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    Livre: Jean-Baptiste de Froment, État de nature

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    Lien publiée le 5 mai 2019

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://dissidences.hypotheses.org/12161

    Jean-Baptiste de Froment, État de nature, Paris, Aux forges de Vulcain, collection « Littératures », 2019, 272 pages, 18 €. suivi d’un entretien avec l’auteur

    Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque

    C’est une France subtilement différente, parallèle en somme, que celle du premier roman de Jean-Baptiste de Froment. En un 2019 alternatif, le pays est régi pour un troisième septennat par une présidente, surnommée « la Vieille ». A ses côtés, Claude, dit « le Régent », dont l’ambition est d’acquérir enfin la première place dirigeante1. Il est épaulé dans ses efforts par sa gens claudia, une équipe d’anciens comme lui de la Sapience, grande école dont sont issus la plupart des hauts fonctionnaires. Parallèlement, dans le département de la Douvre, « centre mou de la France » (p. 20), une jeune préfète, Barbara Vauvert, a su tisser une relation de profonde empathie avec la population d’un territoire délaissé et méprisé. Tout bascule le jour où, par des manœuvres politiciennes, elle est démise de son poste. Elle se lance alors dans la course d’une législative partielle, dans le même temps où l’insurrection se répand à travers tout le département, mettant en péril les propres projets de Claude.

    Écrit avant l’essor du mouvement des Gilets jaunes, Etat de nature n’entretient en réalité que quelques liens avec ce dernier, dans la mise en scène d’une révolte issue des profondeurs du pays, d’une population simple et rustique, dévalorisée par les élites technocratiques et qui renoue ce faisant avec un épisode de rébellion médiévale contre le pouvoir royal2. Ce que semble avant tout viser Jean-Baptiste de Froment, c’est la satire politique, qui brille lors de savoureuses descriptions de personnages, tel Farejeaux, prototype du notable local. Les élites de la VeRépublique sont clairement sur le banc des accusés, privilégiant les ambitions personnelles, la communication, les duplicités et les trahisons, au profit d’une continuité revendiquée d’un État sacro-saint, d’une forme d’immobilisme et de conservatisme social visant à un contrôle de la nature sous toutes ses formes. L’impression suscitée est clairement celle d’un dégoût pour des individus cherchant leurs intérêts personnels sous couvert d’intérêt général. Dans ce tableau, la critique implicite de l’antiterrorisme en tant que disqualification de toute contestation politique ou sociale est particulièrement appréciable3.

    En face, Barbara Vauvert4 incarne une forme de renouveau, d’autant qu’elle a choisi de s’associer à Arthur Cann, jeune philosophe devenu nouveau prophète appelant à un retour à la nature : « (…) un nouvel état de nature, plus riche, plus conscient de lui-même, et rendu possible (…) par les derniers progrès de la technique. » (p. 86), mais dont les artisans ne peuvent être issus que des populations laissées les plus à l’écart de la civilisation moderne. Avec sa compagne Mélusine, il est une claire transposition de Julien Coupat et Yldune Lévy, ainsi que des idées du Comité invisible. Un radicalisme chic auquel le déroulement et le dénouement de l’intrigue ne réservent que bien peu d’avenir. D’autant que ces idées sont récupérées de manière intéressée par le nouveau pouvoir central… Le triangle amoureux mis en scène, sur lequel nous préférons demeurer discret pour tout lecteur potentiel, connaît d’ailleurs une fin tragique. La révolte tourne donc court, les enjeux étant en outre fortement personnalisés, sans doute un peu trop d’ailleurs, faisant de ce roman une lecture fort agréable, mais légèrement décourageante sur le plan politique.

    « Cinq questions à… Jean-Baptiste de Froment » (Entretien numérique réalisé le 1er mars 2019)

    Dissidences : Votre roman risque fort d’être présenté comme prophétique, annonçant par certains de ses aspects le mouvement des Gilets jaunes : pouvez-vous nous en dire plus sur la genèse exacte de cette histoire ?

    Jean-Baptiste de Froment : Le livre a été conçu et rédigé il y a plus de deux ans, en plein macronisme triomphant, dans un climat (en apparence) assez différent de celui d’aujourd’hui. Mais précisément : mon projet était de faire abstraction de ce contexte pour revenir aux « fondamentaux » du pays. Je voulais faire le portrait presque intemporel de la France, dans un roman qui s’apparente à la fable, ou au conte philosophique, et qui n’oublie pas, si possible, d’être drôle. Mon intuition, sans doute, était que sous l’écume de l’actualité immédiate (celle d’un jeune président qui proclamait avec enthousiasme l’avènement d’un monde nouveau), le pays demeurait le même : c’est-à-dire profondément divisé. Divisé entre son « peuple » et son « élite », entre « Paris » et « la province », mais aussi entre les hommes et les femmes ou encore, sur le plan des idées, entre les défenseurs de la « civilisation » et les partisans d’une sorte de retour à la nature, notamment. Ces oppositions ne sont pas nouvelles. Certaines sont aussi vieilles que la France. Mais périodiquement, elles s’aggravent, et le pays bascule dans une forme, plus ou moins prononcée, de guerre civile. Nous y sommes. Ma « chance » est que ce moment de basculement, que je décris dans le livre, a à peu près coïncidé avec la date de sa publication… Je ne vais pas m’en plaindre, car cela donne davantage de visibilité au texte. Mais je n’ai jamais cherché directement à prédire ou prévoir quoi que ce soit. J’ajoute que la tendance consistant à évaluer la qualité d’un roman à l’aune de sa capacité à anticiper le temps qu’il fera le jour de sa parution paraît un peu réductrice : à ce tarif, on risque de passer à côté des meilleurs livres… La littérature, ce n’est pas la météo.

    Dissidences : Comment interprétez-vous justement le mouvement des Gilets jaunes, qui semble incarner, en partie comme dans votre roman, la révolte d’une France profonde et silencieuse face à des élites politiciennes « autistes » et tournées avant tout vers elles-mêmes ?

    J-BDF : Ce qui me frappe, c’est le rôle du facteur géographique dans le mouvement. Les gilets jaunes viennent de quelque part : de cette France profonde, éloignée et coupée des grandes métropoles et où, d’ordinaire, il ne se passe rien. Je ne dis pas que la dimension socio-économique, « de classe », soit absente : mais elle est ici indissociable d’une provenance territoriale, d’une appartenance, pour faire court, à ce qu’on appelle la province. Une étymologie fantaisiste fait remonter le mot « province » au latin vincere (vaincre), pour en faire le « pays des vaincus » : sur le plan linguistique, cela n’a pas de fondement, mais c’est significatif, bien sûr…

    Deuxième élément : si l’opposition Paris / province n’est pas nouvelle, il me semble qu’aujourd’hui, elle change en partie de sens. Historiquement, la province, c’est le parti de l’ordre. C’est une armée de ruraux qui, en 1871, a écrasé la Commune. La grande ville, Paris au premier chef, est au contraire le foyer de toutes les agitations, un nid à révolutions. Le pouvoir politique s’en est d’ailleurs toujours méfié – choisissant pendant longtemps de s’installer à la « campagne », à Versailles. De même qu’après la défaite de 1940, Pétain a préféré une petite station thermale de l’Allier, Vichy, à Lyon la rouge. Sans doute à la campagne y a-t-il eu, autrefois, ce qu’on appelle des jacqueries. Mais c’était généralement des révoltes très locales, contre le seigneur du coin, parce qu’on n’avait plus rien à manger. Pas de dimension vraiment politique. L’une des seules exceptions, mais qui confirme la règle, c’est Jeanne d’Arc, paysanne du petit village de Domrémy, qui prend la tête d’un soulèvement d’ampleur nationale.

    En suivant ce fil, on voit ce que le mouvement actuel a d’inédit : l’épicentre de la colère n’est plus Paris – ni même ses « banlieues », qui en sont comme le prolongement contrarié – pas davantage les autres métropoles, mais la France périphérique, celle des zones rurales et des petites villes enclavées. Et le ressort de la révolte n’est plus le sentiment d’être exploité, mais – presque à l’inverse – celui d’être ignoré, laissé pour compte, tenu pour quantité négligeable. Le prolétariat d’autrefois n’était pas « rien »: il était utile, indispensable même, au développement du capitalisme. La force de travail des ouvriers était la matière première de l’économie. Les gilets jaunes, eux, ont l’impression de « compter pour du beurre » : ils sont, précisément, « ceux qui ne sont rien », pour reprendre la formule malheureuse du président Macron. Le message subliminal de l’élite, c’est : « on pourrait faire sans vous ». C’est contre la perspective d’un tel anéantissement, d’une telle réduction au rien qu’ils se soulèvent.

    Mon roman raconte précisément cela. C’est l’histoire d’une insurrection qui vient de là où personne ne la voyait venir, du département le plus reculé, le plus oublié de la France : la Douvre intérieure. Un département dont tout le monde pensait qu’il avait disparu, et qui se rappelle brusquement au souvenir, et plus que cela, du reste du pays. Je précise, pour les Parisiens qui nous lisent et qui auraient un problème avec la géographie au-delà du périphérique, que la Douvre intérieure n’existe pas, c’est un territoire imaginaire, inventé pour le roman.

    Dissidences : État de nature est avant tout une satire sociale, visant ce qui ressemble fort à un décalque du Comité invisible et des accusés de l’affaire de Tarnac tout aussi bien que divers présidents passés : vous êtes-vous appuyé sur une expérience personnelle pour alimenter votre récit ?

    J-BDF : Si vous me permettez, ce n’est pas tout à fait un décalque : dans ce roman, l’imagination joue un rôle central. Pour le plaisir de la lecture, d’abord, qui pour moi est indissociable d’une forme de dépaysement, de l’exploration d’un monde à découvrir. Mais aussi, parce qu’en se dégageant de la réalité documentaire, en décollant le nez de la vitre des faits constatables, on libère la réflexion. Si le jeu consiste uniquement à reconnaître des personnages et des situations réels dissimulés sous des noms d’emprunt, ce n’est pas très intéressant. Donc dans le roman je cherche toujours, à partir d’un point de départ réel, à larguer les amarres pour aboutir à un monde qui, certes, n’est pas tout à fait un autre, mais n’est pas non plus tout à fait le nôtre : il y a des échos, mais pas de correspondance terme à terme. On a ainsi plus de chance d’approcher une forme d’universel : dans ma façon de voir en tous cas.

    Cela dit, vous avez raison, pour le personnage d’Arthur Cann, cet écolo-philosophe qui s’est installé dans la Douvre afin d’y préparer la révolution, je me suis en partie inspiré de Julien Coupat. Je ne l’ai jamais rencontré ni, à ma connaissance, aucun membre de son « Comité invisible », mais j’ai une certaine familiarité avec le milieu des philosophes d’extrême gauche pour aller vite. J’ai enseigné plusieurs années la philosophie à l’université de Nanterre, où ils étaient assez bien représentés. Et à la même époque, je fréquentais pas mal les séminaires d’Alain Badiou à l’École Normale supérieure. Enfin, j’ai lu à peu près tous les livres attribués au Comité invisible (publiés aux éditions La Fabrique). Sur le plan esthétique, c’est assez séduisant : la précision, la radicalité de la langue, la logique implacable, martiale, qui s’y déploie. Sur le fond, cela m’intéressait aussi parce que, dans la perspective du roman que je voulais écrire, j’étais à la recherche d’une description crédible de la façon dont, dans la France et le monde d’aujourd’hui, une révolution pourrait (encore) advenir. Je dois dire que de ce point de vue, j’ai été déçu : le propos m’a paru trop formel, incantatoire. Plus les textes proclament leur ancrage dans le réel, moins on y croit. On ne voit pas du tout comment, concrètement, le Comité invisible pourrait s’y prendre pour, effectivement, renverser le pouvoir… C’est sans doute la raison pour laquelle, dans mon roman, je ne pouvais faire jouer à Arthur Cann un rôle décisif dans l’insurrection qui venait… Cela ne m’empêche pas de lui conserver une forme de sympathie : ce n’est pas, loin s’en faut, le personnage le plus maltraité du livre…

    Dissidences : Outre une personnalisation forte des enjeux, autour de Claude, Barbara et Arthur principalement, on a l’impression qu’avec le dénouement de votre roman, est forclos toute possibilité de révolte réellement émancipatrice et victorieuse. Est-ce le reflet de votre vision du monde actuel ?

    J-BDF : Oui. Et je pourrais ajouter : malheureusement, en un sens. Car la société telle qu’elle va ne convient à personne. Quelles que soient nos opinions politiques, nous souhaitons tous, plus ou moins consciemment, une révolution qui mettrait enfin ce monde en accord avec nos propres vues. Si j’avais pu imaginer une fin où l’homme et la nature « reprendraient leurs droits » (pour citer la formule qui conclut le roman), je l’aurais fait. Mais je n’ai pas réussi. Cela me paraissait trop peu vraisemblable, en dépit de toutes les libertés que je me suis autorisées dans le texte. Je suis trop sensible à la force d’inertie dont le « système » actuel, pour le meilleur et pour le pire, fait preuve, à sa capacité à tout encaisser, tout absorber, tout digérer : afin qu’au bout du compte, rien ne change.

    Dissidences : Avez-vous l’impression de vous intégrer à un courant plus large de la littérature française contemporaine, qui semble remettre au goût du jour les luttes populaires, de Charles Robinson à Marie-Fleur Albecker (aux forges de Vulcain comme vous) en passant par des auteurs de polars comme Patrick Pecherot ou Hervé Le Corre ?

    J-BDF : Même si les moyens littéraires employés sont assez différents, il y a certainement une parenté entre mon roman et celui de Marie-Fleur Albecker. Il est plus difficile pour moi d’établir des liens avec les autres (excellents) auteurs que vous citez, pour lesquels j’ai beaucoup d’admiration. Au-delà même de la question des luttes populaires, je retiens que nous avons tous en commun un intérêt pour le monde, pour l’extérieur. Cela n’a pas toujours été la chose la plus répandue dans la littérature française contemporaine qui s’est parfois focalisée sur l’intime – ce que Deleuze appelait les « petites affaires privées » et Malraux un « misérable petit tas de secrets » – qui personnellement ne me passionne pas. Un roman, pour moi, c’est fait pour prendre le large, dans tous les sens du terme.

    1Comme la plupart des personnages, il peut sembler évoquer, par certains aspects, diverses figures de l’histoire de la Ve République, ainsi de sa passion pour les cerisiers du Japon, écho lointain de celle de Chirac pour la culture nippone…

    2Le pouvoir en place, en la personne de Claude, comme en celle de Mélusine, symptôme d’une certaine extrême gauche, qualifie d’ailleurs cette révolte de « fascisme rural ».

    3« Quelle invention merveilleuse. C’est la forme moderne du procès en sorcellerie (…) L’antiterrorisme, si nous ne l’avions pas, il faudrait l’inventer. » (p. 155).

    4Avec la présidente de la République en exercice, elle incarne une certaine revanche des femmes en politique.