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Comment la déshumanisation et l’asservissement volontaire des femmes mènent à l’interdiction de l’avortement
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
La militante féministe Ana-Luana Stoicea-Deram revient sur les restrictions concernant l'avortement dans l'Alabama et en Géorgie, ainsi que sur la vision du corps de la femme défendu par le patriarcat.
Quand j’ai appris que l’Alabama et la Géorgie ont vraiment adopté les nouvelles loispour restreindre, voire rendre impossible l’avortement, j’ai été fortement secouée. Que l’une des plus vieilles démocraties puisse mettre en cause le droit des femmes de disposer de leur corps, et notamment, de leurs capacités reproductives, me semblait inconcevable.
AVORTEMENT ET RÉGIMES TOTALITAIRES
J’ai vécu jusqu’à mes vingt ans dans un régime totalitaire, qui interdisait l’avortement, à de très rares exceptions près. On estime à dix mille le nombre de femmes qui sont décédées en Roumanie pendant cette période (1967-1989), suite à des avortements provoqués, dont beaucoup n’ont pas été prises en charge par les médecins, par peur d’aller en prison s’ils intervenaient. Des dizaines de milliers d’autres femmes ont gardé à vie des séquelles physiques et psychologiques à la suite d’avortements clandestins. La grossesse était devenue une obsession des gouvernants. Obliger les femmes à poursuivre des grossesses non-désirées et qu’elles ne pouvaient souvent pas éviter, était un objectif politique justifiant le contrôle gynécologique régulier, de toutes les femmes, pour enregistrer toute grossesse dès son début.
Comment est-ce possible, dans une démocratie, de nier le droit des femmes à disposer de leur corps ?
Cela se passait dans un régime totalitaire, pour lequel l’être humain ne se justifiait que par la servitude et l’obéissance au parti. Un régime dans lequel le corps des femmes n’était qu’un outil pour assurer l’accomplissement des délires natalistes d’un dictateur qui, par ailleurs, affamait son peuple. La vie humaine ne comptait qu’additionnée à d’autres, pour faire nombre. Les femmes qui mourraient, parfois dans des conditions atroces, par manque de soins, n’intéressaient personne. Les enfants venus au monde dans de telles conditions, non plus. Mais cela se passait dans un régime totalitaire. Comment est-ce possible, dans une démocratie, de nier le droit des femmes à disposer de leur corps ? Comment peut-on, en démocratie, imposer à une femme contre son gré de porter une grossesse et de mettre au monde un enfant, y compris issu d’un viol ou d’inceste ? Qu’est-ce qui fait que l’on puisse traiter les femmes de la sorte ?
Deux processus, portés et légitimés politiquement, rendent possible cette mainmise sur les femmes. Il s’agit de la déshumanisation et de l’asservissement volontaire. La déshumanisation consiste à considérer les femmes tout d’abord comme des êtres humains de seconde catégorie. C’est ce qui rend possible d’argumenter que c’est au nom de la vie, et du respect de la vie, que l’on interdit l’avortement : la vie qui compte, la seule, est celle de l’enfant à naître. La vie de cet humain à venir prime sur celle de la femme enceinte – peut-être parce qu’il est la promesse d’un mâle ? –, et confirme ainsi l’existence de deux catégories de personnes : celle dont il faut se préoccuper, celle dont la vie compte (en l’occurrence, les enfants, dont certains seront des mâles) ; et celle qui n’a qu’une valeur d’usage, de véhicule pour faire advenir la première, à savoir la vie des femmes enceintes. Car si l’on prétend que c’est au nom du respect de la vie que l’on interdit l’avortement, de quel respect peut-on parler à l’égard des femmes enceintes obligées à porter des grossesses non-désirées, et à devenir mères contre leur volonté ?
Affirmer que la grossesse se résume à la gestation, nier la relation qui se tisse pendant la grossesse entre la mère et le fœtus, valoriser la dissociation que s’imposent les mères dites porteuses, c’est renforcer une représentation morcelée des femmes, et justifier les arguments réactionnaires selon lesquels, ce qui compte, c’est l’enfant.
C’est justement le manque de respect pour la vie des femmes qui deviennent ainsi mères, qui montre que ce sont des êtres humains de seconde catégorie. Ce n’est en rien grave de ne pas respecter leur désir (leur souffrance, leur tourment), ce n’est en rien grave de leur imposer de devenir mère, puisque leur vie n’a de valeur qu’en raison de cette capacité d’engendrement. Imposer la maternité à une femme à qui l’on interdit l’avortement n’est possible qu’en niant son humanité. Faire fi du lien charnel, indélébile et irréversible, qui la lie à jamais à l’enfant qu’elle met au monde – quelle que soit la suite qu’elle pourra ou non donner à cette relation –, c’est la preuve que les femmes ne sont pas considérées des humains comme les autres, mais d’abord des productrices d’enfants. Qu’un régime totalitaire les traite de la sorte, ce n’est pas étonnant. Qu’une démocratie le fasse, au vingt-et-unième siècle, après des combats ayant abouti à obtenir des droits en principe égaux pour les femmes et les hommes, c’est inquiétant.
Rien n’est gagné à jamais, quand il s’agit des droits des femmes. Rien n’est vraiment acquis, tout peut être perdu. Le retour de la démocratie à la dictature est raconté dans « La servante écarlate », le roman de Margaret Atwood. Mais ce n’est pas que dans une dystopie que les femmes voient leur droits disparaître. La réalité prend aujourd’hui les contours d’un cauchemar. Le simple fait, pour une femme, de pouvoir décider seule si elle souhaite poursuivre une grossesse ou non, lui est désormais refusé, dans l’une des plus grande démocraties au monde. Pourquoi ? Parce que l’embryon qu’elle porte a plus de valeur humaine que sa vie à elle. C’était là un argument soutenu par des forces politiques conservatrices, qui ont toujours campé sur ces positions. Mais aux forces et aux discours conservateurs s’opposaient des forces et des discours agissant pour l’émancipation et les droits des femmes.
LES FEMMES ET LE PATRIARCAT
Or, certains de ces derniers confondent délibérément désormais l’émancipation des femmes avec leur asservissement volontaire au marché de la reproduction humaine. En guise d’émancipation et libre disposition de soi, des discours néo-libéraux présentent comme un progrès la pratique de la maternité de substitution, en usant des mêmes représentations déshumanisantes et utilitaristes des femmes. L’asservissement volontaire des femmes à la fonction reproductive, martelé sans cesse désormais par tous ceux et aussi par toutes celles qui chantent les louanges des "femmes porteuses", des "gestatrices" et autres "tierces personnes", comme on désigne les mères porteuses, est nourri par une représentation fragmentée de l’être humain femme.
Or, c’est là le propre du patriarcat le plus réactionnaire, que de dissocier la personne, et plus particulièrement la femme. Les affirmations joyeuses de femmes mères porteuses disant d’elles-mêmes qu’elles sont des incubateurs ou des fours sont autant de reconnaissances d’asservissement volontaire à leur déshumanisation. Des livres qui présentent aux enfants la maternité de substitution désignent les femmes comme des "ventres" – en faisant ainsi l’éducation des petites filles, qui grandiront avec de telles représentations d’elles-mêmes et de celles qui les ont mises au monde. Affirmer que la grossesse se résume à la gestation, nier la relation qui se tisse pendant la grossesse entre la mère et le fœtus, valoriser la dissociation que s’imposent les mères dites porteuses, c’est renforcer une représentation morcelée des femmes, et justifier les arguments réactionnaires selon lesquels, ce qui compte, c’est l’enfant.
La vision de l’être humain femme des anti-IVG, une vision morcelée, déshumanisée, infériorisée, est aussi celle encensée par les néo-libéraux promoteurs de la "GPA", au nom du consentement des femmes à devenir des "incubateurs qui marchent et parlent", comme se décrit une mère porteuse américaine.
Aux États-Unis, certains États vont interdire l’avortement dès que les battements de cœur du fœtus sont perceptibles. Le battement de cœur, c’est aussi ce qui déclenche le paiement d’une première tranche de rémunération d’une mère "porteuse". C’est prévu par contrat. Comment soutenir qu’un battement de cœur est le signe de vie d’un enfant, dans une grossesse "GPA", et le nier, dans le cas d’une grossesse non désirée, pour laquelle la femme souhaite l’avortement ? Dans les maternités de substitution, dont on prétend qu’elles sont "éthiques" aux États-Unis, car légales, la condition de la femme mère porteuse est systématiquement mise en second plan dans les contrats, la seule chose qui compte – pour les commanditaires comme pour les entrepreneurs de santé, étant d’obtenir l’enfant. Par contrat, la vie de la mère (en cas de problème de santé) n’est maintenue que jusqu’à la naissance de l’enfant – ensuite, les commanditaires déclinent toute responsabilité. Ce qui compte, c’est l’enfant, à tout prix. En interdisant l’avortement, on nie aux femmes la possibilité de décider de leur avenir, voire de leur vie. Ce qui compte, c’est l’enfant.
La vision de l’être humain femme des anti-IVG, une vision morcelée, déshumanisée, infériorisée, est aussi celle encensée par les néo-libéraux promoteurs de la "GPA", au nom du consentement des femmes à devenir des "incubateurs qui marchent et parlent", comme se décrit une mère porteuse américaine. Inquiétante ressemblance avec la description que fait d’elle-même Defred : "Notre fonction est la reproduction ; nous ne sommes pas des concubines, des geishas ni des courtisanes. […] Nous sommes des utérus à deux pattes, un point c’est tout : vases sacrés, calices ambulants."