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Jade Lindgaard : "Un journalisme de transformation sociale me paraît vital"

Lien publiée le 30 mai 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://reporterre.net/Jade-Lindgaard-Un-journalisme-de-transformation-sociale-me-parait-vital

Jade Lindgaard : «<small class="fine"> </small>Un journalisme de transformation sociale me paraît vital<small class="fine"> </small>»

Dans le cadre capitaliste et patriarcal de la société, l’attention portée à l’écologie est périphérique. Dans cet entretien, la journaliste Jade Lindgaard explique comment, selon elle, raconter le monde, notamment les luttes ancrées au sol, permet de le comprendre et de s’engager pour qu’il change.

Reporterre poursuit une grande série d’entretiens de fond avec celles et ceux qui renouvellent la pensée écologique aujourd’hui. Parcours, analyse, action : comment voient-elles et voient-ils le monde d’aujourd’hui ? Aujourd’hui, Jade Lindgaard, journaliste à Mediapart, autrice de Je crise climatique (La Découverte) et membre du collectif Féministes pour la justice climatique/Toxic Tours.




Reporterre — Durant votre enfance, dans les années 1970 et 1980, quel rapport entreteniez-vous avec l’écologie ?

Jade Lindgaard — J’ai passé mon enfance dans un immeuble du 15e arrondissement de Paris, dans un imaginaire totalement urbain, industriel, en « toc ». Dans la chambre que je partageais avec ma petite sœur, on avait une moquette synthétique et un Sacco [un pouf inventé en 1968] orange vif percé d’où s’écoulaient plein de petites boules de plastique blanc.

Dans la grande surface où nous allions faire les courses, tout était sous emballage plastique. On mangeait de la purée Mousline. Un jour, ma mère est rentrée du travail avec un truc incroyablement moderne, un sachet de salade sous plastique. Sa grande vertu : on pouvait la manger directement, sans avoir à la laver.

Je passais beaucoup de temps devant la télé, complètement fascinée par New York. Quand je voyais les tours de Beaugrenelle depuis ma fenêtre, je m’imaginais aux États-Unis. J’ai aussi été scout et on partait régulièrement camper dans la nature. Mais, cela représentait plutôt pour moi dormir à plusieurs sous une tente, la vie en collectivité, les jeux de piste, l’Opinel, plutôt que les arbres, les champs ou les insectes.



Comment en êtes-vous venue à informer sur l’écologie ?

À la fin des années 1990, je travaillais aux Inrockuptibles quand j’ai découvert les mouvements alter-mondialistes. En 1999, j’ai vu des mouvements révolutionnaires prendre la rue lors d’une grosse manif de blocage à Seattle. Ça m’a fascinée. Mes centres d’intérêt se sont déplacés vers la question hyper vivace de la justice sociale, sur la critique du capitalisme, du FMI [Fonds monétaire international], de la Banque mondiale, du tiers-mondisme, des rapports entre Nord et Sud. En 2001, au contre-sommet du G8 à Gênes et au Forum social mondial de Porto Alegre, j’ai été prise dans un univers extraordinaire d’intelligence, de puissance critique, de fécondité et de puissance d’action collective. Les activistes qui posaient cette question de l’illégitimité d’un ordre politique constituaient en même temps des mouvements hyper joyeux, forts et provocateurs.

En 2007, j’ai retrouvé ces copains, notamment les membres du mouvement britannique Climate Action Camps, à Heathrow, en Angleterre. Ils occupaient le plus gros aéroport européen pour protester contre l’essor du trafic aérien et un projet de troisième piste qui n’a jamais vu le jour. C’était un mouvement très contestataire, très désobéissant, avec plein d’ateliers pratiques dédiés au partage de connaissances. Vue de France, cette manière de mélanger rapport à la nature, action collective, anarchisme, savoir et pratique était très novatrice. C’est ce qu’on a retrouvé ensuite sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes.

« Un journaliste doit être dans une distance critique vis-à-vis des faits et des propos qu’il recueille. C’est la base. Mais ce rapport critique ne signifie pas tenir une position intermédiaire entre deux points de vue contradictoires. »

En informant sur ces mouvements, vous considérez-vous comme une actrice du changement ?

Un journaliste doit être dans une distance critique vis-à-vis des faits et des propos qu’il recueille. C’est la base. Mais ce rapport critique ne signifie pas tenir une position intermédiaire entre deux points de vue contradictoires.

Les mouvements altermondialistes utilisaient le savoir pour critiquer un ordre économique et financier. Ils disaient : « On n’est pas simplement des citoyens en colère, on en sait autant que vous. » En tant que journaliste, ça t’oblige à bouger en te disant qu’effectivement, il faut arrêter de hiérarchiser les sources entre ceux qui sauraient et ceux qui agiraient. Cela ne veut pas dire qu’un paysan connaît mieux le climat qu’un climatologue. Mais il n’y a pas de hiérarchie entre leurs savoirs. Cela implique de traiter avec autant de respect un jeune de la Zad qui connaît bien son territoire et sait pourquoi il le défend, que le président du département qui fait la démonstration par A + B de la nécessité de réaliser un aéroport pour créer de l’emploi.

Casser cette hiérarchie des sources qui peut exister dans une manière plus conventionnelle de faire du journalisme m’oblige assez naturellement à m’interroger sur ma position. Je conteste un cadre général d’interprétation qui priorise la création d’emplois et la croissance économique au détriment de la préservation d’une zone humide. Cela me met dans une position d’engagement. Assez rapidement, on m’a renvoyé l’image d’une journaliste engagée, d’une « journaliste militante ». Il faut être sincère dans ses intentions : quand j’écris, j’essaie de convaincre mes lecteurs qu’il faut s’engager pour changer les choses. C’est une position militante que j’assume. La colère et l’indignation nourrissent profondément mon travail de reportage et d’enquête. Une forme de journalisme de transformation sociale me paraît vitale. C’est dans ce sens que des journalistes peuvent jouer un rôle dans un mouvement de lutte écologiste. Les journalistes et aujourd’hui les blogueurs et youtubeurs font partie intégrante des mouvements sociaux.



Ne trouvez-vous pas frustrant, sur des terrains de lutte, de rester dans une posture journalistique ? Avez-vous déjà pensé à tout plaquer pour aller vivre à la Zad de Notre-Dame-des-Landes ?

Je me suis posé mille fois la question et je me la pose encore. Mais je continue à être journaliste pour l’écriture. Sans l’écriture, je n’arrive pas à penser. J’ai fait un reportage au long cours sur la Zad,où je restais sur place plusieurs jours de suite. Allongée dans mon sac de couchage, dans une petite caravane, j’avais tous les mots entendus dans la journée qui me revenaient et tournaient comme une musique intérieure. Je n’arrivais pas à trouver le sommeil. L’écriture me sert à digérer tout ça, à me dissocier, à prendre de la distance et à retrouver une subjectivité par rapport à toutes ces sensibilités, ces colères, ces joies, ces tristesses.

La question de la distance n’est pas ridicule. Un endroit comme la Zad fabrique un autre monde politique, de sensibilité, de désir humain… Il est très tentant de se plonger dans cette utopie à 100 %. Mais la société patriarcale, capitaliste, faite de dominations injustes est toujours là. Mon rôle est peut-être d’être à l’interstice de ce monde industriel, capitaliste, patriarcal, dominateur et de cet autre monde de faune et de flore, libéré des dominations. D’être une contributrice de lien entre ces deux espaces. Ce n’est pas un rôle facile. On se prend des coups des deux côtés.



Comment avez-vous vu évoluer le traitement de l’écologie dans la presse française ?

Les médias font partie du problème. Si l’on veut être positif, on peut dire qu’on a beaucoup progressé quantitativement, sur le nombre de sujets publiés sur le changement climatique, l’effondrement des espèces… Mais ces sujets sont traités sans que le lien soit fait avec le capitalisme ou le patriarcat. On continue de segmenter l’écologie comme un sujet à part, on a des journalistes environnement, des rubriques environnement, alors que c’est une autre vision du monde, un autre cadre d’interprétation, une autre manière de parler d’économie, de politique, des inégalités, des questions sociales. Cette approche contribue à rendre périphériques les questions dont on parle.

Mediapart est parti d’assez loin dans l’importance accordée à l’écologie. J’ai pesté plein de fois contre le fait que ces questions étaient toujours reléguées au bas de la page d’accueil, invisibilisées. Depuis, l’équipe a lentement évolué. Aujourd’hui, dans nos réflexions éditoriales, les questions d’écologie et de climat sont des priorités. Nous devons être assez représentatifs de discussions dans d’autres journaux. La chance que nous avons par rapport à eux, c’est que, comme le journal est assez neuf et sur internet, il est plus plastique et on peut plus facilement y faire remonter des sujets pour les mettre en valeur.

« Une manière de se libérer de la prison du cadre capitaliste est de rouvrir les sensibilités : par la poésie, la lenteur, le plaisir de passer du temps dans une forêt ou près d’un lac, pour se libérer de cette armure que le consumérisme et la ville industrielle nous ont créée. »

On entend des alertes sur l’environnement et le climat, pourtant ça n’avance pas. Quels points de blocage avez-vous identifiés ?

Déjà, le cadre capitaliste de la société. L’économie est organisée autour de la propriété privée et du profit, antinomiques avec la préservation de la faune, de la flore et du climat. À partir du moment où les instruments économiques utilisés — profits et dividendes, chiffre d’affaires, PIB — n’accordent pas de valeur à l’efficacité énergétique, à la réduction des émissions de gaz à effet de serre, à la préservation d’espaces naturels et de terres agricoles, les dés sont pipés.

Dans Je crise climatique, je m’étais intéressée à la dissonance cognitive. Nos subjectivités sont formatées par ce cadre capitaliste. On a assimilé des valeurs de performance, de concurrence et tout un réseau de désirs et d’affects marqués par le consumérisme.

Dans les années 1970 et 1980, partir écouter de la musique au Brésil, en Afrique, en Asie était le summum de la branchitude. Très peu de gens prenaient au sérieux la question des dégâts irréversibles provoqués par les Occidentaux débarquant dans les communautés avec tout leur fric et leur modernité. Cette prédation était masquée par un exotisme bienveillant et plutôt progressiste. Ces gens critiquaient le matérialisme occidental en se rêvant du côté d’autres civilisations, mais au prix du développement de cette industrie aérienne ultrapolluante.



Prenez-vous encore l’avion ?

J’essaie de ne plus le prendre. On ne peut pas écrire sur la catastrophe irréversible du changement climatique et partir en avion voir le Groenland fondre. Ce n’est possible ni moralement ni sensiblement. C’est pour ça que la mobilisation de chercheurs face à leur énorme problème de bilan carbone est importante. On ne parle pas de la même manière du climat quand on essaie de réduire au maximum son impact.

Dans les années 1990-2000, l’approche experte a été essentielle pour dire qu’il y avait un changement climatique causé par la consommation des énergies fossiles. Mais elle a entretenu cette dissonance. Une manière de se libérer de cette prison est de rouvrir les sensibilités : par la poésie, la lenteur, le plaisir de passer du temps dans une forêt ou près d’un lac, pour se libérer de cette armure que le consumérisme et la ville industrielle nous ont créée.



Vous vous êtes aussi intéressée aux luttes collectives comme les Indignés, la Zad de Notre-Dame-des-Landes, Bure…

Ce sont des brèches dans l’ordre établi. On dit que le monde, l’économie, l’échelle des valeurs sont ainsi, et des gens répondent que pas du tout, que cette idée de construire un aéroport sur un bocage est absurde. Quand cela se produit, en tant que journaliste, on va voir ce qui se passe.

Ce sont aussi des espaces de pensée en action plus libres que les colloques, réunions ministérielles et autres séminaires d’entreprise. Les pensées sont en lien avec des pratiques qui influent à leur tour sur les pensées. À la Zad, on abolit le plus possible la différence entre dire et faire. Tu arrives avec tes idées de philosophe ou d’économiste, et on te propose de participer au groupe « vaches » ou à la construction d’une charpente. Si tu réponds que tu n’es pas manuel, on s’en fiche. Ça provoque des pensées à vif, plus concrètes et plus puissantes.

Il y a de la puissance de changement dans ces mouvements. Ces collectifs rendent vivants, concrets d’autres mondes.

« Il me semble parfois plus important de soutenir une lutte de sans-papiers, de réfugiés ou un rassemblement contre les violences policières que de faire mon compost. »

D’autres mondes intéressants à raconter ?

Ce sont des récits épiques. Il est très difficile de raconter le changement climatique ; il est plus facile de raconter le combat de personnes qui s’installent dans une forêt pour lutter contre un projet de mine, avec des personnages et du suspense. Je crois à la force du récit pour comprendre le monde.



Que pensez-vous d’une autre forme d’écologie qui est plutôt dans la transformation individuelle des modes de vie ? Vous considérez-vous comme une colibri ?

Je ne suis pas très fan de la métaphore du petit colibri, parce qu’il prend sa part mais n’éteint pas l’incendie ! Mais j’ai beaucoup de respect pour eux. Il n’y a aucune raison d’être écolo : on se prend des coups, on s’engueule avec ses amis — c’est mon cas —, on peut être en désaccord avec sa famille, on se fait chambrer par ses collègues… En plus, j’ai parfois l’impression de porter sur mes épaules la charge de la destruction du monde en cours. J’avais une vie plus insouciante quand je travaillais sur l’art contemporain, même si, pour rien au monde, je ne voudrais revenir en arrière.

Dans ce contexte, c’est super que des personnes essaient de faire quelque chose dans leur coin. Mais c’est insuffisant. Il y a donc un travail à faire pour conduire ces personnes dans une action collective plus efficace.

Je critique les usages très individualistes faits de la notion d’effondrement. Cette idée que « OK, le monde va s’effondrer, donc je nous prépare, mes proches et moi, à la fin du monde ». Ce n’est pas ce que dit Pablo Servigne, mais c’est ce que beaucoup pensent. Il me paraît plus important de mettre au premier plan la justice environnementale et climatique en agissant dès maintenant contre les inégalités, en lien ou non avec le changement climatique. Je suis végétarienne, je n’ai pas de voiture, je me déplace toujours à vélo… Même si j’ai plein de contradictions — un iPhone, internet —, j’essaie de réduire le plus possible mon impact. Mais il me semble parfois plus important de soutenir une lutte de sans-papiers, de réfugiés ou un rassemblement contre les violences policières que de faire mon compost.



L’écologie est encore souvent perçue comme une préoccupation de bobos. Avec le Toxic Tour, vous faites au contraire un lien entre écologie et quartiers populaires. Pourquoi ?

Plus on est pauvre et dominé, plus on risque d’être exposé à un environnement pollué. On a commencé les Toxic Tours avec l’idée de cartographier en quoi des habitants et habitantes de quartiers populaires de Seine-Saint-Denis, qui sont parmi les personnes les plus impactées par les discriminations raciales, à l’emploi et au logement, les violences policières, sont aussi surexposées à un air pollué. Saint-Denis est traversé par des autoroutes. Il nous semblait hyper important de dénoncer cette injustice supplémentaire, d’autant plus qu’elle est invisible et toujours passée sous silence, alors qu’elle a plein d’effets sur l’état de santé des personnes, leur durée de vie et même leur rapport au monde. Quand j’ai commencé à travailler là-dessus, à arpenter les quartiers et à discuter avec les gens, ça m’a envahie.

C’est une inégalité qui s’ajoute à toutes les autres. Beaucoup de gens à faibles revenus se retrouvent dans des logements mal isolés, en situation de précarité énergétique. Ils achètent des chauffages d’appoint qui consomment énormément et font exploser leur facture énergétique. L’isolation thermique des bâtiments devrait être le chantier number one de nos politiques sociales en France. Or, ce n’est pas le cas.

Idem sur l’alimentation. De nombreuses familles en difficulté vont acheter de la nourriture industrielle en grandes surfaces car elles n’ont pas les moyens d’acheter de la nourriture bio et variée. Il serait vital que leurs enfants y aient accès à l’école. Mais la plupart du temps, la restauration collective est industrielle, les plats sont réchauffés dans des films en plastique.



Faut-il de l’argent pour être écolo ?

Je caricature, parce que les pauvres ont des pratiques écolos, même s’ils ne les qualifient pas comme telles, parce qu’ils n’ont pas de thunes : la récupération, le recyclage, etc. Mais quand, comme des millions de gens en France, on cumule deux ou trois boulots pour payer son loyer et joindre les deux bouts — ce que montre le mouvement des Gilets jaunes —, se préoccuper du changement climatique et de l’effondrement des espèces peut paraître quelque chose de secondaire. À cause d’urgences vitales et sociales, mais aussi parce qu’on se sent impuissant. Il faut croire en soi-même pour penser que son action est efficace face à des bouleversements fondamentaux.

C’est pourquoi se dire écolo et militer est aujourd’hui le fait d’un privilège social. Il faut être conscient d’où on se situe socialement. Et quand on se met à vouloir agir, on ne peut pas le faire que pour soi. Les gens qui disent agir pour leurs enfants sont respectables, mais cela entretient un entre-soi assez bourgeois.

« L’univers antipatriarcal essaie de trouver des manières sensibles d’écrire, de faire de la poésie, d’agir, pour se confronter à cette domination en partant de ce que ce système dominant considère comme un point de vulnérabilité. »

Vous êtes une des seules journalistes en France à écrire en écriture inclusive…

Pas la seule, mais nous ne sommes pas nombreuses !



Vous êtes proche des mouvements écoféministes. Pourquoi faire ce lien entre lutte écologique et lutte contre la domination masculine ?

Starhawk et Silvia Federici ont décrit le tournant historique où se posent ensemble le capitalisme, la séparation entre le monde humain et celui de la nature et l’assignation des femmes à un rôle subalterne. C’est le moment de la pensée moderne de Descartes, une matrice colonisatrice et esclavagiste où se légitime un rapport d’exploitation de ce qui est considéré comme autre, nature comprise. Ces différentes formes de domination forment aujourd’hui un système politique où s’entremêlent ces dominations financières, économiques, patriarcales, racistes et d’exploitation de la nature.

Ce qui est très beau dans la critique écoféministe de ces dominations, c’est la manière dont des femmes, des queers, des trans ont tenté de reprendre de la puissance en tant que femmes, queers, trans, etc. Tout cet univers antipatriarcal essaie de trouver des manières sensibles d’écrire, de faire de la poésie, d’agir, pour se confronter à cette domination en partant de ce que le système dominant considère comme un point de vulnérabilité. On utilise le corps de la femme, les fluides, les règles, le ventre, les rondeurs, les seins, tout ce qui dégoûte, pour montrer qu’on est du côté de la nature. De nombreuses personnes considèrent que les mouvements féministes sont essentialistes et les regardent avec mépris, mais c’est une confusion. Il s’agit en réalité de partir de ce en quoi les femmes sont les plus minorisées, ostracisées, stigmatisées, pour reconstruire de la puissance.

Dans le mouvement Chipko en Inde, des femmes ont protégé des arbres parce que c’étaient elles qui allaient chercher de l’eau et qu’elles savaient que les couper allait abîmer les sources. Je suis dans un collectif écoféministe et ça fait sens pour nous de lire des textes et de parler de nature en non-mixité, pour cultiver notre manière de nous parler en étant le plus à l’écoute possible, en étant dans le care, des valeurs antinomiques du patriarcat. C’est une forme de résistance.

Je me suis rendu compte que je pouvais participer à la protection de l’écosystème avec mon corps de femme, en ayant un rapport plus intime à ces questions. Je peux faire barrage à un train de transport de charbon, à des policiers qui protègent une pelleteuse en train de détruire une forêt… Ça crée de l’empowerment. L’an dernier, au rassemblement Ende Gelände en Allemagne, des blocs féministes et queers ont expérimenté une manière queer de bloquer une mine de charbon : pas fondée sur le fait de ne pas avoir peur de se battre contre des policiers — autrement dit, sur la performance physique, la force et l’endurance —, mais sur le fait d’être nombreux, d’organiser une fête sur les rails pour se donner envie de rester longtemps, de s’entraider pour monter sur le talus, etc. Tout cela nourrit une envie d’action et peut avoir d’autres résonances. C’est polyphonique.

  • Propos recueillis par Alexandre-Reza Kokabi et Émilie Massemin