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Normes comptables : le continent caché de l’Europe néolibérale
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Le philosophe Édouard Jourdain revient sur le rôle que jouent les normes comptables au sein de l'Union européenne.
Du statut de l’entreprise à l’institution de la dette, la comptabilité renvoie à des enjeux de politique économique qui sont toujours fondamentaux et polémiques. Autrement dit la comptabilité n’est pas un simple instrument technique neutre. Elle est avant tout une représentation de la valeur d’un capital. Il existe donc autant de modèles comptables qu’il existe de représentations du monde et de ce qu’il paraît juste à une société de valoriser.
Le tournant majeur dans les normes comptables européennes se décide dans les années 2000 et est mis en œuvre en 2005.
Or ce qui est intéressant dans le cas de l’Union européenne, c’est à la fois le contenu des normes adoptées mais aussi le processus d’adoption de ces normes. Les normes comptables deviennent ainsi un exemple paradigmatique de la politique économique néolibérale de l’UE mais aussi de son déni de démocratie, où quelques personnes d’un organisme privé vont décider de ce qui devrait être l’objet de débats et de prises de décisions publiques.
Le tournant majeur dans les normes comptables européennes se décide dans les années 2000 et est mis en œuvre en 2005. Il consiste pour toutes les entreprises cotées de l'Union européenne à adopter un seul jeu de normes pour les comptes consolidés. Ce jeu est fabriqué par une petite officine privée basée à Londres, créé en 1973, l’International Accounting Standards Committee (IASC). Ces normes vont avoir une force de loi introduisant la fameuse notion de la juste valeur qui est une valeur de marché. Il faudrait mettre dans les comptes non pas les valeurs historiques (combien m'a coûté d'acheter cette machine, etc) mais la valeur liée à l’offre et la demande. En 1989, déjà, l’IASC s’était dotée d’un cadre conceptuel qui introduit clairement un modèle de gouvernance néolibérale en privilégiant le capitalisme des marchés financiers via les investisseurs.
L'ALIGNEMENT AVEC LES ÉTATS-UNIS
L’IASC aurait été créée notamment pour contrer la normalisation qui commençait à se faire jour en Europe sous l’impulsion des Français et des Allemands. Bien que ces dernières nationalités aient fait partie du board de l’IASC, les membres appartenaient pour la plupart à des cabinets internationaux proches des intérêts anglo-américains. Tout l’enjeu pour cette organisation consistait alors à obtenir suffisamment de pouvoir, de manière à ce que ses normes soient adoptées. La Commission européenne, dès juin 2000, décide de suivre les normes IASC en matière de comptes consolidés.
L’IASB, créée en 2001, prend le relais de l’IASC. Le Board de l’IASB a son siège à Londres et comprend 14 membres, représentants de grands groupes multinationaux et de cabinets d’audit internationaux, dont 12 à temps plein. Il est chargé d’élaborer les normes, si possible avec les normalisateurs internationaux, qui auront pour nom officiel IFRS. Le tournant majeur dans les normes comptables européennes se situe dans les années 2000, mais il est préparé dans les couloirs de la Commission européenne dès novembre 1995. Elle publie alors une communication qui abandonnait tout projet d’harmonisation comptable au vu du trop grand nombre de divergences des États membres : "L’harmonisation comptable : une nouvelle stratégie au regard de l’harmonisation internationale" (COM 95 (508))[1]. L’idée était que les entreprises européennes ayant vocation à lever des capitaux sur les marchés internationaux et à se faire coter sur une place boursière des États-Unis ne satisfaisaient pas aux normes comptables exigées. Le danger était qu’en l’absence de normes européennes, les grandes entreprises adoptent de facto les normes comptables américaines[2]. Le temps politique étant trop long pour satisfaire à ces exigences, il ne restait qu’un recours pour combler ce vide : s’aligner sur les normes de l’IASB dont le travail était déjà reconnu.
Cette complexité peut apparaître comme un parcours semé de garde-fous et de filtres pour garantir un examen scrupuleux des normes.
Les États de l’Union européenne ne font au demeurant pas partie de l’IASB mais de l’European Financial Reporting Advisory Group (EFRAG), qui a été crée en 2001 afin de jouer le rôle de conseiller technique auprès de la Commission pour la validation des normes de l’IASB par l’Union européenne. Cette validation suit un parcours complexe : la norme de l’IASB reçoit d’abord un avis de l’EFRAG, puis de du SARG (Standards Advice Review Group), qui est un comité indépendant, puis ces avis sont transmis par la Commission à l’ARC (Accounting Regulatory Committee) composé de représentants de vingt-huit États membres, qui s’ils sont d’accord transmettent à leur tour le texte de la norme au Parlement et au Conseil des ministres. Si ces derniers sont en désaccord, le processus est renouvelé. Cette complexité peut apparaître comme un parcours semé de garde-fous et de filtres pour garantir un examen scrupuleux des normes.
DES NORMES POLITIQUES
En réalité, il n’en est rien. L’EFRAG, dont le rôle pourrait être déterminant dans ce processus, n’est au fond rien de plus qu’une chambre d’enregistrement des normes de l’IASB, qui sont ensuite adoptées par les institutions politiques estimant que le filtre de l’organe compétent a fait son travail. Françoise Flores, présidente de l’EFRAG en 2013, résumait ainsi le passage de l’Europe aux normes IFRS : "L’Europe a fait le choix des IFRS il y a 10 ans, un changement qui a entraîné une double perte de souveraineté dans l’établissement des normes comptables pour la France, la compétence d’adoption des normes comptables applicables aux groupes côtés étant transférée du niveau national au niveau européen, le développement des dites normes étant confié à un organisme privé indépendant, l’IASB. Une double perte de souveraineté, ce n’est plus un changement, c’est une révolution.[3]" Cette révolution liée à ce double abandon de souveraineté donne alors lieu à une nouvelle conception de l’ "intérêt général" : "l’intérêt général se définit par égard à ce contexte : la normalisation comptable doit permettre de mieux éclairer les décisions des investisseurs et aider à abaisser le coût du capital.[4]"
L’Union européenne peut accepter tout ou partie d’une norme mais n’a pas le pouvoir d’en modifier le contenu, réservé exclusivement à l’IASB. Si elle refuse une norme, alors la transaction économique concernée ne sera pas règlementée. Le cas de la normalisation comptable est exceptionnel dans la mesure où les structures privées, qui en sont à l’initiative, échappent totalement au contrôle communautaire et plus largement au contrôle démocratique. Au terme de ce processus de normalisation comptable, se pose in fine la question politique : l’IASB a intérêt à faire profil bas en affirmant que c’est l’Union européenne qui détient en dernière instance le pouvoir de normalisation, et l’Union européenne a intérêt à minimiser le rôle de l’IASB pour montrer qu’elle a toujours le contrôle.
Dès lors la véritable question, qui est éminemment politique, est : à quoi tenons-nous ?
Dans la plupart des travaux concernant l’intérêt social, le droit comptable est absent alors qu’il est au cœur de l’entreprise. Il serait donc utopique de vouloir réformer le droit des sociétés sans toucher au droit comptable, ce qui suppose de redéfinir les concepts de capital et de profit (qui implique notamment de rrecevoir juridiquement la notion de propriété). Depuis le XIIIe siècle, c’est le capital financier qui a été valorisé dans toutes les comptabilités alors que les économistes classiques admettent eux-mêmes que trois capitaux sont indispensables pour la bonne marche de l’économie : le capital naturel, humain et financier. Il serait donc logique d’intégrer ces trois capitaux à égalité dans les normes comptables.
Pour changer le système des normes comptables, il s’agit notamment d’intégrer le capital naturel et le capital humain au passif du bilan (comme l’est actuellement le capital financier qui est ainsi mieux protégé que les deux autres) et mesurer leur dégradation, ainsi que de constituer un contrôle démocratique des normes comptables. Le véritable enjeu est la possibilité d’un arbitrage en commun. Dès lors la véritable question, qui est éminemment politique, est : à quoi tenons-nous ?
[1]On trouve à l’adresse suivante http://europa.eu.int/comm/internal_market/accounti... de très nombreux textes européens sur la question comptable dont la communication de 1995.
[2]En 1994, sur 40 groupes français, 10 établissaient leurs comptes consolidés sur les normes américaines.
[3] Françoise Flores, Présidente de l’EFRAG, Gestion et finances publiques n°6, juin 2013, p.16.
[4]Ibid., p.17.