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L’histoire comme émancipation
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/histoire-emancipation/
L’enjeu de L’histoire comme émancipation (récemment publié aux éditions Agone), écrit par Laurence De Cock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau, est de redonner à l’histoire sa dimension critique dans tous les sens du terme mais aussi et peut-être surtout dans son acception politique. En interaction avec les mobilisations, les luttes contre toutes les dominations, jamais cantonnées à un cercle d’initiés, l’« histoire comme émancipation » « participe de la “conscientisation’’ » selon les termes de Paulo Freire, cité dans l’ouvrage. Elle implique une participation aux débats publics dont certaines modalités sont explicitées dans l’extrait qui suit.
Présentation du livre
Histrions de la cour des princes et éditorialistes de gouvernement clament que l’étude de l’histoire doit transmettre l’amour de la nation. Ils s’entendent sur tout pour fustiger les universitaires qui n’endossent pas cette mission. Mais si l’histoire ne doit pas, en effet, rester cantonnée dans les laboratoires et si les historiens doivent diffuser le fruit de leurs travaux, c’est parce qu’ils relèvent d’un service public. Et la recherche historique n’a jamais cessé d’être créative, inventive, parfois engagée. C’est en référence à cette tradition et ce potentiel que nous voulons réhabiliter le concept d’« émancipation ».
Il faut regagner du terrain sur celles et ceux qui confondent histoire et propagande haineuse, histoire et hagiographie. Il est temps de replacer l’histoire dans la lutte contre les dominations et de se débarrasser du fatalisme qui nourrit le conservatisme réactionnaire. Dans cette perspective, l’histoire a son rôle à jouer. Parce qu’elle fissure les noyaux de certitude, à gauche comme à droite. Parce qu’elle rappelle que l’émancipation se nourrit des actions solidaires des hommes et des femmes du passé.
Extrait
IV. Vigilance toute
En septembre 2018, Emmanuel Macron a confié à Stéphane Bern la mission de « sauver le patrimoine local en péril », livrant aux mains d’un animateur d’émissions de télévision, monarchiste proclamé, admirateur des châteaux et des grands monuments, la tâche d’identifier ce qui doit être restauré en priorité et, par conséquent, ce qui ne doit pas l’être.
Cette décision d’État est aussi symbolique : ce que la communauté des citoyens choisit habituellement de définir comme ce qui doit rester du passé, être protégé de la disparition et devenir un bien commun a été livré aux mains d’un homme que ses valeurs conduisent à favoriser les privilégiés et à creuser le processus de ségrégation sociale dont les traces patrimoniales du passé sont, hélas, le plus souvent les témoins. De plus, cette décision piétine le travail des agents publics du patrimoine, qui sont des spécialistes, sélectionnés par des concours publics et dont le travail s’appuie sur celui de la communauté scientifique.
De leur côté, les médias publics sont bien loin de remplir leur mission de vulgarisation de la connaissance historique. On peut même affirmer qu’ils mènent une stratégie suicidaire, offrant un quasi-monopole aux historiens de garde ou aux manipulateurs, dont les idéologies s’opposent à toute idée de service public […]
On ne peut pas laisser l’histoire être confisquée de la sorte. Il en va de la responsabilité des historiennes et historiens d’occuper l’espace public. Ce qui n’est pas sans poser des difficultés.
Occuper les débats publics
Forts de tous les éléments développés dans ce livre, nous avons tous trois fait le choix de ne pas délaisser l’espace public, et même d’y intervenir régulièrement. D’autres le font également. Cela ne va pas sans tiraillements et remises en cause, ni sans quelques ratés, dont nous essayons de tirer les leçons.
Il y a plusieurs façons d’intervenir médiatiquement. La première est de répondre à des sollicitations médiatiques qui peuvent prendre diverses formes. La plus problématique est la demande d’un « éclairage de l’actualité par le passé ». Presque toujours très pressés, les journalistes attendent des historiens un travail de « décryptage » dont ils ne garderont souvent qu’une ou deux citations de quelques phrases pour un entretien pouvant durer une heure. C’est encore pire à la télévision, où l’arsenal matériel mobilisé est totalement disproportionné pour une capture vidéo de quelques secondes, quelques images téléguidées (« Feuilletez ce livre, on va faire une prise de vue ») et un montage final sur lequel les interviewés n’ont aucune prise. Après plusieurs expériences pour le moins peu concluantes, nous avons choisi soit d’accepter, à condition de garder la maîtrise de nos citations dans la presse écrite, soit de refuser de nourrir ces opérations de com’ incompatibles avec toute analyse de fond.
On peut être sollicité par la presse écrite pour des entretiens longs. C’est sans doute la forme la plus pertinente, car elle laisse la possibilité de dérouler notre propos et constitue un exercice intéressant de vulgarisation qui oblige à reformuler nos arguments pour s’ajuster au lectorat et au format de chaque média.
Quant aux émissions spécialisées, télévision ou radio, dont les formats sont très variables, le temps d’intervention reste un problème majeur tant sont rares les lieux conçus pour laisser parler les invités. Il y a bien quelques exceptions, comme sur France Culture ou certaines WebTV spécialisées.
Reste enfin la fonction d’éditorialiste, permanent ou occasionnel, une position de plus en plus prisée par certains médias comme « 28 minutes » d’Arte et « Les informés » sur France Info, où l’invité doit commenter, en direct, avec sa casquette d’historien, tel ou tel événement d’actualité. Ce faisant, il est souvent transformé en une sorte d’expert « toutologue » convoqué pour la caution intellectuelle qu’il est supposé apporter à l’émission. Ce qui pose plusieurs problèmes. D’abord, l’actualité sur laquelle on demande à un historien ou une historienne de « donner son analyse » ne recoupe pas forcément ses objets de recherche. Ensuite, cette position dénature un métier en tous points opposé à la connaissance encyclopédique et érudite qu’on lui présuppose. Tout historien est spécialisé sur telle période ou tel objet précis, qui signent son identité professionnelle. Il y a donc beaucoup à perdre à accepter ces formes d’intervention. Enfin, invités comme historiens ou historiennes engagées, on se retrouve souvent à jouer les cautions de gauche dans des débats faussement contradictoires, le déséquilibre entre les positions présentées nous plaçant quasi systématiquement en minorité.
Pour autant, les arguments de celles et ceux qui acceptent de participer à ces émissions doivent être soupesés. En effet, une émission trouvera toujours quelqu’un à inviter dans son fichier d’« historiens » – où figurent d’ailleurs souvent beaucoup de non-historiens… Refuser, ce serait donc laisser la porte ouverte aux « bons clients » et autres, qui, sur le modèle de Michel Onfray, construisent leur carrière sur leur notoriété médiatique. L’affaire n’est pas toujours facile à trancher. C’est la raison pour laquelle, en ce qui concerne les grands médias, nous avons choisi de solliciter l’avis des collectifs auxquels nous appartenons – par exemple Aggiornamento, quand il s’agit de questions relatives à l’enseignement de l’histoire, comme lorsque Laurence De Cock est intervenue à « L’émission politique », en pleine campagne présidentielle, mais qui croisait une autre actualité de ce collectif : la réédition du Mythe national de Suzanne Citron.
Le refus de répondre aux invitations à intervenir dans les émissions grand public – ce qu’a fait, par exemple, Mathilde Larrère, sollicitée par Yann Moix pour participer, sur Paris Première, à un « Touche Pas à Mon Poste mais version intellectuelle »… – nous vaut bien sûr l’accusation de « mépris » de la « culture populaire ». C’est aller un peu vite en besogne et attribuer à un système médiatique (dont la critique n’est plus à faire) une exclusivité dangereuse pour la démocratie : il existe assez d’autres modalités d’intervention publique, qui donnent accès au plus grand nombre sans être forcé de servir de caution, voire de cache-misère intellectuelle – car, à tout dire, s’il y a mépris du populo, c’est bien dans le genre de distraction abrutissant qui sert aujourd’hui de norme aux grands médias.
Nos principales interventions reposent sur la maîtrise des canaux médiatiques et la recherche du maximum d’autonomie. Pour ce faire, nous privilégions des calibres d’émission que nous coconstruisons – comme avec « Les Détricoteuses » sur le site de Mediapart, ou la chronique historique que tient Mathilde Larrère pour celui d’Arrêt sur images. Ici et là, les historiennes prennent le temps d’analyser et « détricoter » tel ou tel thème à partir d’un fait d’actualité par elles choisi. Sur Mediapart, l’idée est à la fois – avec une invitée, femme toujours et historienne – d’apporter un éclairage historique, mais aussi de donner à voir l’amplitude de la recherche, notamment par les femmes. Quelques collègues s’essayent eux aussi à inventer des modalités d’intervention indépendantes pour s’adresser au plus grand nombre, comme le podcast « Paroles d’histoire » d’André Loez ou les chaînes YouTube que nous avons déjà évoquées.
Nous privilégions également les tribunes médiatiques, individuelles ou collectives, dans les médias dominants ou en utilisant nos propres outils, comme les blogs, carnets de recherche ou nos comptes Twitter et Facebook. Ainsi depuis 2014 Mathilde Larrère intervient sur Twitter par de longs fils (ou « thread », quand les tweets se répondent pour constituer un ensemble qui se tient). Elle y explique les événements dont c’est l’anniversaire ou rapporte les vies de celles et ceux qui sont nés, ou morts, ces jours-là ; il peut aussi s’agir de séries thématiques, notamment sur l’histoire des femmes, et en général sur des thèmes relevant de l’histoire populaire. Aussi ludique que paraisse le résultat, ce travail ne s’appuie pas moins sur de nombreuses lectures et un complément d’images d’archives. En outre, les contraintes de l’écriture Twitter – pour faire tenir une idée en 280 signes tout en adoptant un style vivant, gifs et émoticônes à l’appui – nécessitent un travail de synthèse des informations importantes et de choix des exemples adéquats […]
Tous ces dispositifs forment une constellation d’interventions qui permet de tenir une parole publique dissonante – dont il est toutefois difficile d’évaluer l’impact réel dans le cadre de la bataille culturelle.
Bien sûr, vulgariser reste un sport de combat dans lequel on prend des coups. Le monde académique a ses violences, symboliques, plus feutrées. On peut se faire retoquer un article « par une revue à comité de lecture ». Et il peut arriver qu’au cours d’un séminaire les échanges avec tel ou telle collègue soient un peu tendus sur l’usage d’une source. Mais ces accrochages n’ont rien de commun avec ce qui attend l’universitaire qui descend de sa tour d’ivoire pour entrer dans l’arène. On passe d’un « Vous avez insuffisamment mobilisé la série E des archives départementales » à un « C’est faux et idéologiquement orienté ». Qu’importe qu’on administre la preuve de nos propos, qu’on cite sources et ouvrages de référence : « Vous n’êtes pas une historienne mais une militante. » Sentence sans appel et souvent agressive […]
De nombreuses questions sont tenues pour acquises par l’ensemble de la profession historienne. Pourtant, elles peuvent en même temps faire débat ou même être très contestées en dehors de l’université, faute, probablement, d’avoir été correctement et suffisamment vulgarisées. C’est bien pourquoi il en va de la responsabilité des chercheurs de ne pas se détourner de ces enjeux. D’autant que, quand on touche à des questions comme migrations, esclavage, colonisation, éducation, femmes – c’est-à-dire celles qui relèvent justement des dominations sociales, raciales et de genre –, la réaction peut être extrêmement violente […].
Ces réflexions sur l’articulation entre histoire et médias ne sont pas nouvelles. Les valeurs dominantes et les préoccupations du monde médiatique sont radicalement étrangères à celles de la recherche historique : temps court, quête d’inédit, voire de scandale et lieux communs d’un côté ; et, de l’autre, temps long, travail sur les archives, et déconstruction des lieux communs. Ce qui n’est pas sans poser des problèmes, du moins à la recherche en sciences sociales – des problèmes que Pierre Bourdieu a qualifiés de production d’« hétérodoxie ». S’ils restent donc des vecteurs d’interventions publiques dont il est difficile de se passer complètement lorsqu’on veut agir sur le monde social, les médias doivent être complétés par des contacts directs dans le cadre associatif, militant ou syndical, en librairie ou en bibliothèque. Non seulement ces rencontres élargissent les publics, mais il n’y a rien de plus formateur, pour une réflexion sur l’utilité sociale de l’histoire, que les questions des non-spécialistes (politisés ou pas), qui nous poussent à sortir de nos implicites académiques, à préciser et compléter nos propos pour mieux les défendre, mais aussi revisiter nos analyses à l’aune du miroir qu’on nous renvoie.
[…] La critique de l’histoire engagée (ou militante, ou féministe, etc.) n’est jamais innocente. Après la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte de guerre froide, l’impératif de « neutralité » a été inventé par les tenants de l’histoire libérale comme une arme de guerre contre l’histoire marxiste. Autour de Raymond Aron, qui, par une traduction orientée des thèses du sociologue allemand Max Weber, réussit à imposer l’expression de « neutralité axiologique », les sociologues et historiens libéraux (c’est-à-dire anticommunistes) ont retiré aux sciences sociales toute fonction politique ou même critique. Subjectives, les sciences sociales politiques ou critiques seraient marquées au sceau de l’idéologie. Et les véritables sciences sociales, produites sans point de vue, seraient objectives.
Lorraine Daston et Peter Galison ont montré que cette conception d’une vérité scientifique dissociée de tout jugement subjectif s’était imposée au xixe siècle. Et même en physique, l’« objectivé de l’observateur » est depuis longtemps pour le moins mise en doute. Pourtant, la conception dite wébérienne de la « neutralité axiologique » s’est imposée en sciences sociales comme un dogme et dans la culture générale comme une idée reçue pour évaluer la fiabilité de toute connaissance. N’est-ce pas la « neutralité du point de vue » que défend la « politique de neutralité » de Wikipedia ?
Mais en quoi consiste, bien souvent, l’injonction à la neutralité historienne ? D’abord et avant tout à disqualifier tout engagement politique de gauche, progressiste ou émancipateur. Sous les attributs de la neutralité et de l’objectivé s’avancent le plus souvent l’ordre dominant et le conservatisme, qui règnent depuis les années 1990 sous la bannière néolibérale.
Pourquoi l’impératif de neutralité persiste-t-il autant dans l’Université, notamment au sein du corps si frileux de la profession historienne ? L’étude de la guerre d’Algérie donna pourtant une démonstration éloquente. Dès les années 1960, journalistes, géographes, juristes, politistes et sociologues (dont Pierre Bourdieu) ont dû faire le travail que les historiens s’étaient refusé à entreprendre, remontant le temps pour chercher les racines des conflits en cours. Pourtant, en France, les chercheurs ne risquent pas grand-chose à prendre publiquement position, en historiens.
L’ennemie de la critique historienne à l’Université est souvent l’autocensure. Mais le choix du silence relève moins d’une démarche intellectuelle que d’une posture académique, c’est-à-dire d’une stratégie de distinction vis-à-vis des militants, jugés trop bavards et réactifs à l’actualité. Il est vrai que ceux-ci ne sont pas toujours aidants. Tel porte-parole de la gauche radicale criant à la moindre occasion au retour des années 1930 ou refusant de voir dans la question de l’immigration autre chose qu’un continuum colonial est aussi relativiste que Zemmour, qui tient le travail de l’historien pour une opinion comme une autre – et considère qu’il a donc la sienne. Mais cette indifférence à la vérité historique, qui s’accompagne du mépris de l’histoire comme méthode, affaiblit notre lutte contre les périls politiques. La crédibilité de la démarche de l’historien engagé repose sur la transparence de l’administration de la preuve. Et tant pis si cette position dérange les philosophes qui veulent « penser sans entraves » tout autant qu’elle agace les militants et militantes qui, pressés d’en découdre avec la recherche, ne font pas de différence entre des résultats scientifiques et une estimation au doigt mouillé.