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Entretien avec Bernard Friot
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Entretien réalisé par Chloé Balny, Abygaëlle Brimbote et Pierre-Rick Thebault.
Bernard Friot, sociologue et économiste, professeur émérite à l’Université Paris-Nanterre et ayant travaillé sur le concept du salaire à vie, nous explique la logique économique, sociale et philosophique, en opposition avec la rémunération capitaliste.
Pouvez-vous nous définir à quoi correspond le salaire à vie ?
Le salaire à vie est l’expression sous laquelle s’est popularisée ma proposition de généralisation du « salaire à la qualification personnelle » qui a été conquis pour les fonctionnaires et les retraités. En effet, dans une convention collective du secteur privé, la qualification est celle du poste. C’est le poste qui est qualifié, c’est à lui qu’est affecté un niveau de qualification, donc un salaire. Ainsi une personne sans poste est une personne sans salaire. La réponse syndicale à cette situation a été la conquête de l’attribution de la qualification, et donc du salaire, non pas au poste mais à la personne même du travailleur – qui du coup devient au sens propre un salarié.
Distinguons bien un salarié et un employé. Dans le secteur privé, ce n’est jamais la personne qui est payée mais le poste. Si la personne perd son poste, elle perd son salaire ; et si elle change de poste, ça peut se traduire par une baisse de salaire si son nouveau poste est moins qualifié. Un salarié du privé a un emploi, il n’a pas une qualification : c’est, au sens strict, un employé et non pas un salarié. Bien comprendre cette distinction suppose d’en finir avec la confusion entre diplôme et qualification. Le diplôme est un attribut de la personne qui atteste de ses compétences, de sa capacité à mener à bien tel travail concret producteur de valeur d’usage. La qualification, elle, atteste de la contribution à la production de valeur économique, elle renvoie au travail dans son autre versant : la production de valeur économique. C’est pourquoi elle s’exprime dans des abstractions (indice 575, OHQ…) : une même qualification peut correspondre à des travaux concrets très différents. Or dans le capitalisme, diplômer des personnes est possible, mais les qualifier est le fait d’une lutte de classes acharnée. La bourgeoisie se réserve le monopole de la production de la valeur et lutte de toutes ses forces contre l’attribution d’une qualification aux personnes, contre le fait que le salaire devienne un droit politique.
La classe dirigeante ne supporte pas que des individus puissent échapper aux aléas du marché du travail, ou, comme travailleurs indépendants, aux aléas du marché des biens et services, deux marchés qu’elle maîtrise. Le fait que des personnes soient, en tant que personnes, reconnues comme productrices est un casus belli total pour une classe qui surplombe nos vies à travers le chantage à l’emploi, ou à la performance sur le marché des biens et services pour les travailleurs indépendants. La bourgeoisie capitaliste entend régner sur des employés soumis au marché du travail ou sur des indépendants soumis à celui des biens et services, et ne pas céder la place à des salariés libérés de cette servitude parce que titulaires de leur qualification et donc de leur salaire.
Or une telle libération a déjà commencé : le « salaire à la qualification personnelle » est la situation des fonctionnaires. Le salaire n’est pas uniquement un niveau de ressource, c’est une reconnaissance de la qualification. Quelqu’un qui est agrégé de lettres n’a pas simplement un diplôme de lettres (un master qui renvoie à son travail concret), il est, dans l’ordre de la valeur et du travail abstrait, titulaire d’un grade d’agrégé de lettres et c’est une qualité de sa personne, libérée du risque de mort sociale dans le chômage. Ici, nous commençons à être dans l’affirmation que les personnes sont, du point de vue de la valeur économique, porteuses d’une qualité qu’elles ne peuvent pas perdre. Cette situation est aussi, en partie, celle des retraités, ceux dont la pension est supérieure au Smic et proche de leur salaire d’activité. Ils sont enfin payés sans avoir à quémander leur reconnaissance sur le marché du travail ou sur celui des biens et services. Dans une moindre mesure, c’est aussi le cas de travailleurs de branches où le poids syndical a permis de conquérir un droit à carrière, c’est-à-dire l’impossibilité de baisser en qualification en cas de changement de poste ou d’entreprise. Aujourd’hui, le tiers de la population des plus de 18 ans bénéficie des débuts d’un salaire à la qualification personnelle qui doit devenir dans l’avenir le fait de tout adulte résidant sur le territoire national. Voilà à quoi correspond ce qu’on appelle le salaire à vie.
Vous parlez d’« abolir le marché du travail » et des bienfaits du salaire à vie, notamment dans l’intérêt de casser ce rapport de subordination qui existe par l’emploi, obligeant le salarié à se conformer aux désirs de l’entrepreneur capitaliste. De plus, le salaire à vie permettrait au salarié de suivre ses propres envies, celles qui sont propres aux travailleurs.
Ce que vous dites n’est pas faux, mais cela n’est pas suffisant. On le voit bien, les fonctionnaires ont un salaire à vie, mais cela ne veut pas dire qu’ils échappent à l’hétéronomie de leur travail concret. « Hétéronomie » au sens où leur travail est dicté par un New Public Management totalement calamiteux. Donc le fait de libérer les personnes du chantage à l’emploi, par le salaire à la qualification personnelle, est évidemment décisif pour qu’elles puissent maitriser leur travail, mais cela n’est pas suffisant. L’autre condition est la propriété par les travailleurs eux-mêmes, de sorte que cela soit eux qui décident. Que la décision du travail soit le fait des travailleurs eux-mêmes et non pas d’une direction qui obéit à des logiques de profit ou autre.
Mais même lorsque je dis cela, ce n’est pas encore suffisant. De fait, pour qu’il y ait propriété d’usage, c’est-à-dire pour que les travailleurs concernés utilisent l’outil tel qu’ils l’entendent, il faut qu’ils aient appris à prendre la responsabilité de décider, ainsi que la coresponsabilité économique. Ce que l’école ne fait pas, puisque le capital a besoin d’irresponsables, qu’il sanctionne par ailleurs. Une curieuse situation car on est irresponsable de l’essentiel mais sanctionné. Evidemment le capital n’a pas intérêt à ce que l’école forme à la responsabilité économique et à la gestion de l’entreprise par les travailleurs eux-mêmes.
Sachant que l’école, aujourd’hui, conduit à créer une formation qui servira la classe dirigeante, dans une logique avec le salaire à vie qui induit un basculement du système, à quoi ressemblerait cette école ?
Je ne dis pas que l’école forme des petits soldats du capital mais elle est muette sur la question de la responsabilité économique. Elle nous éduque à la compétition sur le marché du travail mais pas du tout à la coresponsabilité.
Une école qui éduque à la coresponsabilité est d’abord une école sans note, pour qu’il n’y ait pas de compétition comme sur le marché du travail. Une école sans filière car s’il y a des filières, le marché du travail devient la boussole. Il s’agirait d’une école commune dans laquelle, de 5 à 18 ans, tout le monde aura la même éducation à la responsabilité économique.
Même si cela ne forme pas des petits soldats du capitalisme, elle prépare et revoit nos objectifs et nous oblige à nous conformer au marché du travail.
Tout à fait, mais elle ne forme pas des petits soldats du capitalisme dans le sens où elle forme aussi un esprit critique. On constate d’ailleurs que de plus en plus sortent de l’école des individus qui sont déterminés à ne pas être des soldats du capital. C’est donc bien que l’école a joué un rôle d’éveil.
« L’éducation à la responsabilité économique doit devenir centrale »
Nous avons dit que le salaire à vie permettait de donner une liberté aux travailleurs. Deux choses :
-on peut prendre en exemple le travail domestique qui permet de briser ce rapport de subordination (personne n’est là pour le commander). Le travailleur est libre d’entreprendre ce qu’il veut ;
-Proudhon parle du « déclin spirituel du travailleur » et dit qu’à l’origine, le petit producteur produit ses marchandises et se retrouve avalé par les grosses structures à mesure que le libéralisme s’étend, obligeant les anciens entrepreneurs à devenir des salariés, donc à se conformer aux désirs de l’entrepreneur capitaliste.
Avec le salaire à vie, on offre la possibilité aux individus de ne pas rentrer dans une entreprise, leur permettant peut-être d’innover, de produire. A contrario, à l’heure actuelle les prestations ne permettent pas aux individus de subvenir à leurs besoins, alors que le salaire à vie est un revenu qui permet aux individus de répondre à des besoins.
Le salaire n’est pas un revenu qui permet de répondre à des besoins de subsistance, comme le revenu de base. C’est une ressource qui reconnait une qualification. C’est tout à fait différent de la rémunération capitaliste, qui nous reconnait comme êtres de besoins ayant droit à du pouvoir d’achat. Le revenu de base est une des variantes de cette rémunération capitaliste. Le salaire, contre cela, ne nous pose pas comme des êtres de besoins mais comme des producteurs qui avons droit à une qualification personnelle.
Mais bien sûr que le salaire à la personne est un élément de liberté, d’entreprendre mais également dans l’entreprise et dans le collectif de travail. Le travail indépendant n’est pas la seule forme de travail. La principale forme se fait dans des entreprises et le salaire à la qualification personnelle rend possible la liberté vis-à-vis de la direction et du collectif, puisque l’on ne dépend pas de l’entreprise pour être reconnu comme travailleur. On est payé non pas par l’entreprise, mais par une caisse extérieure alimentée par les cotisations des entreprises et gérée par les travailleurs, comme l’a été la part du salaire socialisée dans le régime général de sécurité sociale, géré par les travailleurs de 1946 à 1967 : ici encore, on ne part pas de zéro ! Cela dit, tant qu’il n’y a pas responsabilité économique assumée par les intéressés eux-mêmes, vous pouvez avoir un salaire à vie, vous aurez une condition de la liberté mais pas une condition suffisante.
C’est cette propriété d’usage qui manque à la fonction publique ?
Oui, manque la propriété d’usage de l’outil de travail. Le fait que l’on s’auto-organise afin d’utiliser l’outil tel qu’on l’entend. Dans la fonction publique, il y a le salaire à vie mais il n’y a pas propriété d’usage. Donc le salaire à vie est une condition nécessaire mais pas suffisante. L’éducation à la responsabilité économique doit devenir centrale, c’est là, je le redis, que le rôle de l’école, de la famille et des lieux de socialisation primaire sont décisifs.
A propos du travail domestique, pourquoi est-ce que le salaire à vie serait une solution pour reconnaitre ce type de travail ? Comment pourrait-on prouver et comptabiliser ce travail ?
L’intérêt du salaire à la qualification personnelle, je reviens à ce terme car il me parait plus adéquat et plus juste que le « salaire à vie », est qu’il nous donne une souplesse beaucoup plus grande dans l’arbitrage des temps sociaux. Sachant que ce salaire est attribué à la personne, il nous permet de choisir l’usage de nos temps de travail : dans un travail en entreprise à mi-temps par exemple, pour pouvoir utiliser l’autre mi-temps à être présent auprès de nos enfants à des périodes où ils en ont besoin. Cela permet de reconnaitre ce travail parental. Non pas avec une qualification liée au travail parental mais avec une qualification dont nous sommes porteurs et qui s’exprime dans du travail parental, dans du travail dans l’entreprise, dans du travail militant, etc.
La qualification personnelle peut être porteuse d’un travail domestique sorti de la clandestinité et de l’assignation aux femmes. A condition qu’il y ait bagarre contre la domination masculine, sinon ce seront plutôt des femmes qui prendront le mi-temps : même si cela n’aura pas d’incidence sur leur salaire, cela continuera à assigner les femmes au travail domestique. Là encore, le salaire à la qualification personnelle permet la reconnaissance du travail domestique mais ce n’est pas une condition suffisante puisqu’il faut continuer à combattre la domination masculine, qui n’est pas épuisée par la bataille proprement économique.
Comment peut-on organiser le travail collectif si l’on donne la possibilité à chacun de décider du nombre d’heures qu’il va effectuer ? Autrement dit, s’il y a une liberté dans les horaires : une personne va travailler 2 heures, une autre en effectuera 4, etc. Comment allons-nous réussir à offrir la même qualité de service ?
Pour travailler dans un collectif, il faut respecter un contrat de travail. Devenu attribut de la personne, le salaire sera libéré du contrat, mais la présence dans l’entreprise sera contractuelle. Prenons quelqu’un qui dit : « pendant un certain temps je veux m’occuper de mes enfants », si la demande est telle que cela devient inconciliable avec la vie du collectif de l’entreprise, la personne pourra perdre son emploi tout en conservant, bien sûr, sa qualification et donc son salaire. Mais en amont, et en permanence, la participation de cette personne à la vie du collectif de travail fera qu’elle pourra sans doute négocier, faire anticiper le fait qu’à un certain moment elle va devoir s’absenter et que cela sera géré. Il y a aujourd’hui une espèce de dictature des temps dans l’entreprise qui n’a aucune légitimité et qui va pouvoir être remise en cause lorsque nous serons propriétaire d’usage de nos outils. On peut aussi imaginer que si la personne quitte l’entreprise, il y aura suspension de son contrat de travail et qu’elle le retrouvera 2 ans plus tard par exemple. Voire, et ce serait préférable, que le contrat sera maintenu, avec absence pendant deux ans, afin que le lien au collectif de travail soit maintenu : il faut en finir avec la définition capitaliste du travailleur comme individu libre sur un marché, ce qui suppose d’en finir avec le marché du travail, mais aussi de préserver en permanence l’appartenance à un collectif.
Sachant que le salaire est à la personne, est-ce que l’expérience professionnelle compte toujours ? Est-ce que la progression du salaire se réfère exclusivement à des concours ? Sachant qu’aujourd’hui, l’expérience contribue à faire augmenter le salaire de l’individu et donc, cette hausse résulte de l’individu lui-même et non de son poste.
Là vous faites allusion à la progression à l’ancienneté qui sous-entend que la présence dans l’entreprise, la durée d’effectuation d’une certaine tâche améliorent la contribution de la personne à la valeur économique. Oui, bien sûr, à l’intérieur d’un niveau de qualification, il y aura des progressions à l’ancienneté qui seront automatiques. Mais si l’on veut changer de qualification, cela nécessitera des épreuves qui pourront prendre des formes très diverses. S’il s’agit de monter en qualification comme coiffeur ou informaticien, cela sera d’autres types d’épreuves que l’épreuve pédagogique chez des enseignants. La validation des acquis de l’expérience (VAE), qui existe déjà, permettra de monter en qualification et donc en salaire.
Quelle est la différence entre le revenu de base et le salaire à vie ? Sachant que les deux offrent un revenu attribué à chaque individu.
Le salaire n’est pas un revenu ! La confusion entre salaire et revenu de la naturalisation de l’irresponsabilité économique par laquelle le capital nous tient. Nous sommes irresponsables de l’essentiel : nous ne décidons pas du lieu de production, de la production, de ceux qui produisent, etc. Nous sommes des irresponsables qui avons droit à du pouvoir d’achat, à un revenu. Or le propre du salaire tel qu’il est inventé au XXème est qu’il est anticapitaliste, j’insiste là-dessus tant l’habitude a été prise d’identifier salaire et capitalisme. Il nous pose comme contributeurs à la production de valeur et de facto comme légitimes pour assumer la souveraineté sur la production de valeur et nous substituer comme classe dirigeante à la bourgeoisie capitaliste, décidant de ce qui est travail, de ce qui est produit, de qui produit, où et pourquoi faire. Le salaire à la qualification n’a rien avoir avec un dispositif dans lequel la logique capitaliste demeure, alors que c’est évidemment le cas du revenu de base, qui est le premier étage d’une rémunération capitaliste à deux étages, le second étant soumis aux aléas du marché, qu’il soit marché du travail ou marché des biens et services.
Au-delà du revenu de base, il faut aller sur le marché du travail et y réussir pour être reconnu comme producteur, ou réussir sur le marché des biens et services comme travailleur indépendant. Il y a un filet de sécurité qui est de 800 € par mois mais qui ne change rien à l’injonction de performance marchande. S’il est de 400 € et se substitue aux prestations sociales, comme cela est recommandé par ses promoteurs libéraux, c’est pire, c’est une régression.
Vous dites que le revenu de base est « une roue de secours du capitalisme », pouvez-vous développer cette idée ?
La logique capitaliste est, comme le dit Marx la victoire du mort sur le vivant : le travail mort des machines, des logiciels (etc.) coagulés dans l’outil se substitue au travail vivant et cela laisse sur le carreau un certain nombre de personnes qui peuvent poser un problème politique. C’est donc tout bénéfique pour le capital que la colère que pourrait générer une extension du chômage soit gérée par un revenu minimum. En plus, vous avez tout une jeunesse diplômée, dissidente, qui ne veut pas produire pour le capital et qui fait de la production alternative : production de logiciels, de biens alimentaires bio, d’énergie, beaucoup de recherche-développement. Ils font ça avec 450 € conditionnels, ils le feront d’autant plus avec 800 € inconditionnels. On aura alors une production faite par des personnes en situation d’infra-emploi (puisque le salaire à la qualification ne leur est pas appliqué) qui va être récupérée par les groupes capitalistes. La recherche-développement est ainsi aujourd’hui partiellement assurés par des dissidents, et dès que le business-modèle est trouvé vous avez un Xavier Niel qui arrive pour acheter. Tout ce travail quasi gratuit est alors récupéré par le capital. On comprend l’intérêt du capital pour cette rémunération de base, ce qui montre qu’on ne peut pas combattre Macron (qui exalte le second étage de la rémunération) avec Hamon qui en exalte le premier : ces deux ministres de Hollande poursuivent la politique de liquidation du salaire à la qualification personnelle engagée par Rocard.
Le salaire à vie permettrait-il de détruire cette aliénation qui existe dans l’organisation capitaliste ?
Ne confondons pas aliénation, exploitation et hiérarchie. L’exploitation est le fait que des propriétaires de l’outil, ou des prêteurs, ponctionnent une partie de la valeur produite par le travail d’autrui : c’est ce qu’on appelle le profit. A ne pas confondre avec le bénéfice du travailleur indépendant, (petite) partie de la valeur ajoutée par son travail à lui : petite parce que les capitalistes prêteurs, fournisseurs et clients en ponctionnent l’essentiel, ce qui montre que les travailleurs indépendants sont exploités, souvent davantage que les employés, qui se sont organisés pour limiter l’exploitation. L’aliénation est le fait que nous ne décidons pas au travail. Nous faisons des travaux sur lesquels nous n’avons pas de maîtrise. La hiérarchie peut être l’un des vecteurs de l’aliénation et de l’exploitation. Mais à partir du moment où vous avez copropriété d’usage, il faut une hiérarchie tournante et élective qui sera la garante de l‘application de décisions collectives.
En observant l’organisation théorique induite par le salaire à vie, peut-on parler d’un capitalisme d’État ? Si un travailleur, qui doit travailler huit heures, travaille au-delà un soir car il a plus de travail que prévu, disons neuf heures, il aura par conséquent travaillé une heure de plus par rapport au mois précédent mais aura toujours le même salaire. La production de cette heure supplémentaire sera récupérée par l’État, prenant la forme d’un profit dans la logique capitaliste.
Encore une fois, tout est possible. Je ne crois pas à la vertu en tant que telle des institutions. Tout dépend de la détermination des travailleurs à travailler le temps qu’ils estiment nécessaire et à obtenir des qualifications supplémentaires. De leur envie de se battre pour que les dotations budgétaires en poste dans les services publics rendent possible des montées en qualification plus rapides qui honorent une mobilisation plus grande par une qualification plus élevée. Tout est à la fois possible et pas sûr puisque tout dépend de l’action collective des personnes.
L’État est nécessaire d’un double point de vue. Un, il faut un pouvoir régalien et tout le monde se met rapidement d’accord sur ce point. Deux, il faut des institutions politiques à côté des institutions économiques : de même qu’on ne confie pas l’armée aux seuls militaires, de même on ne confie pas l’énergie ou l’alimentation aux seuls salariés de ces secteurs, qui peuvent être pris dans des passions technologiques contraires à l’intérêt général. Comme citoyens, nous ne sommes pas dans la même situation que comme producteurs.
Le capitalisme d’Etat n’est pas à venir : il est au cœur du capitalisme. Pour le contrer il faut faire des entreprises des institutions politiques, et pour cela sortir d’une pratique très curieuse de la démocratie qui tolère que « la démocratie s’arrête aux portes de l’entreprise ». Comme si une société où les travailleurs n’ont pas le pouvoir sur leur travail pouvait être une société démocratique ! Nos sociétés capitalistes manquent de l’essentiel en matière de démocratie. La propriété d’usage de l’outil de travail par les travailleurs, et donc sa propriété patrimoniale non lucrative par des collectivités publiques seront un immense progrès démocratique. Mais cela n’épuise pas la question de la démocratie, il faut aussi un espace spécifique, hors champ de la valeur, pour la politique, c’est l’Etat. Il y a capitalisme d’État si les institutions politiques, comme aujourd’hui, s’accompagnent d’une dictature économique. Si les institutions économiques sont démocratisées, alors la démocratisation de l’Etat sera possible.
Comment s’organise le salaire à vie ?
À partir de l’idée que chacun est titulaire de sa qualification. Le premier niveau de qualification est attribué avec la majorité politique. Encore une fois, le capitalisme est un mode de production qui nous irresponsabilise. Un ordre du politique qui n’a pas prise sur l’économie, cela donne un délitement de la citoyenneté, des gens qui ne votent plus. Il s’agit d’enrichir la citoyenneté pour qu’elle n’en reste pas aux droits de suffrage et d’éligibilité. Il faut aussi que la citoyenneté soit le droit de décider du travail et de la valeur, droit qui s’exprime dans un droit personnel à la qualification, à la propriété d’usage de l’outil de travail, à la délibération dans les institutions de coordination de l’économie (jurys de qualification, caisses d’investissements, caisses de salaire…).
Le fait d’attribuer automatiquement à 18 ans le premier niveau de qualification est tout à fait décisif dans le saut anthropologique qu’il s’agit de faire et que j’appelle moi le communisme, dont le cœur est la souveraineté des personnes sur le travail, sur la valeur. La question de la hiérarchie des qualifications est à discuter. J’évoque, quant à moi, un salaire qui commencerait à 1700€ et pourrait monter jusqu’à 6 000 €. Il n’y aurait que des salaires nets car ce serait aux entreprises d’affecter une partie de leur valeur ajoutée à des cotisations et à des impôts. Il n’y aurait plus d’impôt ou de cotisations versées par les personnes : la citoyenneté consisterait non plus à verser une partie de ses ressources à la collectivité, mais à assurer la production de la valeur.
Comment se feraient les épreuves de qualification ? On a déjà des expériences avec celles de la fonction publique mais aussi dans le privé. On ne part pas de rien. Le financement ? C’est la production marchande qui rend possible la chose car elle génère de la monnaie. Nous produisons 1 400 milliards de production marchande chaque année, vous divisez ça par les 50 000 000 de plus de dix-huit ans et ça vous fait 28 000 € net par personne et par an, soit un salaire moyen de 2300 euros mensuels net dans une fourchette 1700/5000.
« Les termes essentiels de la rémunération capitaliste sont besoins et tâche, alors que les termes essentiels du salaire sont qualification et personne »
Dans une perspective libérale, en présentant cette limite à 5 000 € beaucoup vous diraient que le progrès, l’innovation serait freinée car l’argent est ce qui motive les innovateurs, les chercheurs.
C’est entièrement faux.
Oui mais si on prend le cas de Bill Gates …
On n’a pas besoin de Bill Gates pour faire l’Internet. Il s’approprie de façon totalement parasitaire tout le travail d’autrui et en plus il a le culot de faire des fondations pour blanchir son argent sale et passer pour un grand homme ! On ne lui doit rien. Il faut arrêter avec ces histoires bonnes pour la revue Challenges. Toute la recherche scientifique fondamentale fonctionne avec des gens qui gagnent moins de 6 000 € par mois. Et puis qu’allez-vous faire avec plus de 5 000 € par mois, dès lors que la propriété lucrative sera interdite, qu’on ne pourra disposer que d’un patrimoine d’usage, que le champ de la gratuité sera étendu aux transports de proximité et aux premières consommations d’eau et d’énergie, que le coût du logement aura considérablement baissé avec la fin de la spéculation immobilière ?
Tout à l’heure vous avez dit que le salaire est anticapitaliste, pouvez-vous revenir là-dessus ?
Oui, c’est une proposition qui heurte l’identification courante entre salaire, contrat de travail et capitalisme alors que ce sont des conquêtes anticapitalistes.
L’Histoire est écrite par les vainqueurs et c’est pourquoi écrire une histoire populaire est absolument décisif. Claude Didry l’a bien montré dans L’institution du travail[1], le contrat de travail du Code du travail de 1910 est une conquête des mobilisations de la CGT naissante contre le marchandage. Il impose aux capitalistes, jusqu’alors donneurs d’ordre, de devenir employeurs. Il se substitue au contrat de louage d’ouvrage, qui instituait des tarifs de l’ouvrage commandité par des capitalistes donneurs d’ordre à des marchandeurs sous-traitants mais laissait hors-droit la rémunération des ouvriers faisant l’ouvrage. En interdisant le marchandage, le contrat de travail oblige les capitalistes à s’exposer comme employeurs et institue le travail avec les règles d’embauche, de licenciement, de contrat de travail. C’est dans cette confrontation directe, entre capitalistes devenus employeurs et travailleurs, que le salaire va s’instituer, contre la rémunération capitaliste. Nous l’avons vu, le capital embauche à la tâche, pas à la qualification. Il reconnaît les besoins dont vous êtes porteur pour pouvoir faire cette tâche : pouvoir d’achat en termes d’habitat, de logement, de nourriture, de transport, de culture. C’est ce que Marx définit à juste titre comme le prix de la force de travail. La confusion ultérieure entre cette rémunération capitaliste et le salaire qui s’institue contre elle au 20ème siècle vient de ce que Marx utilise pour la désigner le mot « salaire », qui vient de la langue savante mais ne désigne aucune institution du 19ème siècle.
Le salaire ne s’institue qu’au XXe siècle comme une des dimensions de l’institution du travail née avec le Code du travail. Au fil de l’histoire très conflictuelle des conventions collectives, il s’institue contre le prix de la force de travail, non pas comme reconnaissance des besoins d’un être de besoin, mineur économique soumis à la dictature du marché, mais comme reconnaissance de la qualification du poste d’un producteur de la valeur candidat à la souveraineté sur celle-ci. « L’emploi » naît de cette institution du travail. Il désigne tout poste de travail support de trois droits : le salaire à la qualification, la cotisation au régime de sécurité sociale, les règles du Code du travail. Le salaire à la qualification et l’emploi dont il est une composante constitutive sont bien des institutions anticapitalistes que le patronat va en permanence combattre pour imposer des situations d’infra-emploi : auto-entrepreneuriat et toutes formes de prestation de service, contrats de mission avec rémunération à la tâche, stages et autres services civiques.
J’y ai insisté dès le début de l’entretien : la CGT n’en est pas restée à l’emploi en matière de salaire, elle a conquis, au-delà de l’emploi, le salaire à la qualification personnelle, qui, plus encore que l’emploi, est la cible d’une lutte acharnée de la classe dirigeante. Car il n’est pas seulement anticapitaliste comme l’emploi, il est communiste au sens où il commence à instituer un statut du producteur sur d’autres bases que le marché du travail : sur le caractère politique du droit à la qualification.
Du coup, est-ce une erreur de parler de salaires dans une entreprise privée ? Devrait-on plutôt parler de rémunération ?
Non, car le salaire à la qualification du poste c’est déjà du salaire. Mais ce salaire va à des employés : le salaire ne définit des salariés que s’il est un attribut de la personne et non pas de l’emploi.
Mais quand le profit est accaparé par l’entreprise, ce qui reste aux salariés c’est juste une sorte de revenu pour permettre d’exister, de se mouvoir et d’être présent demain à la tâche ?
Oui, les termes essentiels de la rémunération capitaliste sont « besoins » et « tâche », alors que les termes essentiels du salaire sont « qualification » et « personne ». La révolution qu’opère le salaire à la qualification personnelle, outre la libération du marché, c’est qu’il n’est pas la photographie de ce que fait le salarié. Il ne mesure pas sa tâche. Toute l’histoire de l’institution du salaire au cours du 20ème siècle est celle de l’invention de l’abstraction de la qualification : la qualification ne mesure pas la tâche, le travail abstrait ne mesure pas le travail concret. Et c’est très important, car la liberté des travailleurs dans leur travail concret suppose que leur statut de travailleur (leur qualification personnelle) ne soit pas affecté par ce qu’ils sont en train de faire concrètement. Cette dissociation de la tâche et de la rémunération est indispensable pour que soit menée en permanence la nécessaire évaluation collective des tâches et pour que les salariés exercent collectivement leur liberté de choix de leur activité et de façon de la mener à bien.
Les salaires actuels ne sont pas une traduction des besoins du salarié ?
Quand ils le sont, comme le Smic (qui a été construit à partir d’un panier de consommations pour des tâches dites non qualifiées) ou toutes les formes de salaire à la tâche, ce ne sont précisément pas des salaires. Leur désignation comme « salaire » doit être combattue si nous voulons promouvoir, contre la rémunération qui reconnaît des besoins pour faire telle tâche, le salaire à la qualification personnelle.
On va revenir sur la distinction entre salaire à vie (renforcement du droit du travailleur) et revenu universel (fragilisation sous-jacente du statut du travailleur qui permet de justifier plus de flexibilité dans le droit du travail).
Attention, le capitalisme n’est pas l’élimination du droit du travail. Vous avez un droit du travail capitaliste qui s’est construit au cours du 20ème siècle, et tout particulièrement depuis les 40 dernières années, en réponse au droit du travail construit à l’initiative de la CGT, qui attribue une qualification à la personne. En matière de rémunération, ce droit du travail capitaliste est fait des deux étages dont nous avons déjà parlé : le revenu de base est inséparable du compte personnel d’activité. Ce terme a été mis en avant sous le quinquennat de Hollande pour harmoniser tous les comptes personnels nés des accords MEDEF/CFDT depuis les années 1990. Vous avez le compte formation, le compte jour, le compte pénibilité. Le compte le plus élaboré, parce que plus ancien et bien doté, est le compte retraite des régimes complémentaires ARRCO-AGIRC qui ont été construits par le patronat en réponse au régime général.
Le projet de la bourgeoisie capitaliste est que chacun soit doté d’un revenu de base et d’un compte individuel avec des droits comptabilisant tous les droits acquis au cours de la carrière en fonction de la performance sur le marché du travail ou sur le marché des biens et services. Le revenu de base est le substitut au salaire pour les jeunes qui n’accèdent pas au salaire. Ils accèdent à des stages, à des contrats en service civique, au volontariat, au bénévolat etc. Ils accèdent à quelque chose qui nie complètement le fait d’être porteur d’une qualification ou que leur poste soit qualifié. En plus du revenu de base, ils accèdent à quelque chose d’extrêmement contributif, par exemple un contrat de mission pour une durée déterminée. Dans le premier cas (premier étage des ressources) nous sommes dans le non-contributif, et dans le second étage nous sommes dans le contributif, c’est-à-dire dans l’absolue contrepartie de la contribution et de la prestation. Le droit n’a pas disparu, mais le salaire a disparu.
« Face à une offensive managériale qui les a privés de toute maîtrise de leur travail concret, ils (les travailleurs) ont perdu le rapport de force qui avait rendues possibles les conquêtes en matière de salaire »
Pourquoi cette logique du salaire à la qualification personnelle existait-elle avant et pourquoi avons-nous ensuite basculé ?
C’est effectivement une question troublante et dans l’introduction de Le travail, enjeu des retraites[2] je m’en explique longuement en analysant ce que j’appelle l’impensé du salaire à la qualification personnelle. Ce salaire est, j’ai insisté sur ce point, une institution révolutionnaire qui fait depuis ses prémices l’objet d’un refus déterminé de la bourgeoisie capitaliste Le problème est que cette institution n’a pas été assumée par les organisations qui l’ont initiée. Et cela tant du point de vue des représentations que de celui des pratiques.
Les représentations : la conquête (pragmatique comme tout moment de la lutte des classes) du salaire à la qualification personnelle a été largement sous-estimée. Témoignage parmi tant d’autres de cette sous-estimation, une tribune d’économistes atterrés contre mon travail sur le salaire publiée dans l’Humanité ou, un cran encore en-dessous dans l’argumentation, deux dossiers à charge de la commission économique du PCF. Dénié, le radical dépassement de l’emploi qu’opère le passage de la qualification du poste à la personne dans la fonction publique, dans le régime général de retraite, chez les salariés à statut, n’a pas généré, comme on pourrait l’espérer, la représentation d’un statut communiste du producteur libéré du marché et défini par la propriété de sa qualification et donc de son salaire, représentation qui aurait pu porter la mobilisation pour la généralisation à tous les adultes, de 18 ans à leur mort, du salaire comme droit politique. Au contraire, nous avons assisté à l’échec répété, depuis quarante ans, de stratégies défensives de « défense des statuts » et de « défense de la sécurité sociale ». A ne pas promouvoir l’au-delà de l’emploi pourtant conquis, à préconiser l’emploi comme réponse à l’infra-emploi institué par la contre-révolution capitaliste du travail, les organisations ont été conduites à un repli sur la défense de l’emploi et sur la promotion du plein emploi et de la réduction du temps de travail, qui sont incompatibles avec la promotion du plein salaire et du plein travail dans la pleine propriété d’usage de l’outil.
Plein travail dans la pleine propriété d’usage de l’outil : nous abordons ici les pratiques, qui sont la seconde raison de l’impasse stratégique dans laquelle sont aujourd’hui les organisations du salariat. Nous l’avons vu, le travail a deux versants : il est concret comme travail producteur de valeur d’usage, et abstrait comme travail producteur de valeur économique. Avec l’invention du salaire à la qualification, et plus encore à la qualification personnelle, les travailleurs organisés ont conquis des droits en matière de travail abstrait. Mais ils ne se sont pas organisés pour maitriser le travail concret, pour résister au management, pour récuser des tâches non conformes à leur éthique, pour s’affirmer collectivement comme les propriétaires d’usage de l’outil de travail. Face à une offensive managériale qui les a privés de toute maîtrise de leur travail concret, ils ont perdu le rapport de force qui avait rendues possibles les conquêtes en matière de salaire.
Dans une logique strictement économique avec une organisation ultra-libérale où aucune contrainte n’est mise face à l’employeur, y aurait-il destruction du droit du travail et est-ce que cela profiterait justement à cette classe dirigeante ?
Oui mais cette destruction n’est possible qu’avec un État fort qui l’impose et s’oppose aux révoltes qu’induirait cette perte des droits sociaux. On le voit très bien avec le Rassemblement National : proposition d’un État fort. Le dictateur brésilien[3] : un État fort. Trump : un État fort. L’éventuelle destruction du droit du travail suppose un État dictatorial. Le libéralisme, c’est toujours la dictature de l’État. Mais le coût de la dictature est tel que la classe dirigeante, quand elle peut s’en passer, essaye de s’en passer en instaurant un droit du travail capitaliste. C’est un droit très réactionnaire, mais c’est bien du droit du travail : on acquiert des droits par le travail. Cela évite le passage par l’extrême droite. Cela dit, si la classe dirigeante estime que le passage par l’extrême droite est nécessaire à la défense de ses intérêts, elle n’hésite pas : « Plutôt Hitler que le Front Populaire », c’est la devise de tout capitaliste.
Vous avez parlé de la nécessité d’un État fort pour empêcher que le peuple puisse se rebeller en cas de perte des droits. Étienne de la Boétie disait que les gens préfèrent la servitude à un monde peut être meilleur mais inconnu. Le problème est que, actuellement, les gens ont quelque chose, un tout petit peu, mais peuvent donc se dire qu’il est trop dangereux de lutter pour obtenir plus, et risquer de perdre le peu qu’ils avaient. On se retrouve donc dans une sorte de stagnation sociale. Si on allait vers un démantèlement encore plus profond du droit du travail, les gens ne risqueraient-ils pas là encore de privilégier leurs acquis, si petits soient-ils, plutôt que de lutter ?
Il y a des moments historiques où effectivement la réduction des droits génère la tétanie : plus les droits se restreignent, plus il y a une tétanie sociale et plus il y a un appel à l’extrême droite. Ça a été le cas au Brésil, ça peut être le cas partout.
Mais ce n’est pas une donnée de nature : les années 1930 ont connu une montée de l’extrême droite en Europe, mais ça n’était pas éternel. Au contraire, vous avez eu au lendemain de la guerre, dans toute l’Europe, un développement considérable des droits sociaux. Il n’y a pas de « nature humaine » qui par essence serait tétanisée par la perte des droits. Voyez comment les jeunes diplômés réagissent à la perte des droits de l’emploi en inventant des entreprises alternatives, qu’il importe certes au plus haut point de sortir de la marginalité ou de la récupération par la bourgeoisie, mais qui prouvent que le recul des droits n’entraîne pas nécessairement l’atonie sociale, au contraire. Et puis voyez les gilets jaunes : ce sont précisément les travailleurs dont la classe dirigeante croyait qu’elle les avait réduits à merci qui relèvent la tête, et de belle manière ! Leur vitalité inventive est à la mesure de l’incroyable mépris et de la brutalité de la répression qui leur ont été réservés par une bourgeoisie qui se révèle de moins en moins capable d’assumer la production autrement que sur un mode mortifère. La lutte de classes est toujours à l’ordre du jour.
[1] Claude Didry, L’institution du travail, Paris, La Dispute, 2016
[2] Bernard Friot, Le travail, enjeu des retraites, Paris, La Dispute, 2019
[3] Bolsonaro, élu président de la République fédérative du Brésil en 2018.