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Entretien: Kévin Victoire “Michéa, un socialiste proudhonien?”
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https://linactuelle.fr/index.php/2019/06/27/michea-kevin-victoire-socialisme-proudhon/
Jean-Claude Michéa a proposé ces dernières décennies une critique décisive du libéralisme. Il dénonce à la fois l’aspect économique et mercantile de cette idéologie, plutôt ancré « à droite », mais aussi sa dimension sociologique et individualiste, plutôt ancrée « à gauche ». Toute la difficulté est alors de savoir ce qu’on peut mettre à la place du libéralisme contemporain. Kévin Victoire, qui vient de publier Mystère Michéaaux éditions de l’Escargot, nous livre des éléments de réponse.
Thibault Isabel : Michéa plaide pour le vieux socialisme du XIXe siècle, qui faisait cohabiter le respect des libertés privées avec celui des libertés publiques et de l’action collective. Il s’oppose en cela à Marx, qui s’est inscrit en faux contre ce socialisme d’inspiration proudhonienne, pour lui préférer un système plus autoritaire, sinon éternellement dirigé par l’entremise de l’Etat (lors de la phase de dictature du prolétariat), du moins organisé par l’entremise de conseils collectivistes (lors de l’établissement final du communisme). Je suis moi aussi proudhonien plutôt que marxiste : toutefois, face à la globalisation du capitalisme, on se demande parfois s’il est encore raisonnable d’espérer une révolution profonde de nos modes de vie sur la seule base des actions locales, à l’abri de toute velléité autoritaire. Michéa lui-même propose-t-il une méthode d’action pour lutter contre le néolibéralisme ?
Kévin Victoire : Michéa ne propose aucune méthode d’action, mais évoque néanmoins quelques pistes. Il défend par exemple les monnaies de Gesell. Pour rappel, Silvio Gesell était un économiste argentin proudhonien, commissaire au peuple aux finances lors de l’éphémère République des conseils d’ouvriers bavarois (1919). Il en profite pour mettre en place son idée de monnaie socialiste, qu’il développe dans L’ordre économique naturel. Keynes « estimait que d’un point de vue strictement technique, le principe [d’une telle monnaie] était irréprochable et que l’avenir aurait sans doute beaucoup de choses à apprendre des idées de Silvio Gesell », comme le rappelle Paul Jorion. Il s’agit d’une monnaie fondante, c’est-à-dire qui a pour spécificité de perdre en valeur (ou de fondre) au cours du temps si elle n’est ni utilisée, ni épargnée dans une limite raisonnable.
Michéa estime que la décroissance est la meilleure manière de lutter contre le néolibéralisme.
Le philosophe pense également qu’il n’est pas non plus stupide d’« imaginer qu’une partie du revenu d’une société post-capitaliste soit versée en monnaie locale ». Il défend l’idée que le pouvoir d’achat de cette monnaie complémentaire « ne devrait théoriquement porter que sur un certain type de biens et de services produits localement et, dans l’idéal, selon certaines normes sociales, écologiques et politiques définies en commun et garanties par des structures démocratiques appropriées. » De manière plus générale, l’ex-Montpelliérain estime que la décroissance est la meilleure manière de lutter contre le néolibéralisme.
Pour le penseur, « une société digne de ce nom ne peut se fonder ni sur un pur contrat juridique établi « entre les individus indépendants par nature » (Marx) ni sur le supposé « penchant naturel des individus à trafiquer » (Adam Smith). » Voilà pourquoi il défend le « fait communautaire », entre personnes autonomes et interdépendantes partageant en commun des valeurs. Enfin, selon lui, il y a nécessité d’« articuler de façon « dialectique » […] le sens des appartenances communautaires, autrement des « identités », et celui de l’épanouissement individuel ». Mais il faut avouer que Michéa reste flou sur les solutions. Il se situe dans la grande tradition de la gauche « critique » (qui va de l’Ecole de Francfort à Christopher Lasch, en passant par Henri Lefebvre et Guy Debord) dont les écrits visent à comprendre les causes et racines de notre société.
Thibault Isabel : Quelle place Michéa accorde-t-il à la coopération internationale des peuples ? Son communalisme est-il compatible avec l’esprit fédéral ou repose-t-il à vos yeux d’abord sur le cadre national, voire uniquement sur les communes ou les régions ? Ces questions sont-elles seulement tranchées dans sa pensée ?
Kévin Victoire : Bien que critique de la mondialisation, Michéa reste internationaliste. Il refuse « la fétichisation du concept d’unité nationale (qui ne peut qu’entretenir l’illusion d’une collaboration « équitable » entre le travail et le capital) ». Pour lui, les prolétaires de deux pays différents ont plus d’intérêts communs qu’un prolétaire et un bourgeois d’une même nation. Un dogon du Mali aura toujours plus de chance de comprendre un berger mongol qu’un cadre du FMI, « dont le seul horizon culturel, c’est la croissance illimitée dans un monde sans frontières ». Comme le poète portugais Miguel Torga, Michéa pense que « l’universel, c’est le local moins les murs ». L’internationalisme doit conserver le local, mais abattre les murs.
Le philosophe adhère aussi au fédéralisme proudhonien. Son idéal prend « sa source première dans l’autonomie communale et le droit corrélatif des individus à exercer un contrôle direct sur leurs conditions d’existence immédiates. Pour se déployer ensuite – selon la célèbre formule de Proudhon reprise par Bakounine – de “bas en haut et de la circonférence au centre” (Proudhon ne souscrivait donc pas au mythe d’une société purement “horizontale”). »
Thibault Isabel : Faire revivre le socialisme du XIXe siècle impliquerait de réhabiliter la fibre collective de nos existences. Or, nous sommes tous habitués à des modes de vie profondément individuels, centrés sur la consommation. Avant de pouvoir envisager une révolution politique quelconque, ne faudrait-il pas d’abord voir survenir une révolution culturelle, sinon anthropologique ?
Kévin Victoire : Bien sûr. Le libéralisme est avant tout une révolution anthropologique, accentuée par la société de consommation. Pasolini, dont Michéa est un grand lecteur, estime que les classes populaires ont été « atteintes dans le fond de leur âme, dans leurs façons d’être » et que l’âme du peuple a non seulement été « égratignée, mais encore lacérée, violée, souillée à jamais ». Voilà pourquoi il voyait dans la société de consommation un totalitarisme plus puissant que le fascisme. La révolution culturelle socialiste ne sera évidemment pas simple à mettre en œuvre. Chaque jour qui passe renforce l’adhésion des personnes à ce système, la société du spectacle et le numérique jouent de ce point de vue un rôle essentiel. Une bataille culturelle est donc indispensable, mais celle-ci doit commencer à l’usine, dans les entreprises et dans les quartiers populaires, et non pas dans le ciel des idées.
Thibault Isabel : Dans l’actualité politique française, européenne et internationale, voyez-vous les signes d’un sursaut « michéiste » en voie de gestation ? Y a-t-il des mouvements politiques dans lesquels Michéa pourrait se reconnaître, au moins partiellement ? Michéa a d’ailleurs apporté son soutien au mouvement des Gilets Jaunes. Le tumulte de l’année 2018-2019 répond-il pourtant pleinement à ses ambitions sociales, et peut-il déboucher sur une rénovation interne du socialisme ?
Kévin Victoire : D’un point de vue intellectuel, plusieurs courants sont proches de la pensée de Michéa : La Revue du Mauss, les éditions de L’échappée, la revue libertaire A Contretemps ou le journal La Décroissance. Politiquement, il n’existe néanmoins aucun parti au mouvement qui s’en rapproche. Cela n’a pas empêché le philosophe d’apprécier la campagne de Jean-Luc Mélenchon de 2017 ou de placer des espoirs en Ruffin. Au niveau international, Michéa a apprécié la stratégie de Podemos et sa main tendue à destination des classes populaires, de gauche, de droite ou dépolitisées. Il réprouve par contre leur programme progressiste et réformiste. En ce qui concerne les Gilets Jaunes, Michéa perçoit d’un bon œil l’auto-organisation des classes populaires, à l’ombre des partis et des mouvements traditionnels. Si celle-ci n’attaque pour le moment pas de plein fouet le capitalisme, nous pouvons penser qu’elle le fera à terme, à mesure que le peuple se repolitisera et prendra conscience des causes de son oppression.
Thibault Isabel : Michéa plaide pour un socialisme populaire qu’il n’hésite pas, dans le sillage de Lasch, là encore, à qualifier de « populiste ». On voit bien néanmoins que le populisme actuel s’inscrit surtout dans une perspective identitaire et nationaliste plus que solidariste et communaliste. Macron lui-même oppose allègrement les progressistes libéraux aux populistes identitaires, comme s’il n’y avait pas d’autre alternative. Pourra-t-on sortir un jour de ce clivagebinaire, qui vient se substituer à la binarité du clivage droite-gauche tel que nous l’avons connu pendant des décennies ? Une troisième voie aura-t-elle bientôt l’opportunité de s’imposer ?
Kévin Victoire : Effectivement les idées de Lasch ou de Michéa représentent une troisième voie. Pour rappel, le philosophe estime que le clivage déterminant au XIXe siècle se situe entre les « Rouges » (prolétaires socialistes), les « Bleus » (libéraux républicain et bourgeois) et enfin les « Blancs » (artistocrates réactionnaires). Il s’agissait donc d’un jeu à trois. Finalement Michéa plaide pour une réactualisation de ce clivage.
Dany-Robert Dufour tente de redéfinir les clivages philosophiques de la société postmoderne. Il explique qu’« il n’y a pas deux positions principales, mais trois : “postmoderne-néoréactionnaire-néorésistant” ».
Il n’est pas le seul en France. Par exemple, dans L’individu qui vient… après le libéralisme, le philosophe Dany-Robert Dufour tente de redéfinir les clivages philosophiques de la société postmoderne. Il explique qu’« il n’y a pas deux positions principales, mais trois : “postmoderne-néoréactionnaire-néorésistant” ». Mais ce qui existe déjà d’un point de vue intellectuel peine à émerger politiquement – même si, en 2017, la France insoumise en avait jeté les bases, avant de les détruire. C’est pourtant de plus en plus urgent, si nous ne voulons pas que l’identitarisme, le nationalisme et le ressentiment l’emportent définitivement sur l’émancipation.
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