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Européennes : votes de classe ou morcellement de l’électorat ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Thibault Muzergues revient sur la polarisation des votes selon les classes sociales, en France comme dans le reste de l'Union européenne.
Dans La Quadrature des classes, Thibault Muzergues analyse comment quatre classes (classe créative, classe moyenne provinciale, nouvelle minorité ouvrière et "Millennials" - composés des jeunes urbains, souvent diplômés et précaires) ont rebattu les cartes politiques et relativisé le clivage gauche-droite. Pourtant, les dernières élections européennes semblent avoir polarisé l'électorat français, entre gagnants et perdants de la mondialisation. Qu'en est-il exactement ?
Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire
Marianne : Lors des dernières élections, les votes se sont énormément polarisés : les gagnants de la mondialisation ont voté pour LREM et les perdants pour le RN. Est-ce un phénomène nouveau ?
Thibault Muzergues : Il faut faire attention quand on parle de polarisation : à eux deux, les deux premiers partis (Rassemblement national et La République en Marche) font un peu moins de 50% - on a donc avant tout une atomisation du vote, avec effet de vote utile (pour ou contre Macron) qui permet à deux partis d’aspirer suffisamment de voix pour être vus comme les deux pôles d’attraction principaux des élections européennes. Ces deux pôles sont néanmoins plutôt faibles (moins de 25% chacun), ce qui forme des petits groupes nationaux au parlement européen. C’est d’ailleurs un phénomène que l’on retrouve d’ailleurs sur tout le continent : à l’exception notable de la Hongrie (qui est devenue un pays à parti quasi-unique) et la Pologne (ou la polarisation a vraiment joué, avec deux grands pôles d’attraction, l’un libéral et l’autre conservateur), aucun pays n’a fait sortir un parti à plus de 35% des voix.
Pire, dans les derniers grands pays où l’on considérait que les partis "grande-tente" étaient la norme, comme en Allemagne, en Espagne ou en Grande-Bretagne, ces grands partis font des scores historiquement bas, ce qui donne au final un parlement européen beaucoup plus hétérogène qu’auparavant, avec peu très peu de délégations au-dessus de 20 députés. Le fait que la coalition de gouvernement européenne devra se faire au moins avec trois partis (droite modérée du PPE, socialistes du PES, et libéraux d’ALDE) plutôt que deux auparavant, en dit long sur cet émiettement à l’échelle européenne.
On est dans une configuration où le morcellement coûte cher aux partis de gauche.
La "Quadrature des classes" que vous avez analysée existe-t-elle toujours ?
Bien sûr, même si elle est moins visible qu’en 2017 en France, où l’on voyait les quatre blocs (Classe créative pour Emmanuel Macron, Classe moyenne provinciale pour François Fillon, Nouvelle minorité pour Marine Le Pen et Millennials pour Jean-Luc Mélenchon) truster 85% des voix. Mais le fait qu’elles soient moins visibles à l’œil nu ne les rend pas inopérantes, bien au contraire. Le Rassemblement national continue de compter sur un électorat "nouvelle minorité" (composé de la Classe ouvrière blanche et d’une classe moyenne peu éduquée et paupérisée résidant dans les périphéries) extrêmement stable qui lui assure quasi automatiquement entre 20 et 25% des voix sur des élections nationales. De l’autre côté, Emmanuel Macron a réussi à mobiliser une grande partie de son électorat de Classe créative pour cette élection.
Mais En Marche a surtout su mobiliser une partie de l’électorat de la Classe moyenne provinciale qui a voté utile pour éviter qu’une liste du Rassemblement national arrive en tête (sans succès, il faut le rappeler), mais aussi par dépit envers les Républicains. A ce titre, les déclarations de François-Xavier Bellamy, au sujet de l’affaire Vincent Lambert semblent avoir fait des ravages dans la Classe moyenne, traditionnel soutien de la droite. C’est là où on retrouve un quiproquo coûte à nouveau cher à LR, qui a trop souvent assimilé le vote catholique conservateur à la classe moyenne provinciale. Or, celle-ci est principalement composée de baby-boomers qui se tournent peut-être vers le christianisme comme marqueur culturel, mais absolument pas (ou pour très peu de gens) comme source de valeurs. Pour cette classe vieillissante, la question de la vie, et surtout de la fin de vie, est extrêmement stressante, et le soutien affiché par la tête de liste LR aux pro-vie a semble-t-il couté très cher en fin de parcours, et ce alors que LR montrait au contraire des signes de redressement durant la campagne.
On a enfin les Millennials, qui ont éparpillé leurs voix dans les différents partis de gauche, mais dont on peut voir la "patte" pour expliquer le relatif succès des Verts. On voit là la conséquence des faux-pas de Jean-Luc Mélenchon cet automne et cet hiver. Ceux-ci lui ont couté le leadership des Millennials et de la gauche, laissant un paysage éparpillé, mais avec néanmoins qui n’est pas sans potentiel : si on additionne l’ensemble des voix des partis à la gauche d’En Marche (EELV, France insoumise, Parti socialiste et Génération.s), on arrive à plus de 25% des voix. On est donc dans une configuration où le morcellement coûte cher aux partis de gauche – une situation qui n’est pas forcément rédhibitoire cependant, car chaque scrutin est différent, et on peut imaginer qu’une élection présidentielle en 2022 puisse faire émerger (au moins temporairement) un nouveau champion unique pour les Millennials, avec des chances de passer au second tour. Le même argument est valable à droite, même si la question n’est pas tellement celle du morcellement, mais de la fuite des électeurs vers d’autres pôles par manque d’idées chez LR.
Le même phénomène se retrouve-t-il dans les autres pays ? On voit par exemple des classes favorisées voter pour Trump ou pour le Brexit ?
On retrouve les classes de la Quadrature à l’œuvre partout en Europe : la poussée des Verts en Allemagne, en Autriche et en Belgique est très liée à un électorat jeune, millennials. De même, la victoire de
Slovaquie progressiste ou les bons scores de l’Union pour Sauver la Roumanie ou encore de Momentum en Hongrie ont tout à voir avec la mobilisation des grandes villes (créatifs et millennial) pour ces partis. Par contre, on voit dans d’autre pays que des nouvelles coalitions se forment : c’est le cas en Espagne, où Pedro Sanchez a su faire revenir vers lui une partie des Millennials qui avaient déserté les socialistes du PSOE pour Podemos ; ou encore en France, où Emmanuel Macron a pu consolider son emprise sur une partie de l’électorat de Classe moyenne provinciale qui a été sensible à ses appels à l’ordre Républicain (un coup d’œil sur la carte électorale à Paris, et notamment le vote pro-Macron dans l’Ouest parisien est à ce titre très révélateur !).`
Il reste désormais à savoir quelle sera la coalition la plus efficace pour remporter le scrutin le 3 novembre.
Bref, dans tous les cas, on retrouve la recette de la "Quadrature des Classes" : pour exister politiquement, les acteurs politiques doivent devenir les porte-paroles uniques d’une des quatre classes (ce que la France insoumise n’a pas réussi pour cause de dispersion de son message, tandis que LR s’est trop concentré sur l’électorat catholique conservateur, laissant le gros de la Classe moyenne provinciale sans champion). Pour gagner, ils doivent ensuite s’allier à une autre classe pendant la campagne.On va retrouver ce phénomène aux États-Unis pendant les élections présidentielle de 2020 : la primaire démocrates sera clairement un combat entre l’aile gauche du parti (portée par les Millennials) et le centre de la Classe créative, puis les Démocrates devront raccommoder pour porter cette coalition face à Donald Trump, qui est bien placé pour à nouveau réunir les électorats classe moyenne et nouvelle minorité pendant la campagne. Il reste désormais à savoir quelle sera la coalition la plus efficace pour remporter le scrutin le 3 novembre prochain.