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Gérard Noiriel, historien en gilet jaune
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.zones-subversives.com/2019/05/gerard-noiriel-historien-en-gilet-jaune.html
Pour comprendre le mouvement des Gilets jaunes, un regard historique peut permettre des éclairage. Cette révolte récente s'inscrit dans une longue histoire de luttes sociales. Il semble important de comprendre les éléments qui traversent les temps mais aussi les nouveautés de ce mouvement social.
A ses débuts, la révolte des Gilets jaunes est soutenue par tous les courants politiques, de l’extrême droite aux anarchistes. Des intellectuels soutiennent également ce mouvement, de l’essayiste Alain Finkielkraut au romancier Edouard Louis. Cette protestation contre une taxe sur le carburant débouche vers un blocage de ronds-points à partir du 17 novembre 2018, puis vers des manifestations le samedi. Cette révolte spontanée fait l’objet de nombreux débats intellectuels. La droite identitaire et la gauche libérale décrivent un mouvement poujadiste composé des « petits blancs » de la France rurale. La gauche populiste se réjouit de retrouver le peuple qui n’adhère pas à son discours abstrait contre la finance et le néolibéralisme.
L’historien Gérard Noiriel propose un regard moins caricatural. Il observe un combat des classes populaires pour l’amélioration de leur condition. Mais il se refuse d’idéaliser le « bon peuple ». Des propos racistes et misogynes s’observent dans toutes les grandes révoltes populaires. Des grévistes du mouvement de 1936 se sont ensuite tournés vers le fascisme de Jacques Doriot. L’empathie de l’historien pour le mouvement ne l’empêche pas d’exercer son regard critique. Il éclaire cette révolte à travers son recul historique et sa connaissance des classes populaires. Il a récemment publié une Histoire populaire de la France et développe une analyse socio-historique des Gilets jaunes. Ce mouvement manifeste un retour de la question sociale, effacée par les discours des intellectuels autour de la question identitaire. Le journaliste Nicolas Truong propose un entretien avec Gérard Noiriel das le livre Les Gilets jaunes à la lumière de l’histoire.
Révolte sociale spontanée
La révolte des Gilets jaunes se propage sur tout le territoire national, y compris à La Réunion, mais avec des effectifs relativement faibles. Ce mouvement s’appuie surles réseaux sociaux mais aussi sur un traitement médiatique plutôt favorable au début. Les mouvements sociaux ne sont plus portés par la propagande des partis et des syndicats mais se déclenchent par rapport à une conjoncture et à une actualité précise.
L’appel du 17 novembre est soutenu par le journaliste de droite Eric Brunet. Il est également relayé par des petits patrons. La CGT et la gauche dénoncent cet appel. Mais la protestation contre les taxes devient une contestation plus large des inégalités sociales. « L’irruption brutale de ce mouvement social a libéré une parole populaire que l’on n’entendait plus depuis plusieurs décennies », observe Gérard Noiriel. Ce sont alors les problèmes concrets des classes populaires qui resurgissent. La précarité et la misère ont été enfouies par les débats identitaires qui intéressent beaucoup plus la bourgeoisie. « Des hommes et des femmes de toutes origines et d’opinions diverses ont pu alors se retrouver dans un combat commun centré sur des questions économiques », souligne Gérard Noiriel.
Le chômage et la précarité affaiblissent les revenus des classes populaires. La stagnation du SMIC et la politique fiscale renforcent les inégalités sociales. Ensuite, le mouvement construit sa dynamique propre pour recréer de la solidarité de classe. « Comme cela avait été le cas dans les grands mouvements sociaux du passé (révolution de 1848, Front populaire, Mai 68), la dynamique de la lutte favorise la fraternité, renforce les liens entre des personnes qui ne se fréquentaient pas auparavant », décrit Gérard Noiriel. Le refus de la nouvelle taxe révèle un malaise général. Ensuite, les Gilets jaunes dénoncent le mépris des puissants. La lutte permet de relever la tête pour permettre de retrouver sa dignité face à la morgue du pouvoir.
De nombreuses révoltes historiques se déclenchent par surprise. Mais le mouvement des Gilets jaunes ne débouche vers aucune prise de parole publique structurée. L’absence de porte-parole et de bureaucrates syndicaux permet aux intellectuels de faire rentrer ce mouvement dans leur propre grille idéologie. « On constate souvent, dans l’histoire, que ce sont finalement les élites qui fixent le sens d’une lutte populaire et ce qui en restera dans la mémoire collective », pointe Gérard Noiriel.
Les classes populaires restent traversées par des clivages sociaux. La paysannerie et les petits propriétaires s’opposent au monde ouvrier. Les conquêtes sociales profitent surtout aux salariés. Au contraire, le régime de Vichy est soutenu par une partie des petits patrons. La période des Trente glorieuses permet un développement du salariat et un effondrement de la paysannerie. Néanmoins, le prolétariat reste morcelé. Les chômeurs, les retraités, les auto-entrepreneurs sont exclus du monde du salariat. Cette fraction des classes populaires reste à l’initiative du mouvement des Gilets jaunes. Ce ne sont plus les entreprises mais les ronds-points qui sont occupés. La suppression des taxes remplace les revendications salariales. Les élus et les politiciens sont davantage critiqués que les patrons.
Le mouvement des Gilets jaunes reste traversé par des discours racistes. Néanmoins, ces propos restent marginaux. Surtout, la question de l’immigration n’est pas la priorité des personnes qui participent à ce mouvement. Néanmoins, le déclin du mouvement ouvrier rend les classes populaires plus perméables aux discours xénophobes. Les explications sociales des problèmes ne sont plus évidentes. Les porte-paroles autoproclamés contribuent à diffuser des discours racistes et complotistes.
Critique de la représentation
Le mouvement des Gilets jaunes remet en cause la démocratie représentative. Les réseaux sociaux et l’élévation du niveau scolaire favorisent la prise de parole. Les personnes révoltées peuvent s’exprimer directement par elles-mêmes, sans passer par des représentants. Ensuite, le parlement est composé d’une haute-bourgeoisie qui défend la même politique.
« La stratégie d’Emmanuel Macron visant à s’appuyer sur le petit milieu des cadres supérieurs pour imposer à tous les Français sa potion libérale a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase », observe Gérard Noiriel. Le président incarne la classe dirigeante et son mépris pour les classes populaires. Ensuite, Emmanuel Macron s’appuie sur le discrédit des partis et du système représentatif pour accéder au pouvoir. Il contourne les syndicats et les « corps intermédiaires ». Son programme politique va jusqu’à nier l’existence des classes populaires, jamais mentionnées. « La vision du monde exprimée dans son programme illustre un ethnocentrisme de classe moyenne supérieure qui frise parfois la naïveté », ironise Gérard Noiriel. Le gouvernement supprime l’ISF et aggrave la taxation des plus modestes.
Le mouvement des Gilets jaunes révèle également l’effondrement des intellectuels qui prétendent dire la vérité au pouvoir au nom des opprimés. De Jean-Paul Sartre àPierre Bourdieu, il existe une longue tradition française des intellectuels engagés. Pourtant aucune voix ne vient soutenir le mouvement des Gilets jaunes. La figure de l’intellectuel semble également rejetée. Chaque personne peut s’exprimer sur les réseaux sociaux. « Vu le niveau de ceux qui sont présentés comme des "intellectuels" à la télévision, on ne peut guère reprocher aux citoyens ordinaires de cultiver cette ambition », raille Gérard Noiriel.
L’historien se présente comme un intellectuel spécifique qui intervient pour transmettre les connaissances issues de ses recherches, indépendamment de tout jugement de valeur. Mais les réseaux sociaux reposent surtout sur les polémiques et sur la subjectivité. Ensuite, les débats qui agitent le petit milieu intellectuel ne préoccupent pas les classes populaires. Les intellectuels ne sont plus des figures influentes et semblent déconnectés de la réalité sociale.
Les Gilets jaunes se moulent dans le langage des technocrates. Leur revendication du RIC relève de la gestion institutionnelle d’un peuple supposé homogène. Les conflits et clivages sociaux sont éludés. « Un référendum est une pratique institutionnelle qui fait la part belle aux bureaucrates (qui doivent l’organiser) et aux politiciens rompus à ce type d’exercice », analyse Gérard Noiriel. Cette revendication du RIC permet de maintenir l’unité du mouvement et d’éluder les clivages qui opposent les employés et ouvriers aux patrons.
Violences
La violence du mouvement des Gilets jaunes doit être replacée dans une perspective historique. La population française ne connait pas de guerre dans l’hexagone et le nombre de meurtres ne cesse de diminuer. Le sociologue Norbert Elias observe un processus de « pacification des mœurs ». La violence devient d’autant plus choquante et intolérable qu’elle disparaît dans les relations sociales. Les médias évoquent un « carnage » pour quelques vitrines brisées.
La police cherche à éviter de tuer des manifestants. De la Commune de 1871 au massacre de Fourmies en 1891, les révoltes ouvrières ont été écrasées dans des bains de sang. Au début du XXe siècle, des grévistes sont encore tués. Mais la III e République et le suffrage universel contribuent à réduire la violence des conflits sociaux. Néanmoins, le 17 octobre 1961, plusieurs dizaines de travailleurs algériens sont tués. En 1986, la mort de Malik Oussekine marque un tournant. Ce jeune homme tué dans une manifestation provoque une importante émotion. Dès lors, les forces de l’ordre évitent de se placer en contact direct avec les manifestants.
Avec le mouvement des Gilets jaunes, la police n’hésite plus à attaquer les cortèges. La manifestation devient codifiée et encadrée au XXe siècle. Les syndicats organisent des défilés pacifiques pour donner une bonne image dans l’opinion. Ils disposent leur service d’ordre pour éviter les débordements. Le parcours est même négocié avec les forces de l’ordre. Les Gilets jaunes sortent de ce cadre balisé. « Pas de cortège, pas de service d’ordre, pas de pancartes, mais de multiples slogans inscrits au dos de leur gilet », décrit Gérard Noiriel.
La répression policière s’accentue au début du mois de décembre 2018. Les policiers utilisent des fusils à balle de caoutchouc (les LBD 40) et des grenades explosives. La répression policière n’a fait qu’un mort, mais le nombre de blessés reste très important. « Beaucoup de manifestants ont eu des mains arrachées, des membres mutilés, d’autres ont perdu un œil. Le bilan est donc plus sombre qu’en 1968, alors qu’à l’époque, l’armement des manifestants était bien plus élevé, et le niveau de protection des policiers, plus faible », observe Gérard Noiriel.
La violence des manifestations est loin d’être extraordinaire. Les vitrines de luxe des magasins sont attaquées pour dénoncer une société inégalitaire. L’attaque de l’Arc de triomphe a été dénoncée. C’est pourtant un monument à la gloire de l’Empire de Napoléon Ier. Les Communards ont d’ailleurs détruit la colonne Vendôme, autre symbole impérial. Les guerres napoléoniennes ont causé la mort de plus d’un million de français.
En 1979, la révolte des sidérurgistes de Logwy sort également du cadre syndicaliste traditionnel. La grève ne suffit plus pour empêcher la fermeture des usines. Les affrontements avec les CRS et les occupations ponctuent le mouvement. Une radio pirate, Radio Lorraine Cœur d’Acier, est mise en place par la CGT locale. « Je pense que ces événements ont marqué le début des transformations dans les modes d’action des classes populaires qui tendent à se généraliser aujourd’hui », observe Gérard Noiriel.
Le mouvement des Gilets jaunes parvient à faire reculer le gouvernement. Mais son impact sur l’économie n’atteint pas celui des grandes vagues de grève historiques. « En 1936 et en 1968, le patronat et le gouvernement avaient cédé parce que les grèves avaient paralysé pendant plusieurs semaines toute l’économie du pays. Le mouvement des Gilets jaunes n’a pas eu les mêmes effets, loin de là », analyse Gérard Noiriel. Néanmoins, les manifestations perturbent le commerce des beaux quartiers. L’image des Champ Elysées en feu écorne la propagande de l’industrie touristique.
Histoire et révoltes sociales
Gérard Noiriel propose un regard empathique sur ce mouvement des Gilets jaunes. Il fait partie des rares intellectuels à prendre rapidement position en faveur de ce mouvement. L’historien tient à se démarquer du buzz médiatique et du bruit de fond des éditorialistes. Il propose des analyses qui s’appuient sur un recul historique pour sortir de l’immédiateté, du sensationnalisme et du spectacle médiatique.
Mais les analyses de Gérard Noiriel restent parfois corsetées dans le cadre d’analyse de la vielle gauche. Il utilise le terme de « classes populaires », certes bien pratique. Néanmoins, cette expression n’échappe pas à la confusion. Les classes populaires s’apparentent au peuple et à la notion fourre-tout de « populaire ». Gérard Noiriel précise qu’il englobe dans les classes populaires les salariés mais aussi les petits patrons. Cette approche peut éclairer les révoltes historiques de paysans petits propriétaires. Mais elle ne permet pas de comprendre la société actuelle.
Certes le terme de salarié ou de travailleur exclu les chômeurs, les précaires et les retraités. Ensuite, le salariat comprend également une classe dirigeante composée de cadres. Le terme d’exploités semble préférable. Il permet d’englober toutes les personnes dépossédés de leur existence et qui doivent subir la subordination à un patron ou à une entreprise. Ces débats sémantiques ne sont pas anodins quand la gauche populiste veut courtiser les petits patrons qui imposent des conditions de travail difficiles à leurs salariés.
Gérard Noiriel insiste sur la dimension sociale des révoltes. Il ne cesse de rappeler que les grands mouvements de contestation restent liés à la question sociale. On sent l’historien méfiant des thématiques identitaires à la mode. Il s’oppose au morcellement et à la spécialisation des subaltern studies et au morcellement postmoderne. Il a effectivement raison d’insister sur la question sociale qui traverse toutes les oppressions. Mais il semble tordre le bâton dans l’autre sens. Gérard Noiriel valorise un discours républicain qui vise à intégrer et à homogénéiser les diverses minorités. Les immigrés doivent se fondre dans le modèle intégrateur de la République éternelle. La ligne de crête entre le délire identitaire et l’universalisme républicain devient étroite.
Gérard Noiriel conserve également un côté vieille gauche dans sa défense désuète de la représentation ouvrière. On sent poindre une nostalgie pour les vieux appareils qui mobilisent et encadrent les classes populaires. La CGT et le Parti communiste ont joué ce rôle de représentants et de porte-parole. Le mouvement ouvrier a effectivement permis de structurer les classes populaires autour d’un discours clair de lutte des classes. Mais Gérard Noiriel ne prend pas en compte les critiques libertaires de la délégation et de la bureaucratie. Les porte-paroles n’échappent pas à la prise de pouvoir par une minorité. Ce qui reste une des raisons historiques majeures de l’échec des révoltes sociales. Les mouvements sauvages, spontanés et incontrôlables sont préférables à une centralisation rassurante mais surtout étouffante.
Gérard Noiriel ne prend pas en compte la critique des avant-gardes intellectuelles et politiques. Il semble là aussi nostalgique de la vieille gauche. L’historien aimerait reprendre le flambeau de l’intellectuel de gauche. La connaissance historique permet effectivement d’embrasser un savoir large et englobant. Gérard Noiriel valorise également l’éducation populaire pour diffuser ses connaissances. Mais cette posture du maître et de l’éducateur reproduit les vieilles hiérarchies entre ceux qui sont censés savoir et ceux qui sont censés être dans l’ignorance. Cette posture s’oppose à une démarche égalitaire qui consiste à discuter et à débattre sans position hiérarchique ou surplombante.
Malgré ces limites, Gérard Noiriel montre que la plupart des grandes révoltes sociales éclatent dans la spontanéité. Ce ne sont pas les partis et les syndicats qui déclenchent les mouvements sociaux d’ampleur. L’histoire des appareils politiques de gauche reste relativement récente. C’est à partir du XXe siècle que se développent de véritables bureaucraties. Le mouvement des Gilets jaunes peut même s’inscrire dans la longue filiation des luttes autonomes, qui échappent au contrôle des partis et des syndicats.
Source : Gérard Noiriel, Les Gilets jaunes à la lumière de l’histoire, Le Monde / Éditions de l’Aube, 2019
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