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Lordon: Avoir plus d’une idée
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https://www.monde-diplomatique.fr/2017/12/LORDON/58194
Article de décembre 2017
Ce sont parfois les explosifs les plus puissants qui passent le plus aisément les portiques. De tous les ouvrages consacrés à la critique de l’Union européenne, et il n’en manque pas d’éruptifs, le plus dévastateur pourrait bien être l’un des plus discrets. L’un des plus décalés aussi. Travail méticuleux d’historien, publié aux très révolutionnaires éditions du CNRS, Les « Collabos » de l’Europe nouvelle, de Bernard Bruneteau, a de quoi faire du dégât. Mais, si l’on autorise l’oxymore, de quoi faire du dégât subtilement.
Que l’idée d’Europe puisse ainsi se trouver accolée au mot « collabos », c’est une conjonction dont la double propriété de nous sembler parfaitement aberrante et d’être pourtant avérée par l’histoire doit donner à penser. Pour mettre en question non pas tant l’idée elle-même que les aveuglements où peuvent conduire certaines manières de la poursuivre.
Épisode généralement passé sous silence par l’histoire sainte européenne, il se trouve donc que bon nombre d’intellectuels européistes des années 1930, ralliés à la cause dans le sillage du projet de fédération européenne d’Aristide Briand, ont cru voir dans l’invasion nazie une sorte d’occasion historique, sans doute fâcheuse à quelques égards, de faire, malgré tout, table rase du paysage des États-nations, préalable à la reconstruction de l’Europe comme un nouvel ensemble politique unifié. En conséquence de quoi ces intellectuels n’ont pas seulement accueilli l’embrasement du continent et l’occupation allemande avec un intérêt manifeste, voire un enthousiasme bruyant, mais pour certains d’entre eux ont rejoint le « mouvement » et se sont engagés activement dans la collaboration — puisque c’est là que l’histoire accoucheuse d’une « Europe nouvelle » tant désirée était en train de se dérouler.
On ne peut pourtant pas faire dire à l’ouvrage de Bruneteau ce qu’il ne veut pas dire, sinon en faisant offense à son travail d’historien — l’ouvrage compte presque cinq cents pages d’une documentation extraordinairement fouillée —, tel qu’il le retient de tomber dans les extrapolations interprétatives les plus grossières. Si d’abord tous les intellectuels européistes n’ont pas cédé à l’« événement », nombre de ceux qui lui ont été favorables n’étaient nullement des fascistes en acte ou même en puissance — le groupe qu’ils composent est d’ailleurs d’une grande diversité interne dont Bruneteau donne une cartographie très précise. Pas davantage la période ne livre-t-elle une invariante essence de la pensée européiste, telle que l’européisme d’aujourd’hui se lirait simplement à partir de celui d’hier, voire porterait la marque indélébile de ce premier rendez-vous avec l’histoire. Et cependant le travail de Bruneteau est parfaitement agencé pour laisser jouer à bas bruit une impressionnante série d’échos, sans que lui-même d’ailleurs se hasarde à les faire parler à voix haute, laissant au lecteur le soin de les élaborer pour son compte.
L’histoire commence donc à la fin des années 1920. Non pas que des utopies européennes n’aient pas vu le jour auparavant, mais parce qu’entre le Pan-Europa de Richard Coudenhove-Kalergi (1923) et le Mémorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne (1929) présenté par Aristide Briand à la Société des nations (SDN) c’est bien le moment où se forme quelque chose comme un courant politique européiste répertorié, porté par une génération d’intellectuels socialisés dans l’idée européenne. On s’en figure sans peine les mobiles au lendemain de la première guerre mondiale… C’est pourtant le destin malheureux du mémorandum Briand qui va lui donner une impulsion décisive. Si la SDN n’est pas capable de faire droit à l’idée européenne, alors, la voie internationale s’étant avérée défaillante, l’enjeu même de la paix sur le continent demande de passer à la voie supranationale.
Suprême paradoxe, ridiculisant jusqu’à la ruse de la raison hégélienne, c’est la guerre nazie qui va apparaître à ces gens comme la grande occasion de la paix européenne — future… En réalité, les diagnostiqueurs de crises — qui ne manquent pas de raisons de s’activer dans les années 1930 — observent chacun la convulsion depuis son point de vue particulier, mais elle leur apparaît à tous comme un moment résolutoire. Pour les uns, les enjeux de la paix exigent d’en finir avec les nationalismes, donc avec les nations, quitte à en passer par un moment de destruction. Pour d’autres, une possibilité européenne affirme enfin une identité continentale hétérogène à celle du monde anglo-américain. Les partisans de la « révolution nationale » du maréchal Pétain voient, eux, la période comme celle de la grande réconciliation des classes, hors des voies symétriquement funestes du capitalisme et du bolchevisme.
Mais c’est surtout du côté des « réalistes économiques » que l’idée européenne prend une consistance caractéristique. Une consistance troublante également, aussi bien par la force des échos qui font résonner ces années 1930-1940 dans les nôtres que par la tranquillité d’âme qui lui fait alors voir dans l’occupation allemande une occasion méritant tout à fait d’être considérée. Car c’est bien là que se produit le principal effet de déflagration de l’ouvrage de Bruneteau : en ceci que, dans la catastrophe de son époque, ce courant de pensée évoque tant de choses de la nôtre. C’est qu’en fait s’y annoncent tous les contenus du néolibéralisme européen naissant, tels qu’alors ils se sont mêlés au pire sans ciller.
À commencer par le dépassement du clivage droite-gauche, inutile parasitage « politicien » de la rationalité gestionnaire. Sans doute a-t-on là affaire à une constellation idéologique explorée de longue date par les historiens des idées, où l’on retrouve les polytechniciens du groupe X-Crise, des cadres de l’école d’Uriage, des économistes comme François Perroux ou Francis Delaisi, tous militants d’une urgente « prise de conscience » de ce que la « réalité » désormais c’est non plus la politique, mais l’« économie ». L’économie, qui livre donc le principe unique sous lequel doit être envisagée la conduite des grands ensembles humains, d’autant plus exclusif qu’il impose ses nécessités — celles de la « réalité » justement. Une conduite qu’il est grand temps de rendre aux techniciens de la rationalité neutre.
Or l’« Europe allemande » qui s’annonce est porteuse, croient-ils, d’un double bénéfice. En premier lieu elle renverse les vieux États-nations, foyers incrustés de la politique prérationnelle. Ensuite, abattant des frontières absurdes, elle fait advenir un espace continental intégré où peut se redéployer la division du travail à une échelle élargie, entraînant de nouvelles possibilités d’optimisation pour l’allocation du capital.
Un lecteur d’aujourd’hui ne peut pas ne pas reconnaître là l’argument même du Marché unique européen de 1986 et son corollaire supposément nécessaire, la monnaie unique — à laquelle on réfléchit au cœur des années 1940 ! Et il ne peut pas non plus ne pas y voir les origines de la dépolitisation technicienne qui vise à l’administration postsouveraine des choses.
Ce qu’il ne peut pas manquer davantage, c’est que de telles idées aient pu s’accommoder de la guerre hitlérienne et même l’envisager comme un cadre propice. C’est ici que se révèle la tare de l’européisme de ces années : il n’a qu’une idée. « Faire l’Europe » est son unique idée, et comme il n’y a aucune deuxième idée pour fournir une évaluation critique des moyens… tous les moyens sont bons. L’histoire livre-t-elle l’Allemagne nazie comme opérateur historique de la tabula rasa nécessaire au surgissement de l’Europe nouvelle ? Ainsi soit-il.
Ce qui laisse abasourdi à la lecture du livre de Bruneteau, c’est ce tableau d’un gigantesque égarement intellectuel, l’abolition massive du discernement dans une situation historique extrême, abolition commandée par la poursuite aveugle de l’idée unique devenue ignorante de toute considération extrinsèque. Et les égarés viennent de tous les bords — y compris de la gauche. Syndicalistes, socialistes, pacifistes et internationalistes délirants, pour qui défaire la souveraineté des États est un objectif qui prime tout. Mutatis mutandis bien sûr, on ne peut s’empêcher de penser ici à ces théoriciens de la gauche radicale qui, soixante ans plus tard, n’ont pas hésité à voir dans le capitalisme mondialisé un allié intéressant pour poursuivre le même objectif d’en finir avec l’État-nation — et ont donc appelé, « logiquement », à voter « oui » au traité constitutionnel européen en 2005.
Bruneteau se garde bien de tirer toute morale politique explicite des faits qu’il rassemble minutieusement. Il y en a pourtant bien une, mais très générale : c’est qu’il faut avoir plus d’une idée. Spécialement quand l’histoire vient nous tester. Cette morale est d’une parfaite actualité. Elle concerne d’ailleurs aussi bien les partisans que les opposants à l’actuelle Europe. Le monoïdéisme de la sortie de l’euro voue aux pires frayages. Or, si nécessaire cette sortie soit-elle, on ne la négociera ni n’importe comment, ni avec n’importe qui. Quant aux partisans de la monnaie unique, ils ont eu la chance de ne pas croiser une guerre fasciste, mais pas celle d’éviter le capitalisme néolibéral. Personne n’aura l’idée de mettre les deux sur le même plan. Mais l’identité formelle des situations s’impose. À l’Europe de l’européisme, il est possible de tout sacrifier — dans le cadre de ce que l’époque détermine comme sacrifiable. En celle du capitalisme néolibéral : inégalités, précarité, souffrance au travail, suicides… Pour ces petits dommages collatéraux, l’européisme d’aujourd’hui dans son époque, pas plus que celui d’hier dans la sienne, n’a aucun égard. Parce qu’il n’a aucune deuxième idée — notamment pas celle de la justice sociale. Et que, comme à son prédécesseur, ce défaut pourrait bien lui aménager sa place dans l’histoire.
Frédéric Lordon
Économiste et philosophe. Dernier ouvrage paru : Les Affects de la politique, Seuil, Paris, 2016.