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"Un ennemi du peuple" à l’Odéon : un spectacle magistral

culture

Lien publiée le 17 mai 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.marianne.net/culture/un-ennemi-du-peuple-l-odeon-un-spectacle-magistral

A l’Odéon, Jean-François Sivadier met en scène « Un ennemi du peuple » du dramaturge norvégien Henrik Ibsen, avec Nicolas Bouchaud dans le rôle titre. Osons le dire : c'est un spectacle magistral.

Il est des pièces de théâtre qui résonnent immédiatement avec l’actualité du moment. Un ennemi du peuple, d’Henrik Ibsen (1828-1906), est à classer d'office dans cette catégorie. Elle a beau dater de 1883, elle renvoie à des problématiques et des interrogations contemporaines, à commencer par celles du mouvement des gilets jaunes (mais pas seulement).

Nous sommes dans une station de thermale, dans une petite ville de province, l’équivalent de Vichy ou de Châtel-Guyon. C’est là qu’est installé le docteur Tomas Stockmann (Nicolas Bouchaud), sa femme Katrine (Agnès Sourdillon), sa fille Petra (Jeanne Lepers) et ses deux fils, son beau-père Morten Kill (Cyril Bothorel) et son frère, le préfet Peter Stockmann (Vincent Guédon).

Un beau jour, le docteur découvre que les eaux de la station sont infectées par une bactérie. Il décide d’en prévenir la population et les autorités compétentes, persuadé de remplir la triple mission que lui confère son statut : lanceur d’alerte, médecin et citoyen.

Seulement voilà, le toubib au grand cœur va se heurter au mur des enjeux économiques, des pouvoirs politiques, des notables installés et des journalistes couchés. Le premier face à face se joue entre les deux frangins, celui qui en tient pour le serment d’Hippocrate et celui qui parle au nom de la camarilla qui vit des rentrées financières assurées par la station. Quand l’un parle santé, l’autre répond intérêt. Quand l’un évoque des enjeux humains, l’autre renvoie à des enjeux financiers, car si des travaux doivent être entrepris, il faudra fermer la station, avec les conséquences qui l’on imagine pour ceux qui en vivent et surtout ceux qui en profitent. Lorsqu’il s’agit de savoir qui devrait payer les travaux de remise en état, le préfet, qui parle comme un porte-parole du Medef , s’empresse d’expliquer qu’il ne saurait être question de mettre les actionnaires à contribution. Ces gens là veulent bien encaisser, mais pas débourser.

Dans un premier temps, le docteur Stockmann part confiant, assuré qu’il est d’être soutenu par le quatrième pouvoir, comme on ne disait pas encore, autrement dit par le journal. Son représentant, le dénommé Hovstad (Sharif Andoura), l’encourage vivement à jeter son caillou dans la mare contaminé. Même l’imprimeur Aslaksen (Stephen Butel), fort mesurée, et qui considère que « la modération, c’est la vertu première d’un citoyen »), ne mégote pas sur son soutien. Jusqu’au moment où ils comprennent qu’il y a des limites à ne pas dépasser s’ils veulent continuer à exercer leurs fonctions respectives. Au cas où ils n’auraient pas très bien compris, le préfet, casquette vissée sur la tête, saura leur rappeler.

Le docteur Stockmann se retrouve donc seul face au front commun des dominants et de leurs subordonnés. Pas question pour le journal de publier son appel au peuple. Pas question de le laisser mettre en péril une activité économique qui file son bonhomme de chemin, nonobstant le enjeux écologiques et sanitaires nés de la pollution des eaux. Il y a du Monsanto et du glyphosate dans l’air.

La pièce, finement mise en scène par Jean-François Sivadier, bascule alors dans un happening politique d’une autre dimension. La chose a lieu lors d’un débat public où doivent s’expliquer les uns et les autres, à commencer par le docteur, étant entendu que ses adversaires espèrent bien le contraindre au silence. Mais ce dernier, en la personne d’un Nicolas Bouchaud jamais aussi impressionnant que lorsqu’il est sur le fil du rasoir, va transformer l’Odéon en rond-point, ou en AG, comme on veut.

Il interprète un homme (le docteur) qui se sent lâché de partout et qui va sombrer dans un enfermement psychologique parano le conduisant à insulter tout le monde, y compris ces gens du peuple qu’il voulait servir mais qui ne le suivent pas. Le personnage que l’on sentait déjà imbu de lui-même (méprisant avec sa femme et incapable de se souvenir du prénom de sa bonne), devient arrogant, agressif, intransigeant. Il insulte ceux qui l’écoutent. Il les traite comme un Salvini peut traiter ses contradicteurs. Nicolas Bouchaud évoque alors des faits (l’usage du flash ball par exemple) n’ayant rien à voir avec le texte d’Ibsen. Le public se prend au jeu, se divise sur son cas. Le ton monte, la température aussi. Mais quand les spectateurs sont invités à se prononcer pour ou contre le docteur qui les traite de « veaux », ils le soutiennent majoritairement, conscients qu’à défaut de les caresser dans le sens du poil, il a raison.

Peu de metteurs en scène et peu d’acteurs peuvent se livrer à un exercice du genre, plutôt casse-gueule. Avec Jean-François Sivadier et Nicolas Bouchaud, l’affaire passe comme une lettre à la poste. Cela s’appelle le talent.

Un ennemi du peuple, d’Henrik Ibsen. Mise en scène Jean-François Sivadier. Odéon Théâtre de L’Europe jusqu’au 15 juin puis en tournée.