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Le pouvoir vient d’en bas

Lien publiée le 7 mai 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://lundi.am/Le-pouvoir-vient-d-en-bas

Issu d’un milieu modeste, Romain a 31 ans et il est pharmacien, une blouse qui lui a permis de faire son entrée fracassante dans la bourgeoisie. Un début de parcours qui donne évidemment gout à la République et tout ce qu’elle charrie : mérite, justice sans oublier la raison !

[Photo : Boby]

Il y eut bien Foucault et Bourdieu, mais pas de quoi entamer son optimisme. C’est naturellement qu’il vota Macron au second tour de l’élection présidentielle. La République avant tout ! Malheureusement, rien ne se déroule jamais comme prévu. Novembre 2018, Romain est en Amérique du Sud. Les Gilets jaunes font une entrée fracassante dans sa vie. Ecouter depuis son caillou verdoyant le bruit de la rue posa chez lui la graine d’un doute. Ecouter les commentaires et railleries de ses amis bien nés en fit une colère. Ecouter Macron. Ecouter ses amis à nouveaux. Lui vint l’envie de fracasser sa guitare préférée.

Ce que l’époque a de formidable, c’est qu’elle fait remonter des tensions qu’on croyait oubliées. Les histoires de chacun reviennent. Dans le tumulte, il faut prendre parti, se positionner. Lorsque le réel frappe à la porte, les discours ne suffisent plus. Et chacun compose sa tambouille intérieure comme il peut, avec ce qu’il a dans les tripes. Ce texte nous est parvenu et nous conforte dans cette idée. Après tout, si rien n’était joué ? Et si derrière chaque bourgeois silencieux s’éveillait peu à peu, douloureusement, un révolutionnaire à la conquête d’une nouvelle vie ?

LE POUVOIR VIENT D’EN BAS – DE LA DIFFICULTÉ D’UN BOURGEOIS À PENSER CONTRE LUI-MÊME

« A aucun moment le LBD n’est utilisé à l’encontre de manifestants, même véhéments, si ces derniers ne commettent pas de violences physiques, notamment dirigées contre les forces de l’ordre ou de graves dégradations. Mais alors il ne s’agit plus de manifestants, mais de participants à un attroupement violent et illégal ». 
Réponse de la France à l’ONU du 24 avril 2019 suite aux accusations d’« usage excessif » de la force formulées par l’institution internationale début mars

Quel soulagement ! Depuis toutes ces semaines, nous étions envahis, rongés par le doute. Tous ces éborgnés, ces arrestations de masse, ces gardes à vue, ces matraquages, tout ce gaz, tout ce sang… Il en aura fallu de peu pour que nous concédions à l’opinion un léger excès dans l’usage de la force publique. Mais c’était sans compter sur le déni péremptoire de la diplomatie française. L’État a parlé : il demeure le gardien de la violence légitime et de son degré d’emploi. Passez muscade ! Et tout le reste n’est que chaos.

Nous ? Je parle évidemment des gens de mon espèce, bourgeois médiocres aux convictions inébranlables. Croyant à la méritocratie, certains de détenir une vérité, assumant notre situation tout en nous auto-gratifiant d’une parfaite conscience sociale. Mais par-dessus tout, nous rejetons la violence. Toute forme de violence. Ce qui revient à dire que nous ne comprenons rien. Absolument rien. Nous ne sommes qu’une zone tampon entre l’hubris du pouvoir et la souffrance du monde. Pire, nous permettons cet hubris et cette souffrance. Par notre conditionnement, par nos réflexes, par notre aveuglement, nous les entretenons. Inconsciemment, nous leur apprenons à cohabiter. Mais aujourd’hui, quelque chose nous échappe, une crise durable s’est installée. Une crise dont nous sommes à la fois le problème et la solution.

« Ne jamais consentir à être tout à fait à l’aise avec ses propres évidences  » suggérait Merleau-Ponty en 1953, dans sa leçon inaugurale au Collège de France. En réalité, il n’y a rien de plus difficile. La France vit un moment historique, une opportunité politique rare. Et que faisons-nous bourgeois de tous bords ? Rien. Si ce n’est être prévisibles. Prévisibles car nous ne pensons plus. Avons-nous déjà pensé un jour ? Au pire sommes-nous révoltés - au mieux mal à l’aise - devant les images de casse et les cagoules protégeant les visages du panoptisme intrusif de notre république. Cette « bonne vieille république » à qui - sous prétexte d’histoire - il faudrait reconnaitre un magistère sans limite et une transcendance morale collective jus naturaliste.

Or, il n’y a rien de plus dangereux que l’ordre établi. « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » concédait René Char dans ses Feuillets d’Hypnos. S’il parlait ici en homme de la Résistance face au régime nazi, son propos éclaire parfaitement le sens de la lutte engagée aujourd’hui.

Nous sommes les idiots organiques d’un pouvoir lui-même au service d’une idéologie qui le dépasse. Gavés de certitudes, bouffis d’orgueil, conditionnés pour ne plus pouvoir penser contre nous-mêmes, ayant besoin de moraliser la nature pour s’en sentir responsables : des pantins articulés, voilà ce que nous sommes devenus, incapables de penser le monde autrement qu’en regard de nos propres évidences. Nous ne vivons plus. Nous sommes morts. Des cadavres dociles.

Sortons de nos terriers d’orgueil. Il n’est plus possible de s’auto-satisfaire d’un commentaire aseptisé contre les violences policières, il n’est plus possible de restreindre son militantisme à des suggestions soi-disant « progressistes ». Il n’est plus possible de nous tolérer tels que nous sommes. Il nous faut prendre la mesure de la réalité sociale et des règles du jeux auxquelles nous avons adhérées uniquement parce qu’elles sont en notre faveur. Car c’est bien d’égoïsme, d’illusion et de fabrication d’une subjectivité de masse dont il s’agit. Notre sentiment de légitimité et la fluidité de nos existences bourgeoises sont en réalité assujettis à des paradigmes forts qui ne tolèrent pas l’objectivité nue et la construction d’une pensée basée sur les « vérités de fait ».

Pour continuer à exister, le pouvoir se voit contraint de créer un monde mensonger et cohérent, prenant le soin d’écrire son scénario de bout en bout, tout en gardant parfaitement à l’esprit que les faits informent les opinions. La méritocratie, l’ambition, le droit de vote etc. : avatars sans vie d’une démocratie fantasmée, qui sont désormais des repères de circonstance dans un scénario que nous n’avons pas choisi. Vision en trompe-l’œil où la justice serait notre dernier lien au réel. Désintéressée, garante de nos libertés et ultime rempart face à la barbarie, son indépendance confirmerait son immanence. Mais l’idée même de penser la justice comme un moyen résolutif et démocratiquement opérant occulte un pan entier d’une réflexion à son sujet. Puisque qu’elle est dotée d’un pouvoir délibératif, alors ne porte-elle pas en elle les moyens de la légitimation d’un cadre, d’une idéologie et in fine d’une organisation sociétale, aussi inégalitaire soit-elle ?

En 1971, Michel Foucault - penseur incontournable des processus de subjectivation - fut invité à débattre face à Noam Chomsky à l’école supérieure de technologie d’Eindhoven. Lors de cet échange, la relation entre justice et pouvoir fut abordée. Chomsky :

« Je crois que finalement il serait très raisonnable, la plupart du temps, d’agir contre les institutions légales d’une société donnée, si cela permettait d’ébranler les sources du pouvoir et de l’oppression dans la société. Cependant, dans une très large mesure, la loi existante représente certaines valeurs humaines respectables ; et, correctement interprétée, cette loi permet de contourner les commandements de l’État. Je pense qu’il est important d’exploiter ce fait et d’exploiter les domaines de la loi qui sont correctement définis, et ensuite peut-être agir directement contre ceux qui ne font que ratifier un système de pouvoir »

Et Foucault répondit :

« C’est donc au nom d’une justice plus pure que vous critiquez le fonctionnement de la justice.(...) Mais si la justice est en jeu dans un combat, c’est en tant qu’instrument de pouvoir ; ce n’est pas dans l’espoir que, finalement, un jour, dans cette société ou une autre, les gens seront récompensés selon leurs mérites, ou punis selon leurs fautes. Plutôt que de penser à la lutte sociale en termes de justice, il faut mettre l’accent sur la justice en termes de lutte sociale (…) Le prolétariat ne fait pas la guerre à la classe dirigeante parce qu’il considère que cette guerre est juste. Le prolétariat fait la guerre à la classe dirigeante parce que, pour la première fois dans l’histoire, il veut prendre le pouvoir. Et parce qu’il veut renverser le pouvoir de la classe dirigeante il considère que cette guerre est juste. »

Et de conclure : 
« On fait la guerre pour gagner, non parce qu’elle est juste ».

Renversement des paradigmes, déconstruction d’un mode de pensée bourgeois trop conditionné et trop crispé sur son héritage pour penser le réel. Foucault aurait beaucoup à dire sur ces violences policières qui, à peine commises, sont frappées de l’oubli.

Dès les années 70, Le philosophe - militant permanent -, enjoignait à rompre avec le modèle de l’État. Non pour l’abolir, mais pour construire le pouvoir à partir du bas. Ce n’est pas à l’État de construire et de concentrer le pouvoir, il faut le laisser naitre des interactions, des interstices de nos vies, des cendres de nos luttes. Le laisser se disperser, se déformer, se transformer, pour mieux le concevoir et pour mieux le saisir. Et c’est précisément ce qui t’effraie, toi qui t’accroches aux cimes. Tu ne crois pas à ce schéma. La France d’en bas participant au pouvoir ce ne serait que sang, impulsivité, et mauvais choix. Mais regarde le monde en face !

L’État est aujourd’hui réduit à n’être qu’un prestataire de services, une plate-forme désincarnée, infestée de jeunes loups sans vision et de vieux pachydermes accrochés comme des tiques au cou du pouvoir. Ces thuriféraires du jacobinisme moderne, que l’on voit en ce moment déambuler de plateaux en plateaux nous rappeler que le « progrès ne tombe pas du ciel ». Ces soi-disant « cerveaux » défendant d’une main leur progressisme social et de l’autre les nervis du pouvoir en tapotant nerveusement sur leur iPhone dernier cri. Tout ça se passe sous tes yeux et toi tu ne vois rien ! Pire, ça ne te fait plus rien.

Mais qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ? Tu devrais être en train de courir aux confins, ivre de destruction ! Au lieu de cela, tu t’émeus des flammes de Notre-Dame, tu pleures en bon catholique. Même là tu n’as pas choisi d’être triste. Tu es triste parce que ton ingenium te l’impose. Tu es conditionné, programmé pour être servile. En réalité tu es paralysé : par tes emprunts, ton entourage, ton « parcours », ton niveau de vie, tes ambitions, tes repères, ton estime de toi, ton absence de rapport au monde.

Mais qui es-tu finalement ? Qui suis-je ? C’est simple : si tu n’es pas dans la rue, tu es un bourgeois. Ou plutôt un indécis. Un indifférent. En fait un fou. Tu te tiens sur une brèche, le monde s’écroule tout autour de toi et toi, tu pries pour Notre-Dame. Si tu ne pries pas, tu déplores la destruction d’un patrimoine que tu ne saurais détailler ni même penser. Ici ton soi-disant athéisme, brandi comme l’héritage d’un contrat social sur lequel tu fantasmes encore et encore, se fossilise un peu plus sous les sédiments de ton ignorance crasse. Tu pleures par réflexe. Tu te positionnes par réflexe. Tu vis par réflexe. Tu te crois impulsion, tu n’es que réflexe. Quelques fois tu t’imagines nécessaire, parfois même indispensable. Pire, il peut t’arriver de te sentir heureux. Et oui, tout est possible dès lors que le réel est aboli. « Le capitalisme est un monde de murs où chaque mur crée une liberté  » écrivait, limpide, le philosophe américain Michael Walzer.

Mais voilà, le réel vient frapper aux portes de ta prison. Le réel est moche, c’est vrai. Il n’est que gueules cassées, mains calleuses, agitateurs désordonnés, mauvais goût. Il fait tâche dans ton scénario, bouscule tes repères. Mais il est là, il cogne contre tes murs. Alors tends l’oreille. Ce « cri qui court dans la nuit », l’entends-tu ? Ne le crains pas, ne le fuis pas. Éteins ta télé, entrouvre la fenêtre et écoute ce que tu n’avais fait qu’ignorer. Ferme les yeux et laisse-toi envahir par l’énergie de cette foule qui n’en peut plus. Laisse là te sortir de ton anesthésie. Pourquoi résister ? Ton réveil sera ta liberté.

Tu as peur des coups, des balles, d’être en garde à vue ? De gâcher la limpidité de ta trajectoire existentielle d’un artefact judiciaire ? Mais tu n’as aucune trajectoire existentielle. Tu avances - nihiliste dépressif - droit vers le précipice dans une cadence martiale. L’injonction permanente à adhérer à l’ordre établi, sous couvert d’être l’unique issue vers une société raisonnable, n’est finalement qu’un totalitarisme portant le masque de l’héritage. Les militants de la première heure n’apprendront rien là-dessus. Il n’y a que nous. Nous, enfants de chœur du cercle de la raison, psalmodiant avec aplomb les bienfaits de la « démocratie » sans même avoir disséqué, sorti entrailles et boyaux, bu le sang jusqu’à la lie de l’animal républicain.

Cette société fonctionne non pas sous le rayonnement d’une autorité supérieure visant à convertir tout un peuple à son dessein vertueux, mais bien par un système d’exclusion dont la part de « déchets » devient de plus en plus importante. Ils s’accumulent autour de toi et tu ne les vois pas. Comment peux-tu encore accepter les discours sur-joués et nauséabonds d’un président dont l’unique capacité d’écoute de son peuple se résume à étouffer les cris de douleurs et à jeter aux chiens médiatiques ses morceaux de viande les plus avariés ? Comment peux-tu encore croire qu’il y a un affrontement entre la police et les manifestants ? Tu focalises sur le spectacle de cette dualité alors qu’elle n’est rien d’autre qu’un sursis. Un sursis et une menace. Contre toi ? Non, contre le pouvoir. Et crois-moi, c’est l’usure qui viendra à bout du conditionnement de ces cadavres déguisés et rémunérés pour leur excès.

Dans l’effervescence de cette époque dilatée par le vide, deviens celui qui pense et celui qui agit parce qu’il pense.

Ne perdons pas de vue le point de fixation de cette volonté collective : vivre pleinement et sans entrave.

Puisqu’ils sont sans limite, soyons-le aussi.