagnon s’éprend d’une autre, dénonçant la posture d’une vie marginale où les couples se délient, se partagent, et dont in fine aucune femme n’en supportera véritablement les conséquences.

Véronika (Françoise Lebrun), la putain, raconte quant à elle presque allègrement les attouchements dont elle est victime à l’hôpital où elle travaille en tant qu’infirmière. Annonçant des difficultés qui n’ont fait que croître entre heures tardives et mal payées, manque de reconnaissance, et bas niveau de vie. Puisqu’il ne s’agit pas de militer socialement ou économiquement, elle ne s’en plaindra pas.

Alexandre incarne donc le dandy de la farce. Flânant avec son foulard au cou, son pantalon pattes d’éph, ses bottines, Le Monde d’une main, la cigarette ou le verre de l’autre. Moquant ce jeu du travail, il déclare : « Les gens travaillent, ils se remuent, font des tas de choses. En fait, ils font semblant. » Faisant de cette inactivité la seule véritable revendication politique du film : ne pas travailler. De la même façon, il refuse de faire la vaisselle, affirmant que ceux qui la font ressentent une étrange satisfaction.

Ces gimmicks de vies professionnelle et domestique font raisonner la société décrite par Perec dans Les choses, en 1965, dont le consumérisme annihile toute conscience idéologique. À cette société qui s’asphyxie des bonnes mœurs et des bons objets, Alexandre préfère boire du whisky assis sur son matelas, et rendre visite à un autre ami oisif qui lui présente sa nouvelle acquisition : un fauteuil roulant. Il l’a volé à un paralytique, il s’en amuse fièrement. C’est sa position de refus de travailler à lui, quid d’un symbole aussi fort pour l’inactif qu’il est ? Renforcé par le mime du handicap, puisque comme Alexandre nous l’a dit, « ils font semblant ».

Cette horizontalité pourrait contourner la verticalité dénoncée par les militants de 68. On ne cherche plus à renverser le pouvoir mais on en illustre les méfaits, on les vit physiquement. Par exemple, dans l’amertume d’un restaurant gastronomique qu’on se permet par fantaisie, et surtout par ennui, et dont la viande n’est même pas bonne. Le Train Bleu de la Gare de Lyon n’est pas le Fouquet’s qu’on brûle en 2019.  Les personnages s’y autorisent un repas mais sans plaisir, sinon le vin et la parole qui l’accompagne. Un vin « pas mauvais », une parole maladroite mais honnête, et surtout un bout de papier sur lequel Alexandre a écrit son autoportrait, ou comme il l’appelle, son « brevet d’existence ». Une vie se résume à un bout de papier sorti d’une poche, chiffonné, et dont la description d’un visage ne renvoie à rien. Tout s’enlise dans ce décorum qui fait lui aussi semblant comme le reste. Filmés de face, assis côte-à-côté, toujours à l’horizontal, les personnages annoncent peut-être déjà l’indigestion finale.

Les espaces exigus que sont les chambres dans lesquelles vivent les personnages, forcent eux-aussi l’horizontalité par leur disposition. Qu’il s’agisse des matelas qui remplacent les canapés, ou des sièges avant d’une voiture, milieu encore plus étroit dans lequel on se réfugie quand la compagnie nous déplaît dans la pièce initialement occupée. L’expérience collective est ainsi concentrée dans ces espaces clos. La révolution ne peut plus se faire dehors, elle se fait en intérieur. Mais elle se fait dialectiquement, donc. En n’ayant pas peur de dénoncer la férocité de l’avortement, des tristesses que cela engendre, plutôt que de le porter en libération sexuelle; en n’ayant pas peur non plus d’ironiser sur la bonne humeur des méridionaux face à la tristesse des parisiens. Mais, surtout, la révolution est intime. Accablés des combats d’une société qui n’ont abouti qu’à leur désœuvrement moral et affectif, ces hérauts – non pas héros – du début des années 70 ont choisi de militer chez eux, entre eux, voire de se révolter contre eux-mêmes. Et le paroxysme de cette révolte vibre au travers du monologue final de Véronika. Cette putain qui souffre, qui a beau avoir « baisé un maximum », finit par désacraliser cette liberté sexuelle pour prôner la « seule chose qui compte vraiment », avoir un enfant avec la personne que l’on aime.

« Vous savez comme les gens sont beaux la nuit, c’est comme Paris, Paris est très beau la nuit, débarrassé de sa graisse que sont les voitures. » La Maman et la putain, extrait

Ainsi ce film qui semblait déconstruire la société bourgeoise et valoriser une vie décousue et plus sincère, nous renvoie finalement à des valeurs traditionnelles. Mais si elles semblent porter en elle une forme de revendication, ce n’est pas davantage par ce qu’elles sont à contre-courant de l’époque que parce qu’elles se détachent de toute schématisation bien organisée. La maladresse des personnages, l’infini contradiction de leur existence, permet de donner à ce traditionalisme une sincérité inattendue. En témoigne la scène finale, celle de l’indigestion. Marc-Edouard Nabe nous rappelle, en prologue de son Régal des vermines (1985), que celui « qui a vomi a dîné ». Véronika, après le restaurant trop cher, l’alcool sur-consommé, la voracité sexuelle, la modestie quotidienne, ne digère plus cette boulimie, n’en peut plus de manger de cette vie là. Quand Alexandra la rejoint chez elle et la demande en mariage, elle va vomir et lui répond : « Si vous voulez m’épouser rendez-vous utile, prenez-moi un cuvette ! ».

Les personnages annulent toute modernité mais non sans ambivalence. Puisqu’il faut accueillir la négation, on renonce à-demi à la libéralisation des mœurs. On accepte de se marier mais avec cynisme, prêt à recracher le trop plein au moment opportun. On crache donc autant sur l’ancien que le moderne, autant sur le libéralisme que sur le marxisme. Car aucune praxis dans ces rescapés de Mai 68. Il font de leur révolte un pacifisme propre à certaines formules bien trouvées de l’époque, celles qui ferait de l’amour un acte politique. Refusant de proposer un revers à l’échec révolutionnaire qui soit mis en pratique, quelque chose qui rende palpable une théorie volatile, une action dont découlerait une idée, ils annoncent presque l’inactivité contemporaine qu’est la nôtre. Mais conscients du théâtre qu’est le leur, ils ne jouent pas les révolutionnaires, ils en ont la carrure malgré eux, par la vérité qui émane de ce refus d’action concrète. Loin de l’audace des gilets jaunes, ils auraient pu augurer les révolutionnaires médiatiques du XXIe siècle, au rang desquels on porte aujourd’hui en trophée François Bégaudeau. Se réclamant de Proudhon, dégommant la bourgeoisie, mais incapable de remonter à la surface de sa jolie carapace policée d’intellectuel anticapitaliste.

Les personnages d’Eustache ne sont ni les militants que l’on retrouve dans les rues, ni les intellectuels qui font leur beurre sur le dos de leur semblables. Acceptant avec ironie ce théâtre progressiste, cette société de consommation dessinée en porte-à-faux, ils résument le MLF à des femmes qui ne veulent plus apporter le petit déjeuner au lit de leur mari, et font d’Offenbach un contemporain de Deep Purple avec lequel on essaie de séduire des jeunes femmes. Dans une interview donnée sur la chaîne YouTube Thinkerview, Bégaudeau nous dit aujourd’hui que « le combat n’aura pas lieu par manque de combattant », Alexandre pourrait lui répondre qu’ « au moins Bellemare et Guy Lux port[ai]ent leur connerie sur leur visage, [et que] c’[était] plus franc. »

Anastasia Marchal

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